Sur la science/11/05

Gallimard (p. 282-284).


DU FONDEMENT
D’UNE SCIENCE NOUVELLE

Variante


… (La balance[1]) de ce fait peut être prise comme symbole à la fois de la nécessité et de la justice. Quelque partie, quelque aspect de la nature ou de la vie humaine qu’on étudie, on a compris quelque chose quand on a défini un équilibre ; des limites par rapport à cet équilibre, des rapports de compensation liant les ruptures d’équilibre successives. Il en est ainsi aussi pour l’étude de la vie sociale ou de l’âme humaine, études qui par là seulement sont des sciences.

Des ruptures d’équilibre qui se compensent constituent quelque chose comme des transformations cycliques, des rapports fixes dérivés de l’équilibre à l’égard duquel ces ruptures sont définies dominent ces successions et ces compensations ; ainsi les notions mathématiques assez récentes de groupe et d’invariant sont, avec celles d’ensemble, le centre même de la science. Ces trois notions, si l’on en fait bon usage, sont partout applicables. La notion d’ensemble concerne le rapport de tout à partie dans sa plus grande généralité, rapport qui répond au caractère limité de la pensée humaine. Le tout considéré, quel qu’il soit, est toujours limité à certains égards, même s’il contient une infinité, et quel que soit l’ordre de cette infinité. Quoique embrassé comme tout d’un seul acte de la pensée, is doit être parcouru dans le temps, ce qui implique une division en parties, discrètes ou continues.

La division de l’univers en domaines est pour une part donnée à l’homme, d’une manière en un sens immédiate, et avec des coupures irréductibles. Ainsi la division entre l’intérieur et l’extérieur, les pensées et les choses sensibles. Parmi les choses sensibles les cinq sens fournissent des divisions irréductibles. La distinction entre hommes, choses vivantes, choses inertes en fournit d’autres. Au cours de l’investigation du monde, d’autres divisions se présentent à la pensée. On peut vouloir substituer les divisions trouvées aux divisions données, mais on n’y parvient jamais complètement, et celles qui sont trouvées ne sont jamais sans rapport avec celles qui sont données. Toute recherche d’un équilibre implique un domaine par rapport auquel cet équilibre a un sens ; réciproquement, un domaine n’est défini que par une structure ; il y a là une espèce de cercle vicieux qui fait de l’investigation scientifique quelque chose d’analogue à la création artistique.

La limite implique en contrepartie une tendance à franchir toute limite, sans quoi tout s’arrêterait et les limites ne seraient limites de rien. La continuité du changement implique que les choses tendent sans cesse à dépasser leurs limites[2], et c’est en ce sens qu’elles sont « injustes », comme le dit Anaximandre. Cette tendance des phénomènes à l’expansion, c’est ce que Galilée, considérant le mouvement droit comme le phénomène fondamental, a exprimé par le principe d’inertie. Si on admet le vide, cette tendance ne comporte en elle-même aucune limite (sinon que l’uniformité de la vitesse est une limite à un certain égard), et c’est pourquoi il faut la combiner avec la notion de force, qui, elle, comporte une limite. Car la force telle que nous la concevons s’exerce de manière à se supprimer. L’attraction se supprime en supprimant la distance, l’élasticité par la distension, etc. Ce qui produirait l’arrêt de toutes choses sans l’inertie ; l’inertie, combinée avec la force, produit des cycles, et l’invariant correspondant est exprimé par le principe de la conservation de l’énergie. Tel est le système composé d’une balle parfaitement élastique soumise à la pesanteur et lâchée d’une certaine hauteur au-dessus d’une surface parfaitement dure, lisse et horizontale. Ces cycles se reproduisent indéfiniment. (Ce cycle où la vitesse varie de zéro à un maximum est à la base de notre mécanique et nous y réduisons même les astres, au lieu que les Grecs avaient à la base de la leur le mouvement circulaire uniforme.)

La limite produit ici seulement un aller et retour de contraire à contraire par accroissement et diminution de quantité. Une autre conception de la limite correspond à un changement de nature.

  1. Voir la dernière ligne de la p. 277.
  2. « La nature est composée d’illimité et de limites » (Philolaos). Note de S. W.)