RÉFLEXIONS À PROPOS
DE LA THÉORIE DES QUANTA[1]


Deux notions ont mis un abîme entre ce que l’on entendait par science depuis la Grèce antique et ce que l’on entend aujourd’hui sous ce nom ; ces notions sont celles de relativité et de quanta. La première a fait beaucoup de bruit dans le grand public ; le nom de la seconde y est à peine connu. Toutes deux datent du début de ce siècle, et furent subversives de la même manière, à savoir en introduisant dans la science une contradiction acceptée et affirmée.

En ce qui concerne la relativité, il ne s’agit pas ici de la relativité généralisée, qui consiste à étendre à tous les mouvements possibles la notion de relativité que la mécanique classique n’appliquait qu’aux mouvements rectilignes et uniformes ; idée certainement propre au moins à fournir des thèmes de réflexion extrêmement féconds. Il s’agit de la relativité restreinte, fort mal nommée, car elle n’a guère de rapport avec la notion de relativité du mouvement. C’est une théorie fort simple dès qu’on renonce à la comprendre. D’une part, les travaux de Copernic, Kepler, Galilée, Newton, ont amené à attribuer certains mouvements à la terre et aux différents corps célestes ; d’autre part, une série d’expériences à abouti à une certaine mesure de la vitesse de la lumière ; enfin certaines expériences de la fin du xixe siècle firent regarder la vitesse de la lumière comme constante dans toutes les directions. Ces résultats sont contradictoires ; une vitesse finie ne peut pas être constante dans toutes les directions si on la mesure à partir d’un système qui se trouve lui-même en mouvement dans une certaine direction. Néanmoins Einstein traduisit en formules algébriques ces conclusions inconciliables entre elles, combina les formules comme si elles pouvaient être vraies en même temps et en tira des équations. Il se trouve que dans ces équations la lettre qui représente le temps et chacune de celles qui correspondent aux trois coordonnées de l’espace figurent d’une manière symétrique. La traduction de ces équations en langage vulgaire a produit les paradoxes qui ont procuré à Einstein une renommée d’assez mauvais aloi, tel que celui du temps regardé comme une quatrième dimension.

Le paradoxe des quanta n’est pas moins violent, il l’est peut-être davantage, quoique moins frappant au premier abord ; de plus, il est antérieur en date. La théorie des quanta, dont Planck est le premier auteur, et qui constitue aujourd’hui encore la préoccupation principale des physiciens, porte sur la notion centrale de la science, la notion d’énergie. Elle consiste à considérer l’énergie, ou bien l’action, produit de l’énergie par le temps, comme une grandeur qui varie d’une manière discontinue, par bonds successifs, et ces bonds sont ce qu’on nomme les quanta. Or tout l’effort de la science, depuis Galilée, a consisté à ramener tous les phénomènes sans exception à des changements dans les rapports d’espace et de temps, à n’admettre comme facteurs variables que les distances, les vitesses et les accélérations ; l’espace et le temps ne peuvent pas se représenter autrement que comme des grandeurs continues ; et l’énergie est précisément la notion au moyen de laquelle on ramène tout à l’espace et au temps. Si je suis à deux kilomètres d’un lieu, et qu’après avoir marché je ne me trouve plus qu’à un kilomètre, quelque chemin que j’aie pris, quelques détours que j’aie pu faire, j’ai passé par toutes les distances intermédiaires entre deux kilomètres et un kilomètre, sans aucune exception. On peut mettre en doute cette proposition, comme n’importe quelle autre, mais il est impossible de se représenter la proposition contraire. Or la science concerne les phénomènes, et par suite, contrairement à la pensée métaphysique ou mystique, se trouve au niveau de la représentation, ou immédiatement au-dessus ; une explication scientifique qui n’est aucunement représentable est vide de signification.

On peut se convaincre en ouvrant n’importe quel manuel que la notion d’énergie dérive de la notion de travail et s’y ramène, et que le travail se définit par l’élévation d’un certain poids à une certaine hauteur. Dire qu’il y a différence d’énergie entre tel et tel état d’un système, c’est dire qu’on peut se représenter une transformation où d’une part le système passerait de l’un à l’autre état, et où en contrepartie tel poids monterait ou descendrait de telle hauteur.

Dès la première étude des phénomènes mécaniques, on y trouva un invariant défini par le produit conventionnel d’une force et d’une distance. Archimède a fondé la mécanique en démontrant qu’une balance symétrique reste en équilibre si, d’un côté du point d’appui, on modifie le poids tout en le changeant de place, à condition que le produit du poids par la distance au point d’appui reste invariable. Galilée montra qu’une bille étant successivement lâchée d’une même hauteur sur des plans d’inclinaisons différentes, le produit de la distance qu’elle parcourt par la force qui la pousse est chaque fois le même. Il posa comme loi générale de l’équilibre que, lorsque deux corps, entraînés chacun par une force, sont maintenus en repos par leur liaison mutuelle, les produits respectifs de la force et de la distance qui serait parcourue sans cette liaison sont égaux. Il fit voir, et Descartes après lui, qu’un tel produit est aussi la clef des machines simples, lesquelles, bien qu’elles épargnent de la peine aux hommes, ne changent jamais, en aucun cas, le produit de la force à vaincre par le déplacement à accomplir. Au reste la balance, sous le nom de levier, est une machine simple, et de même le plan incliné lorsqu’on y fait monter un poids.

Plus tard, on se servit de ce même produit comme clef de tous les phénomènes de dynamique, sous le nom d’énergie cinétique ou de force vive. La formule du mouvement uniformément accéléré ou retardé montre que lorsqu’une bille, roulant à vitesse uniforme sur un plan horizontal, rencontre un plan incliné et monte à une certaine hauteur, le travail ainsi accompli, c’est-à-dire le produit de cette hauteur par le poids de la bille, est égal au demi-produit de sa masse par le carré de la vitesse avec laquelle elle roulait sur le plan horizontal. Ainsi l’énergie cinétique d’un corps en mouvement, autrement dit ce demi-produit, est le travail que ce corps peut accomplir, dans certaines conditions, grâce à sa seule vitesse. L’énergie potentielle est le travail qu’un corps peut accomplir, grâce à sa seule position, au moyen d’une impulsion infiniment petite, comme lorsqu’une bille se trouve sur une table ; le théorème de la conservation de l’énergie pose que, dans un système purement mécanique, la somme de l’énergie cinétique et de l’énergie potentielle reste constante tant qu’aucun travail n’est accompli par l’extérieur sur ce système ou par ce système sur l’extérieur.

La grande idée du xixe siècle fut d’assimiler à des travaux, au moyen d’équivalences numériques, les changements autres que des déplacements. Joule commença. Si on laisse tomber d’un mètre un poids d’un kilo qui dans sa chute, au moyen d’une poulie, fasse tourner un petit moulin à palettes placé dans un récipient plein d’eau, la température de l’eau s’élève ; l’énergie calorifique qui produit cette élévation de température est égale à un kilogrammètre. Joule vérifia que plusieurs procédés mécaniques différents permettent toujours, au moyen de la même dépense d’énergie mécanique, d’élever la même masse d’eau de 0° à 1°. Après beaucoup d’expériences analogues, les savants du xixe siècle posèrent que dans tout phénomène il y a accroissement ou diminution d’une énergie équivalente à de l’énergie mécanique ; ce principe trouve un grand nombre d’heureuses applications dans l’étude des phénomènes chimiques et électriques. Le principe fondamental de la science du xixe siècle est qu’on doit pouvoir, au sujet de tout phénomène, se représenter au moins théoriquement soit la production de ce phénomène au moyen du déplacement d’un poids, soit le déplacement d’un poids au moyen de ce phénomène. Le mot d’énergie n’a pas d’autre sens, et c’est pourquoi toute espèce d’énergie se mesure en ergs, unité définie par l’élévation d’un poids.

Un poids ne peut pas avoir d’abord telle hauteur, puis telle autre, sans passer par toutes les hauteurs intermédiaires, sans exception. La distance est une grandeur continue ; aucune géométrie, même non euclidienne, ne la représente autrement. Le temps, qui, pour les physiciens, se représente par le mouvement uniforme, c’est-à-dire par la distance, est une grandeur continue. Il en est de même pour la vitesse, rapport de la distance au temps, pour l’accélération, rapport de la vitesse au temps. Dans aucune définition de l’énergie mécanique il n’entre d’autres grandeurs que distance, vitesse, accélération, combinées à la masse ; l’action est un produit de l’énergie et du temps. L’énergie non mécanique, c’est ce qui, dans tous les phénomènes non mécaniques, est posé comme équivalent à l’énergie mécanique. Il est facile dès lors de sentir combien il est extraordinaire de parler de quanta d’énergie ou d’action.

Le plus singulier est que, lorsque Planck affirma : « La matière ne peut émettre l’énergie radiante que par quantités finies proportionnelles à la fréquence », il ne fut pas conduit à cette proposition par l’étude des phénomènes microscopiques où l’expérience permet de mesurer des seuils, mais par celle d’un phénomène macroscopique, le rayonnement noir.

La notion d’irréversibilité avait été introduite dans la conception de l’énergie par le deuxième principe de la thermodynamique, le principe de Clausius, dit principe de la dégradation de l’énergie. Cette notion avait amené celle de probabilité, par l’idée simple qu’un passage d’un état plus probable à un état moins probable est pratiquement irréversible ; si on balaie de la main des caractères d’imprimerie qui formaient un vers de Valéry, on les mettra en désordre, et si on les balaie encore de la main un grand nombre de fois, on ne reformera pas un vers de Valéry. Le physicien Boltzmann, contemporain de Planck, avait interprété ainsi les phénomènes irréversibles tels que la transformation de l’énergie mécanique en énergie calorifique dans le frottement. Planck tenta de reconstruire au moyen de probabilités, et d’une manière conforme aux données de l’expérience, le phénomène dit du rayonnement noir. C’est dans les formules de ces probabilités qu’il trouva de la discontinuité ; il introduisit la discontinuité dans l’énergie parce que ces probabilités sont fonctions de l’énergie.

On ne peut s’empêcher de se demander s’il n’aurait pas pu faire autrement. L’expérience ne le contraignait certainement pas ; car, comme les mesures n’étaient pas microscopiques, elles ne pouvaient fournir des seuils, mais seulement des points de repère entre lesquels il fallait interpoler. On est toujours libre d’interpoler au moyen de fonctions soit discontinues, soit continues. Il semble donc que Planck aurait pu trouver des fonctions autres à vrai dire que celles qui sont exigées par la mécanique classique, puisque celles-ci étaient en désaccord avec l’expérience, mais continues. On est tenté de se demander si ce n’est pas la nature même du calcul des probabilités, lequel a pour point de départ le jeu de dés, et par suite des relations numériques, qui a amené Planck à introduire des nombres entiers dans ses formules. Ce serait certes une origine bien étrange pour une si grande révolution. En tout cas il introduisit la discontinuité dans l’énergie, à l’égard du cas particulier du rayonnement noir, pour une commodité de calcul. Son innovation eut une fortune prodigieuse, puisqu’on a admis par la suite que ses formules sont valables pour tous les échanges d’énergie qui ont lieu parmi les atomes et les radiations, c’est-à-dire partout. Ainsi le mot d’énergie n’a plus aucun rapport avec les poids et les distances, ou avec les masses et les vitesses ; mais il n’a pas non plus rapport à autre chose, car on n’a pas élaboré une autre définition de l’énergie ; il n’a rapport à rien. Cela n’empêche pas qu’on continue à parler d’énergie cinétique. Le papier, comme on dit, supporte tout.

C’est le rôle différent de l’algèbre qui fait l’abîme séparant la science du xxe siècle de celle des siècles antérieurs. L’algèbre en physique ne fut d’abord qu’un procédé pour résumer les rapports établis entre les notions physiques par le raisonnement appuyé sur l’expérience ; procédé extrêmement commode à l’égard des calculs numériques nécessaires pour les vérifications et les applications. Mais le rôle de l’algèbre n’a cessé de croître en importance ; finalement, au lieu qu’autrefois l’algèbre constituait le langage auxiliaire et les mots le langage essentiel, c’est aujourd’hui exactement le contraire. Certains physiciens tendent même à faire de l’algèbre le langage unique ou presque, de sorte qu’à la limite, limite bien entendu impossible à atteindre, il n’y aurait plus que des chiffres tirés des mesures expérimentales et des lettres combinées en formules. Or ce ne sont pas les mêmes exigences logiques qui accompagnent le langage ordinaire et le langage algébrique ; les rapports entre notions ne sont pas reflétés tout entiers par les rapports entre lettres ; notamment des affirmations incompatibles peuvent avoir pour équivalents des équations qui ne le sont nullement. Quand, après avoir traduit des rapports de notions en algèbre, on manipule les formules en tenant compte seulement des données numériques de l’expérience et des lois propres à l’algèbre, on peut obtenir des résultats qui, une fois traduits à nouveau en langage parlé, heurtent violemment le sens commun.

Il en résulte une forte apparence de profondeur ; car les profondes méditations philosophiques ou mystiques comportent elles aussi des contradictions, des étrangetés et une difficulté insurmontable dans l’expression verbale. Pourtant, dans le cas de l’algèbre, il s’agit de tout autre chose. Si une pensée profonde est inexprimable, c’est parce qu’elle embrasse à la fois plusieurs rapports verticalement superposés et que le langage commun reflète mal les différences de niveau ; mais l’algèbre y est moins propre encore, elle met tout sur le même plan. Démonstrations, constatations, hypothèses, conjectures presque arbitraires, approximations, vues concernant la convenance, la commodité, la probabilité, toutes ces choses, une fois traduites en lettres, jouent le même rôle dans les équations. Si l’algèbre des physiciens produit les mêmes effets que la profondeur, c’est seulement parce qu’elle est tout à fait plate ; la troisième dimension de la pensée en est absente.

Cette fausse profondeur a des effets bien plaisants, dont certains mettraient en joie Rabelais ou Molière. Car les philosophes, pleins d’un zèle respectueux, s’exténuent à interpréter ce qu’ils ne peuvent comprendre, et à traduire les équations en philosophie ; en général, les commentateurs profanes et même quelques savants cherchent avec une persévérance touchante la signification profonde, la conception du monde contenue dans la science contemporaine. Bien vainement, car il n’y en a pas. La science ressemble à cet égard à l’empereur du conte d’Andersen ; deux artisans lui promirent des vêtements faits d’un tissu invisible pour les sots, de sorte qu’il marcha nu dans les rues de sa capitale sans que ni lui-même ni aucun des spectateurs osât reconnaître qu’il était nu. Tout homme un peu cultivé craindrait de passer pour un sot en avouant aux autres ou à lui-même qu’il est incapable d’entrevoir la moindre signification philosophique liée aux innovations de la science contemporaine ; il préfère leur en inventer une, nécessairement très nuageuse. Le dernier livre de Planck traduit en français, sous le titre « Initiations à la physique », livre plus qu’aux trois quarts rempli de considérations philosophiques, a fourni une nouvelle illustration au conte d’Andersen. Car certains critiques, sur la foi de la renommée scientifique de l’auteur, ont cru voir dans ce livre une pensée profonde ; ils ont fait quelques citations pour appuyer leur jugement, et ces citations étaient des lieux communs d’une rare platitude.

Si l’on faisait abstraction de la personne de l’auteur, ce livre serait à vrai dire, sauf quelques pages, presque vide d’intérêt. Tout ce qui s’y rapporte à la philosophie générale, Dieu, l’âme humaine, la liberté, la connaissance, l’existence du monde extérieur, est fort médiocre, généralement sensé, mais banal, vague et superficiel. On y voit avec évidence que Planck n’était pas un grand esprit. On y voit aussi, chose fort piquante, que cet auteur responsable d’une si grande révolution était non seulement un fort honnête homme, mais aussi ce qu’on appelle un homme bien pensant, très attaché à la religion et à tout ce qui est par tradition objet de respect. Mais les pages véritablement précieuses de ce livre sont celles où Planck fait, naïvement et sans y penser, certains aveux qui donnent de singulières clartés sur le mystérieux processus d’élaboration de la science ; ils détruisent complètement le lieu commun, souvent répété par Planck lui-même avec emphase, selon lequel la science serait une chose universelle planant au-dessus des savants de tous les temps et de tous les pays.

Voici quelques extraits de ces pages : « Contrairement à ce que l’on soutient volontiers dans certains milieux de physiciens, il n’est pas exact que l’on puisse n’utiliser pour l’élaboration d’une hypothèse que des notions dont le sens puisse être défini par des mesures, indépendamment de toute théorie… Il n’y a absolument aucune grandeur qui puisse être mesurée directement. Une mesure ne reçoit au contraire son sens physique qu’en vertu d’une interprétation qui est le fait de la théorie… Même dans le cas des mesures les plus directes et les plus exactes, par exemple celles du poids ou de l’intensité d’un courant, les résultats ne peuvent être utilisables qu’après avoir subi nombre de corrections dont le calcul est déduit d’une hypothèse. »

Les formules suivantes sont plus révélatrices encore : « Le créateur d’une hypothèse dispose de possibilités pratiquement illimitées, il est aussi peu lié par le fonctionnement des organes de ses sens qu’il ne l’est par celui des instruments dont il se sert… On peut même dire qu’il se crée une géométrie à sa fantaisie. Avec des instruments d’une exactitude idéale… il peut en pensée exécuter les mesures les plus délicates et tirer de leurs résultats les conclusions les plus générales ; ces conclusions n’ont, au moins directement, rien à voir avec des mesures véritables. C’est pourquoi aussi jamais des mesures ne pourront confirmer ni infirmer directement une hypothèse ; elles pourront seulement en faire ressortir la convenance plus ou moins grande. »

Mais voici le plus beau : « Les grandes idées scientifiques n’ont pas coutume de conquérir le monde du fait que leurs adversaires finissent par les adopter peu à peu et qu’ils finissent par se convaincre de leur vérité… Ce qui arrive le plus souvent, c’est que les adversaires d’une idée nouvelle finissent par mourir et que la génération montante y est acclimatée. » Ainsi les théories scientifiques disparaissent à la manière des modes masculines au xviie siècle ; les costumes style Louis XIII disparurent quand les derniers vieillards qui avaient été jeunes sous Louis XIII furent morts.

Qui aura bien médité ces formules ne dira jamais : « La Science affirme que… » La Science est muette ; ce sont les savants qui parlent. Ce qu’ils disent n’est certes pas indépendant du temps, puisque, de l’aveu de Planck, les partisans de telle ou telle manière de voir se taisent au moment précis où la mort leur impose silence. Quant aux lieux, il est vrai que les savants appartiennent à divers pays. Mais les voyages, la correspondance, les communications sont si faciles et si rapides de nos jours en temps de paix que les savants d’une même spécialité, quoique dispersés à travers le globe terrestre, constituent un minuscule village, où tout le monde se connaît, où l’on est au courant de la vie privée de chacun, où circulent sans cesse des anecdotes qu’ailleurs on nommerait des cancans. Dans les villes où se trouvent plusieurs d’entre eux, ils se voient sans cesse, sauf s’ils sont brouillés, et leurs femmes mêmes ne se voient guère qu’entre elles. Ce village est clos ; on n’y pénètre pas du dehors. Eût-on étudié vingt ans les livres des savants, quand on n’est pas soi-même un savant par profession, on est un profane à l’égard de la science ; et les opinions des profanes n’ont aucun crédit dans le village, nul n’y porte la moindre attention, sinon parfois pour emprunter quelques formules qui plaisent et flattent. Un lecteur cultivé, un artiste, un philosophe, un paysan, un Polynésien, sont tous au même degré, c’est-à-dire absolument, en dehors de la science, et les savants mêmes sont en dehors pour toutes les spécialités autres que la leur.

On sort rarement du village ; beaucoup de savants, leur spécialité mise à part, sont bornés et peu cultivés, ou, s’ils s’intéressent à quelque chose en dehors de leur travail scientifique, il est très rare qu’ils mettent cet intérêt en relation, dans leur esprit, avec celui qu’ils portent à la science. Les habitants du village sont enclins à l’étude, brillants, exceptionnellement doués ; mais enfin, jusqu’à un âge où l’esprit et le caractère sont en grande partie formés, ils sont au lycée comme les autres et se nourrissent de manuels médiocres. Jamais nul ne s’est particulièrement attaché à développer leur esprit critique. À aucun moment de leur vie on ne les prépare particulièrement à mettre le pur amour de la vérité au-dessus des autres mobiles ; nul mécanisme d’élimination ne fait d’une disposition naturelle en ce sens une condition de l’entrée dans le village. Il y a des mécanismes d’élimination, au nombre desquels les examens et concours, mais ils ne portent pas sur l’intensité ou la pureté de l’amour pour la vérité. Cet amour, le goût de l’exactitude et du travail bien fait, le désir de faire parler de soi, la convoitise de l’argent, de la considération, de la réputation, des honneurs, des titres, les antipathies, les jalousies, les amitiés, tous ces mobiles et d’autres encore se mélangent chez les habitants de ce village, comme chez tous les hommes, en proportion variable. Ce village, comme tous les autres villages, est fait d’humanité moyenne, avec quelques écarts vers le haut et vers le bas. Il a des traits singuliers ; ainsi le fait d’être périodiquement bouleversé par les changements de mode ; tous les dix ans à peu près une génération nouvelle s’y enthousiasme pour de nouvelles opinions. Comme ailleurs, la lutte des générations et des personnes y produit à chaque moment une opinion moyenne. L’état de la science à un moment donné n’est pas autre chose ; c’est l’opinion moyenne dans le village des savants. Cette opinion, il est vrai, s’appuie sur des expériences ; mais il s’agit toujours d’expériences exécutées dans ce village, sans aucun contrôle extérieur, avec des appareils coûteux et compliqués qui ne se trouvent que là ; expériences préparées, recommencées, rectifiées par les seuls habitants du village, et surtout interprétées par eux seuls, et cela avec une liberté dont les phrases de Planck citées plus haut donnent la mesure. Il n’est donc pas vrai que la science soit une espèce d’oracle surnaturel, source de sentences différentes, certes, d’année en année, mais nécessairement de plus en plus sages. Car c’est ainsi qu’on se la représente communément aujourd’hui, et l’ivresse que nous éprouvons à crier : « La Science dit que… » n’est même pas refroidie par la certitude qu’elle ne le dira plus dans cinq ans. On croirait — à cet égard comme à plusieurs autres — que l’actualité a pour nous valeur d’éternité. Valéry lui-même a parlé plus d’une fois de la science conformément à la superstition commune. Quant aux savants, ils sont, bien entendu, les premiers à faire passer leurs propres opinions pour des sentences dont ils ne seraient pas responsables, dont ils n’auraient à rendre aucun compte, émanées d’un oracle. Cette prétention n’est pas tolérable, car elle n’est pas légitime. Il n’y a aucun oracle, mais seulement les opinions des savants, lesquels sont des hommes. Ils affirment ce qu’ils croient devoir affirmer, en quoi ils ont raison, mais ils sont eux-mêmes les auteurs responsables de tout ce qu’ils affirment, et ils en doivent compte. Ils ne rendent pas ce compte ; mais ils ont tort ; ils se font tort d’abord à eux-mêmes, car ils ne le rendent pas non plus à eux-mêmes.

Ils doivent compte avant tout de leur rupture avec la science classique. Non qu’elle soit un malheur. La science classique, parvenue à son apogée et se prétendant capable d’expliquer toute chose sans exception, était devenue intellectuellement irrespirable, et c’est pourquoi Bergson, Einstein, tous ceux qui ont fait par violence des trous dans cette enceinte close ont été salués comme des libérateurs. D’ailleurs les notions premières de la science classique, inertie, mouvement uniforme, force, accélération, énergie cinétique, travail, sont obscures dès qu’on les considère avec attention. N’est-il pas singulier que le mouvement uniforme rectiligne, le plus simple de tous les mouvements en vertu du principe d’inertie, ne puisse être mesuré, quant au temps, que par le mouvement diurne des étoiles, c’est-à-dire un mouvement circulaire ; et ne puisse être représenté que par l’exemple d’une bille roulant sur un plan, mouvement qui enferme une rotation ? N’est-il pas singulier que ce mouvement, qui s’accomplit sans intervention d’aucune force, enferme une énergie ? N’est-il pas étrange que la notion de travail, empruntée à l’expérience humaine, soit définie de telle manière qu’un homme qui porte cinquante kilos pendant dix kilomètres n’accomplit aucun travail ? Et que lorsque deux corps identiques franchissent la même distance rectiligne dans le même temps, il y ait travail dans un cas et non dans l’autre, si le mouvement de l’un est uniforme et non celui de l’autre ? On trouverait bien d’autres étrangetés.

Mais ce qui est plus grave, c’est que la science classique a prétendu résoudre les contradictions, ou plutôt les corrélations de contraires, qui font partie de la condition humaine et dont il n’est pas permis à l’homme de se dégager. Elle a cru y parvenir en supprimant l’un des termes. Par exemple, le continu et le discontinu nous sont donnés ; nous pensons l’espace et le nombre ; nous ne pouvons passer d’un côté à l’autre d’un fleuve sans le traverser, et nous ne connaissons pas d’intermédiaire entre le fer et l’or. La physique classique a voulu supprimer le discontinu ; il était nécessaire qu’elle s’y heurtât, et cela en son centre même, dans sa branche principale, dans l’étude de la notion même d’énergie qui devait servir à cette suppression, autrement dit dans la thermodynamique. Nous ne concevons clairement que des transformations susceptibles de se reproduire en sens contraire, et pourtant nous sommes soumis à un temps dont le cours est irréparable ; nous vieillissons, nous mourons, la cendre ne devient pas bois, la rouille ne devient pas fer, et d’une manière générale les choses facilement et rapidement détruites sont soit impossibles soit difficiles et longues à reconstruire ou à remplacer. La tentative d’expliquer un monde fait de la sorte par un monde d’atomes soumis à la seule énergie mécanique, laquelle ne comporte aucune irréversibilité, devait être impossible. La science classique a voulu tenir compte seulement de la nécessité aveugle, et abolir complètement la notion d’ordre ; celle-ci est reparue sous le déguisement de la probabilité dont Boltzmann a fait usage pour passer du réversible à l’irréversible ; car à regarder la chose de près, on ne peut définir la faible probabilité que par un ordre. La science classique a voulu, du double rapport qui subordonne l’ensemble aux parties et les parties à l’ensemble, ne retenir que le premier, le second semblant, comme la notion d’ordre, entaché de finalité ; et de nos jours mathématique, physique et biologie s’orientent vers l’étude des ensembles considérés comme tels. En eux-mêmes ces changements sont heureux, car les espérances de la science classique étaient à la fois absurdes et impies. Absurdes, car on ne peut pas raisonnablement espérer rendre compte d’un monde où nous trouvons des contraires en corrélation par la suppression d’un terme sur deux ; l’autre fût-il regardé comme une illusion, encore faut-il rendre compte de cette illusion, et on ne le peut pas au moyen du terme contraire ; des notions qui sont données à l’homme, l’homme ne peut en supprimer aucune, il peut seulement les mettre en place. Impies, parce qu’il n’est pas permis à l’homme sur cette terre de se délivrer des contradictions, mais seulement d’en faire bon usage ; comme Platon le savait, tout ce que l’intelligence humaine peut se représenter enferme des contradictions qui sont le levier par lequel elle s’élève au-dessus de son domaine naturel.

Ce qui constitue un malheur, ce n’est pas l’abandon de la science classique, c’est la manière dont on l’a abandonnée. Elle se croyait à tort capable d’un progrès illimité ; elle s’est heurtée à ses limites vers 1900 ; les savants, au lieu de s’arrêter avec elle pour contempler ces limites, y réfléchir, tenter de les décrire, de les définir, d’en rendre compte, et d’en tirer des vues d’ensemble, ont passé outre dans un furieux élan, laissant la science classique derrière eux. Quoi d’étonnant ? Ne sont-ils pas payés pour aller toujours de l’avant ? On n’acquiert ni avancement, ni réputation, ni prix Nobel en s’arrêtant. Il faudrait à un savant brillamment doué, pour s’arrêter volontairement, une sorte de sainteté ou d’héroïsme ; et pourquoi serait-il un saint ou un héros ? Les hommes des autres professions, sauf de rares exceptions, ne le sont pas non plus. Les savants ont donc couru en avant, sans rien réviser, car toute révision aurait semblé un retour en arrière ; ils ont ajouté seulement. Quand ils se sont heurtés au discontinu, ils n’ont pas renoncé pour autant à tout ramener à des variations d’énergie ; ils ont simplement mis la discontinuité dans l’énergie elle-même, lui ôtant ainsi toute signification, mais ils ont néanmoins continué à la mettre au centre de toute étude, sous l’effet de l’élan acquis au cours des siècles antérieurs. La difficulté d’établir par la notion de probabilité un pont entre le monde qui nous est donné et le monde hypothétique et purement mécanique des atomes ne les a pas embarrassés ; les conséquences de la théorie des quanta, laquelle a sa source dans l’étude de la probabilité, les ont amenés à loger la probabilité parmi les atomes eux-mêmes. Ainsi les trajectoires des particules atomiques ne sont plus nécessaires, mais probables, et la nécessité n’est nulle part. Pourtant la probabilité ne peut se définir que comme une nécessité rigoureuse dont certaines conditions sont connues et les autres inconnues ; la notion de probabilité, séparée de celle de nécessité, n’a aucun sens. La probabilité ainsi séparée n’est plus que le résumé des statistiques, et la statistique même ne se justifie par rien, sinon par l’utilité pratique ; on donne raison à mille faits contre un fait, par une sorte de transposition du suffrage ou du plébiscite. Il ne reste plus alors que l’expérience brute, et pourtant la science, comme tout effort de pensée, consiste à interpréter l’expérience. Au reste on n’a jamais interprété autant qu’aujourd’hui ; jamais on n’a fait autant d’hypothèses ; jamais il n’a été permis d’en faire avec une telle licence.

Si étrange que puisse paraître, aujourd’hui encore, l’expression d’une telle incertitude, il est douteux que les savants puissent continuer longtemps à aller de l’avant dans de telles conditions. Car ils n’ont presque plus rien qui les contrôle dans les démarches de leur pensée. Ils n’ont guère que l’algèbre, qui contrôle seulement comme peut le faire un simple instrument auquel on se conforme pour le manier, et qui est un instrument fort souple. On a tort de croire que l’expérience puisse servir à cet usage, car toute pensée humaine, y compris les croyances à nos yeux les plus absurdes, a pour objet l’expérience et y trouve un appui et une confirmation. Le prestige des sorciers s’appuie sur l’expérience ; une croyance non expérimentalement vérifiée n’est viable dans aucun milieu humain. Toute pensée est un effort d’interprétation de l’expérience, interprétation pour laquelle l’expérience ne fournit ni modèle, ni règle, ni critérium ; on y trouve les données des problèmes, mais non pas la manière de les résoudre ni même de les formuler. Cet effort a besoin, comme tous les autres, d’être orienté vers quelque chose ; tout effort humain est orienté ; quand l’homme ne va pas quelque part, il reste immobile. Il ne peut se passer de valeurs. À l’égard de toute étude théorique, la valeur a nom vérité. Les hommes faits de chair, sur cette terre, ne peuvent sans doute avoir une représentation de la vérité qui ne soit pas défectueuse ; mais il leur en faut une ; image imparfaite de la vérité non représentable que nous avons vue, comme dit Platon, de l’autre côté du ciel.

Les savants de la période classique avaient une représentation de la vérité scientifique certes fort défectueuse, mais ils en avaient une ; et ceux d’aujourd’hui n’ont dans l’esprit aucune chose, fût-elle vague, lointaine, arbitraire, impossible, vers laquelle ils puissent se tourner la nommant vérité. À plus forte raison n’ont-ils pas l’image d’un chemin qui y conduirait et auquel ils compareraient, pour la contrôler, chaque démarche de leur pensée. Ils sont encore poussés par l’impulsion des générations antérieures, et suivent par vitesse acquise des directions qui aujourd’hui ne répondent plus à rien ; mais cette impulsion s’épuisera. La licence est chose enivrante, et nous nous en sommes soûlés en tous domaines, mais la licence absolue arrête beaucoup plus sûrement qu’aucune chaîne. Il est donc à prévoir que dans un temps assez proche, deux ou trois générations peut-être, peut-être moins, les savants s’arrêteront.

C’est à prévoir, non pas à craindre. Pourquoi souhaiterions-nous pour la science un progrès sans obstacle ? Nous n’avons aucun bonheur à espérer du développement de la technique, tant qu’on ne sait pas empêcher les hommes d’employer la technique pour la domination de leurs semblables et non de la matière ; quant à nos connaissances, le progrès scientifique ne peut pas y ajouter, puisqu’il est reconnu aujourd’hui que les profanes ne peuvent rien comprendre à la science, et que les savants mêmes sont profanes hors de leur domaine spécial. Un arrêt forcé contraindrait peut-être les savants à faire un travail de récapitulation et de révision, à constituer, selon le modèle immortel laissé par Archimède, une axiomatique de la physico-chimie ; non pas pour fabriquer une cohérence artificielle, mais pour faire honnêtement le bilan des axiomes, des postulats, des définitions, des hypothèses, des principes, sans omettre ceux qui sont impliqués dans la technique expérimentale elle-même, par exemple dans l’usage de la balance. Un tel travail ferait peut-être de la science une connaissance, en laissant apparaître clairement les difficultés, les contradictions, les impossibilités, qu’on se hâte aujourd’hui de dissimuler sous des solutions derrière lesquelles l’intelligence ne peut plus rien apercevoir. Mais ce travail, il faudrait le commencer bientôt. Sans quoi l’arrêt de la science peut provoquer, non pas un renouvellement, mais la disparition de l’esprit scientifique sur le globe terrestre pour plusieurs siècles, comme ce fut le cas quand l’empire romain eut tué la science grecque.

Quelque chose d’infiniment plus précieux que la science même est compromis dans cette crise ; c’est la notion de vérité, que le xviiie siècle et surtout le xixe ont très étroitement liée à la science ; bien à tort, mais nous avons conservé cette habitude. La disparition de la vérité scientifique a fait disparaître à nos yeux la vérité elle-même, accoutumés que nous sommes à prendre l’une pour l’autre. Dès que la vérité disparaît, l’utilité aussitôt prend sa place, car toujours l’homme dirige son effort vers quelque bien. Mais cette utilité, l’intelligence n’a plus alors qualité pour la définir ni pour en juger, elle a seulement licence de la servir. D’arbitre elle devient servante, et les désirs lui donnent des ordres. De plus l’opinion publique devient maîtresse souveraine des pensées au lieu de la conscience, car toujours l’homme soumet ses pensées à un contrôle supérieur, soit en valeur, soit en puissance. Nous en sommes là aujourd’hui. Tout est tourné vers l’utile, sans qu’on songe à le définir ; l’opinion publique règne souverainement, dans le village des savants comme dans les grandes nations. Nous sommes comme revenus à l’époque de Protagoras et des sophistes, l’époque où l’art de persuader, dont les slogans, la publicité, la propagande par réunions publiques, journal, cinéma, radio, constituent l’équivalent moderne, tenait lieu de pensée, réglait le sort des villes, accomplissait les coups d’État. Aussi le IXe livre de la République de Platon semble-t-il décrire les faits contemporains. Mais ce n’est pas aujourd’hui la Grèce, c’est le globe terrestre qui est en jeu. Et il nous manque Socrate, Platon, Eudoxe, la tradition pythagoricienne, l’enseignement des Mystères. Nous avons la tradition chrétienne, mais elle ne peut rien pour nous tant qu’elle n’est pas redevenue vivante en nous.

Depuis longtemps déjà, dans tous les domaines sans exception, les gardiens en titre des valeurs spirituelles les avaient laissé se dégrader, par leur propre carence et sans nulle contrainte extérieure. Une sorte de crainte nous empêche de le reconnaître, comme si nous risquions ainsi de porter atteinte à ces valeurs elles-mêmes ; mais loin de là, dans la période peut-être fort longue de douleur et d’humiliation où nous sommes engagés, nous ne pouvons retrouver un jour ce qui nous manque que si nous sentons de toute notre âme à quel point nous avons mérité notre sort. Nous voyons la force des armes asservir de plus en plus l’intelligence, et la souffrance rend aujourd’hui cet asservissement sensible à tous ; mais l’intelligence s’était déjà abaissée jusqu’à l’état de servitude avant d’avoir personne à qui obéir. Si quelqu’un va s’exposer comme esclave sur le marché, quoi d’étonnant qu’il trouve un maître ?

La tempête qui nous entoure a déraciné les valeurs, en a défait la hiérarchie, et les met toutes en question pour les peser sur la balance toujours fausse de la force. Nous du moins, pendant ce temps, mettons-les toutes en question nous aussi, chacun de nous pour son compte, pesons-les en nous-mêmes dans le silence de l’attention, et souhaitons qu’il nous soit accordé de faire de notre conscience une balance juste.

Émile Novis.
  1. Max Planck, Initiations à la physique. Flammarion, 1941. On ne peut s’empêcher de signaler ici certaines négligences dans l’édition : aucune date n’est indiquée, et les formules algébriques mises en note sont pleines de fautes d’impression. (Note de S. W.)