Sur la science/11/03

Gallimard (p. 271-274).


FRAGMENT


De tout temps sans doute, à l’occasion du jeu et par l’épreuve du travail, les hommes ont formé la notion de la matière inerte, qui bouge seulement si on la pousse. La notion de l’immobilité est une notion définie. En revanche la notion de mouvement n’est pas définie, parce qu’en même temps que le changement de position le temps y intervient. À toute époque peut-être, et en tout cas dès l’époque grecque, le mouvement uniforme est apparu comme la forme de mouvement qui se définit et définit les autres, ainsi que la droite se définit et définit les autres lignes ; et les Grecs l’ont attribué aux astres, parce qu’ils sont parfaits et soustraits aux hasards. Ils n’avaient pas d’autre raison ; on ne peut pas en avoir d’autre ; car comment mesurer le mouvement sans mesurer le temps, et comment mesurer le temps ? L’hypothèse du mouvement uniforme rend compte de la régularité dans les apparences célestes, mais on pourrait en rendre compte aussi en attribuant à la sphère céleste, au soleil, à la lune, aux planètes des mouvements variés, si on les fait varier convenablement. C’est d’ailleurs ce que nous faisons aujourd’hui, excepté pour la sphère céleste, puisque nous attribuons aux astres une accélération ; mais non pas au mouvement de rotation de la terre ; et pourquoi pas à ce mouvement aussi, sinon parce que nous conservons à l’égard des étoiles fixes qui nous partagent nos journées la même piété que les Grecs ? Un mouvement uniforme, cela a toujours signifié, cela signifie encore aujourd’hui, un mouvement qui a un rapport constant avec celui des étoiles fixes. Il ne peut en être autrement. Les choses autour de nous ne se meuvent guère que poussées ; les animaux, qui font exception, nous semblent se mouvoir par des caprices ou des besoins semblables aux nôtres ; le vent, qui dans son mouvement irrégulier, souvent soudain et violent, paraît toujours poussant et non poussé, auquel l’Iliade compare sans cesse l’élan de la victoire, ne nous est connu que par les choses qu’il pousse. Les astres ne poussent pas, ne sont pas poussés, ne sont pas arrêtés, ne se heurtent à rien ; à nos yeux ils paraissent procéder sans impulsion ni résistance ; en les voyant lentement s’incliner autour du pôle, comment ne pas penser à leur occasion un mouvement sans impulsion ni résistance, et par suite un mouvement uniforme ? Mais la conception grecque du mouvement circulaire et uniforme comme mouvement parfait, soustrait aux actions extérieures, ne permettait absolument pas de définir les mouvements qui se produisent sur terre, autour de nous.

Pour définir ces mouvements, Galilée eut la hardiesse d’inventer un point de départ en négligeant un fait d’expérience universel, à savoir qu’excepté les astres toutes les choses en mouvement finissent à un moment quelconque par s’arrêter. L’habitude nous fait croire aujourd’hui que le principe d’inertie est évident, et l’on s’étonne parfois naïvement que l’Antiquité et le Moyen Âge ne l’aient pas reconnu ; mais loin d’être une évidence, c’est un paradoxe. Les mouvements des astres, qui sont d’ailleurs trop lents pour nous apparaître comme des mouvements, et que nous n’avons pour cette raison aucune peine à penser comme circulaires, sont les seuls qui ne s’arrêtent jamais ; les mouvements accomplis par nous, provoqués par nous, ou que nous voyons se produire autour de nous, et qui sont toujours accompagnés dans notre pensée de la notion de direction, c’est-à-dire de droite, s’achèvent toujours à quelque moment. Plus brièvement, les mouvements circulaires des astres durent indéfiniment, les mouvements rectilignes ont une durée finie. Cette opposition est confirmée par l’expérience continuelle et séculaire des hommes. N’est-ce pas dès lors un paradoxe très audacieux d’affirmer que le mouvement parfait, soustrait aux actions extérieures, indéfiniment durable, est un mouvement uniforme rectiligne ? Ce qui est évident, c’est que ce paradoxe est indispensable pour définir les mouvements qui intéressent notre vie terrestre. Néanmoins Galilée n’aurait pu imaginer un mouvement uniforme rectiligne en déplaçant des morceaux de rocher sur une lande ou des armoires dans une chambre, car ces choses s’arrêtent dès qu’on cesse de faire effort ; il l’imagine en imprimant une légère impulsion à une bille placée sur une surface horizontale polie, et en choisissant de négliger d’abord le fait que la bille finit par s’arrêter, puis le fait qu’elle roule et ne glisse pas. Ensuite Galilée inventa le mouvement uniformément accéléré, en calcula la loi par une intégration, et, abandonnant une bille sur des plans diversement inclinés, retrouva à quelque chose près cette loi dans l’expérience, ainsi qu’un rapport entre l’accélération et l’inclinaison du plan.