Sur la science/11/04

Gallimard (p. 275-281).


DU FONDEMENT
D’UNE SCIENCE NOUVELLE


La limite est la loi du monde manifesté. Dieu seul (ou quelque nom qu’on veuille employer) est sans limites. (Sous un autre aspect, la relation est la loi du monde manifesté, Dieu seul est sans relation.) L’homme qui est du monde et tient de Dieu, met l’illimité et l’absolu dans le monde, où ils sont erreur ; cette erreur est souffrance et péché, et les êtres, même les plus ignorants, sont déchirés par cette contradiction. Le désir est illimité dans son objet, et limité en son principe, ainsi que toute activité procédant du désir, par la fatigue qui le condamne à mort d’avance. La terreur met un absolu dans quelque chose d’extérieur et porte un être humain à nier sa propre existence (nihil sum, perii, disent les esclaves de Plaute). La délivrance est de lire la limite et la relation dans toutes les apparences sensibles, sans exception, aussi clairement et immédiatement qu’un sens dans un texte imprimé. La signification d’une science véritable est de constituer une préparation à la délivrance.

L’équilibre, en tant que l’équilibre définit des limites, est la notion essentielle de la science ; par cette notion tout changement, donc tout phénomène, est considéré comme une rupture d’équilibre, lié à tous les autres changements par la compensation des ruptures d’équilibre successives, compensation qui fait de tous les déséquilibres une image de l’équilibre, de tous les changements une image de l’immobilité, du temps une image de l’éternité.

L’injustice dans un homme étant la méconnaissance des limites, ces ruptures d’équilibre qui se succèdent et se compensent constituent l’image d’une succession d’injustices et d’expiations elles-mêmes injustes qui se compensent par un balancement indéfini ; ce qu’exprime la formule d’Anaximandre : « c’est à partir de cela que se fait la production des choses, et leur destruction est un retour à cela, conforme à la nécessité ; car les choses subissent un châtiment et une expiation les unes de la part des autres à cause de leurs injustices selon l’ordre du temps ».

Pour apercevoir une image de l’équilibre dans la succession indéfinie des ruptures d’équilibre, il faudrait embrasser la totalité de l’univers et du temps, ce qui n’est pas donné à l’homme dont la pensée en tant qu’elle se rapporte à des objets est limitée.

L’homme serait incapable de penser concrètement l’équilibre et par suite la limite et par suite l’illimité, et par suite d’une manière générale de penser s’il ne lui était donné des images de l’équilibre à son échelle. Cela est non une nécessité, mais une grâce ; une grâce qui se confond avec celle par laquelle l’homme existe.

À son échelle s’entend en deux sens. Non plus grand que ce qu’il peut embrasser, non plus petit que ce qu’il peut discerner. Si, par l’accumulation des faits d’expérience et la perfection croissante des instruments quant à la distance et quant à la petitesse, il sort de ce qui est naturellement son échelle, il peut fort bien tomber dans une complication de faits où il ne puisse discerner aucune nécessité, parce qu’il faudrait pour discerner une nécessité ou embrasser moins ou embrasser beaucoup plus, Or il ne peut embrasser beaucoup plus, d’abord parce que la technique, bien que susceptible de progrès, ne peut pas atteindre n’importe quel degré de puissance, puis parce que les limites de sa capacité mentale restent les mêmes alors que la technique progresse et que les faits s’accumulent. Il faut qu’il se contente d’embrasser moins.

Plus généralement, alors que l’homme, quelque usage qu’il fasse de l’algèbre et des instruments, ne peut jamais se passer pour la science de son intelligence et de son corps, choses limitées et dont les limites ne changent pas au cours des siècles, il est absurde de croire la science susceptible de progrès illimité. Elle est limitée, comme toutes choses humaines, hors ce qui, dans l’homme, s’assimile à Dieu ; et il est bon qu’elle soit limitée, car elle est, non une fin à laquelle beaucoup d’hommes devraient se donner, mais un moyen pour chaque homme. Le temps est venu de chercher non à l’étendre, mais à la penser.

On peut nommer microcosmes ou vases clos, ces portions d’univers, limitées dans l’espace et le temps, où, à quelque chose près — ici s’introduit la notion capitale de la physique, celle de négligeable — il est possible de trouver une image de l’équilibre. Puisqu’on y néglige quelque chose — et ce quelque chose n’est jamais un infiniment petit, mais est de la dimension de l’univers, car c’est avant tout la présence de tout l’univers autour — ce ne sont pas des choses qui existent, mais des abstractions, plus réelles pourtant que les apparences sensibles qui nous sont données. La plus simple, le symbole de toutes les autres est la balance, qui de ce fait peut être prise comme symbole à la fois de la connaissance du monde et de la justice.

Quelque partie, quelque aspect de la nature ou de la vie humaine qu’on étudie, on a compris quelque chose quand on a défini un équilibre, des limites par rapport à cet équilibre, des rapports de compensation liant les ruptures d’équilibre successives. Il en est ainsi aussi pour l’étude de la vie sociale ou de l’âme humaine, études qui par là seulement sont des sciences.

Des ruptures d’équilibre qui se compensent constituent quelque chose comme des transformations cycliques ; des rapports fixes, dérivés de l’équilibre à l’égard duquel ces ruptures sont définies, dominent ces successions et ces compensations ; ainsi les notions mathématiques assez récentes de groupe et d’invariant sont, avec celle d’ensemble, le centre même de la science. Ces trois notions, si on en fait bon usage, sont partout applicables.

Par la limitation même de l’esprit humain, la science se divise en domaines. Un corps humain est de la matière pesante, de la matière éclairée opaque à la lumière, de la matière vivante, de la matière jointe par un lien mystérieux à une pensée, et ainsi participe à différents équilibres. La division en domaines est, dans une certaine mesure, donnée à l’homme. La pensée individuelle, la vie sociale, la matière vivante animale et végétale, la matière non vivante, ce sont des divisions qu’il ne dépend de personne d’abolir. Dans la matière non vivante, les astres sont séparés de tout le reste ; dans la nature qui nous entoure, les sens qui nous sont donnés imposent les premières divisions, et si une étude plus poussée en fait apparaître d’autres, jamais les divisions de la physique en branches séparées ne perdent tout rapport avec les sens humains. La délimitation d’un domaine et la définition d’un équilibre sont réciproquement conditions l’une de l’autre, ce qui fait de l’élaboration de la science un travail analogue à celui de l’artiste.

La limite, qui implique la notion d’équilibre, est la première loi du monde manifesté ; la hiérarchie est la seconde. La notion de valeur est inséparable de la pensée humaine, et n’a pas à être jugée, car elle se pose elle-même ; on peut seulement examiner si, et à quoi, elle s’applique. Les jugements de valeur sont toujours intuitifs et n’admettent pas de preuve ; la raison discursive n’intervient que pour les définir et les mettre en ordre de manière qu’aucune contradiction n’empêche qu’ils se rapportent tous à une seule et même valeur. La connaissance de notre imperfection en tant qu’êtres pensants est la connaissance la plus immédiate ; elle est commune à tous les hommes et continuellement présente, sinon peut-être dans le sommeil et le rêve ; elle est inséparable de la conscience, même en ses degrés inférieurs, et de l’effort ; elle implique un rapport à une perfection, une valeur suprême qui par suite apparaît à l’homme négativement et par rapport à la pensée. Par là, la pensée humaine participe à la valeur, et les conditions de la pensée y participent aussi en tant que telles. On peut à cet égard les classer selon une hiérarchie. Parmi les formes de la matière, la matière vivante organisée de manière à constituer un corps humain, la matière vivante animale, la matière vivante végétale, l’énergie rayonnante comme condition des transformations chimiques qui font surgir la matière vivante, l’énergie mécanique, l’énergie calorifique se trouvent rangées dans cette énumération selon une hiérarchie. L’homme peut et doit concevoir la possibilité de hiérarchies de valeur non relatives à la pensée humaine, mais il ne peut pas concevoir ces hiérarchies.

Toutes les choses faites de matière se transforment continuellement les unes dans les autres, et l’équilibre consiste en ce que les transformations qui s’opèrent dans tel sens sont compensées par celles qui s’opèrent en sens contraire. Il y aurait une infinité de manières de classer les sens des transformations, mais si on les rapporte à une hiérarchie de valeur il en apparaît trois espèces, celles qui se font de l’inférieur au supérieur, celles qui se font du supérieur à l’inférieur, celles qui se font sans changement de niveau. Cette classification vaut pour tous les changements d’ailleurs et non pas seulement pour la matière. On peut faire correspondre par abstraction aux changements ainsi répartis trois tendances ; ce sont les gunas de l’Inde, de même que la notion hindoue du dharma n’est pas autre chose que la notion d’équilibre. On peut dire que tout phénomène tend à la fois à s’étendre, à se dégrader, à s’élever. Le difficile est de définir ces termes par rapport aux différentes espèces de phénomènes.

Aux deux premières tendances correspondent, en ce qui concerne la matière non vivante, les deux principes qui dominent la science du xixe siècle et encore celle d’aujourd’hui, la conservation et la dégradation de l’énergie. Jusqu’ici, la science n’a pas formulé un troisième principe, mais il est clair qu’il en faut un troisième qui balance la dégradation de l’énergie, car autrement l’entropie maximum serait déjà atteinte partout et tout serait immobile et mort. D’autre part, la transformation de la matière non organique en matière organique est le contraire d’une dégradation, et cette transformation s’accomplit continuellement. La spécialisation empêche qu’on en tienne compte en physique ; pourtant il y a quelque chose dans la matière non vivante qui fait qu’elle peut être transformée en matière vivante. De même, il y a quelque chose dans la matière qui constitue un corps humain qui fait qu’elle peut être transformée de manière que le comportement physique corresponde à l’aspiration de la pensée vers le bien.

La tendance de tout phénomène à s’étendre est impliquée par la continuité du changement ; en abolissant cette tendance par la pensée on se représente l’arrêt instantané de toutes choses. Galilée, considérant le mouvement droit uniforme comme le phénomène fondamental, l’a exprimée par le principe d’inertie. Tout mouvement droit — c’est-à-dire tout mouvement — tend à se prolonger sans fin à la même vitesse. Ce principe enferme une expansion illimitée, et en même temps une limite, la constance de la vitesse. Mais en un sens l’inertie, impliquant pour tout mouvement une continuation sans fin dans l’espace et dans le temps, implique de l’illimité dans l’espace et dans le temps. La notion d’énergie mécanique implique de l’illimité dans le temps, non dans l’espace. Tout système clos de corps et de forces mécaniques implique un cycle de mouvements indéfiniment recommencés ; car l’accélération qui correspond aux forces accroît la vitesse, donc l’énergie cinétique, et diminue l’énergie potentielle jusqu’au moment où elle est nulle, moment où, par l’effet de l’inertie, tout recommence en sens inverse. Il en est ainsi du système formé par la terre et une balle parfaitement élastique lâchée d’une certaine hauteur. La dégradation de l’énergie apporte une limite dans le temps. Quand, dans un système clos, le mouvement s’est changé en chaleur et qu’une température uniforme s’est établie, plus rien ne peut se produire.