EXTRAITS DE LETTRES
ET DE BROUILLONS DE LETTRES
À A. W.
(Janvier-avril 1940)


I. EXTRAIT DE LETTRE


[…] J’ai réussi à me procurer le livre sur la mathématique babylonienne et égyptienne. […] J’ai envie d’écrire à l’auteur concernant une question qu’il laisse non résolue, celle des moyens par lesquels les Égyptiens ont pu, avec une géométrie d’après lui extrêmement grossière et empirique, trouver une approximation remarquablement précise de , à savoir surface du cercle . Cela me paraît assez facile à imaginer, si on suppose que les méthodes sont très grossières. Si on divise le carré circonscrit en 81 petits carrés, on peut considérer que pour avoir la surface du cercle il faut retrancher dans chaque coin trois de ces carrés, plus à peu près la valeur de trois demi-carrés.

Il y a un problème babylonien vraiment savoureux. On donne les dimensions d’un canal à creuser, la productivité d’un ouvrier par jour en volume de terre déplacée, et la somme des jours de travail et des ouvriers. On doit trouver le nombre des jours de travail et celui des ouvriers. Je me demande ce que diraient les parents d’élèves si on posait aujourd’hui à un examen un problème formulé d’une manière analogue ? Ce serait amusant d’en faire l’expérience. Drôles de gens, ces Babyloniens. Moi, je n’aime pas beaucoup cet esprit d’abstraction — les Sumériens devaient être beaucoup plus sympathiques. D’abord, c’est eux qui ont inventé tous les mythes mésopotamiens, et des mythes, c’est autrement intéressant que l’algèbre. Mais toi, tu dois descendre des Babyloniens en ligne directe. Pour moi, je pense bien que Dieu, selon la parole pythagoricienne, est un géomètre perpétuel — mais non pas un algébriste. Quoi qu’il en soit, je me suis félicitée, en lisant la dernière lettre que j’ai reçue de toi, de voir que tu te défendais d’appartenir à l’école abstraite.

Je me souviens qu’à Chançay ou à Dieulefit tu disais que ces études sur l’Égypte et Babylone jettent un doute sur le rôle de créateurs attribué jusqu’ici aux Grecs en matière mathématique. Mais je crois qu’on y trouve plutôt, jusqu’ici (sous réserve de découvertes ultérieures) une confirmation de ce rôle. Les Babyloniens semblent s’être attachés à des exercices abstraits concernant les nombres, les Égyptiens avoir procédé d’une manière purement empirique. L’application d’une méthode rationnelle à des problèmes concrets et à l’étude de la nature semble avoir été le propre des Grecs. (Il est vrai qu’il faudrait connaître l’astronomie babylonienne pour pouvoir juger.) Le singulier est que les Grecs devaient connaître l’algèbre babylonienne, et pourtant on n’en trouve pas trace chez eux avant Diophante (qui est, si je ne me trompe, du ive siècle après J.-C.) ; car la géométrie algébrique des pythagoriciens est tout autre chose. Il doit y avoir là-dessous des conceptions religieuses ; apparemment la religion secrète des pythagoriciens devait s’accommoder de la géométrie et non de l’algèbre. Si l’Empire romain n’avait pas détruit tous les cultes ésotériques, on comprendrait peut-être quelque chose à ces énigmes. […]



II. EXTRAIT DE LETTRE


[…] Je ne suis pas sûre que la découverte des incommensurables soit une explication suffisante du refus obstiné des Grecs à l’égard de l’algèbre. Ils ont dû connaître l’algèbre babylonienne dès les premiers temps. La tradition attribue à Pythagore un voyage d’études à Babylone. Bien entendu, ils ont transposé cette algèbre en géométrie, longtemps avant Apollonius. Les transpositions de ce genre trouvées dans Apollonius concernent sans doute les équations biquadratiques ; celles du 2e degré peuvent toutes être résolues une fois connues les propriétés du triangle inscrit dans le demi-cercle, découverte attribuée à Pythagore. (On trouve ainsi deux quantités dont on connaît la somme et le produit, ou la différence et le produit.) Mais ce qui est singulier, c’est que cette transposition de l’algèbre en géométrie semble être, non pas un à-côté, mais le ressort même de l’invention géométrique dans toute l’histoire de la géométrie grecque.

La légende concernant la découverte de la similitude des triangles par Thalès (à l’heure où l’ombre de l’homme est égale à l’homme, l’ombre de la pyramide est égale à la pyramide) rapporte cette découverte au problème d’une proportion dont un terme est inconnu.

On ne sait rien de la découverte suivante, celle, par Pythagore, des propriétés du triangle rectangle. Mais voici mon hypothèse, qui est certainement d’accord avec l’esprit des recherches pythagoriciennes. C’est que cette découverte a pour origine le problème d’une moyenne proportionnelle entre deux quantités connues. Deux triangles semblables ayant deux côtés non homologues égaux représentent une proportion à trois termes :


Si on construit les deux termes extrêmes sur une même droite, la figure devient un triangle rectangle (puisque l’angle entre a et b devient un angle plat, dont la moitié est un angle droit). La propriété essentielle du triangle rectangle est d’être formé par la juxtaposition de deux triangles semblables à lui-même et entre eux. Je pense que Pythagore a découvert cette propriété la première. Le triangle rectangle fournit aussi la solution du problème inverse : connaissant la moyenne proportionnelle et la somme ou la différence des extrêmes, trouver les extrêmes.

Quant aux coniques et à leurs propriétés, l’inventeur en cette matière est, dit-on, Ménechme, élève de Platon, l’un des deux géomètres qui ont résolu le problème de la duplication du cube posé par Apollon (l’autre est Archytas ; il l’a résolu par le tore). Ménechme a résolu ce problème par les coniques (deux paraboles, ou une parabole et une hyperbole). Il me paraît donc non douteux qu’il les a inventées à cet effet. Or le problème de la duplication du cube se ramène à celui de trouver deux moyennes proportionnelles entre deux quantités connues.

Il est facile d’imaginer le processus de la découverte. Car le cône est constitué par un cercle de diamètre variable, et la parabole fournit la série de toutes les moyennes proportionnelles entre un terme fixe et un autre variable.

On a donc une série continue de problèmes : proportion à quatre termes dont un inconnu — progression géométrique à trois termes dont celui du milieu inconnu — progression à quatre termes dont les deux termes moyens inconnus.

Comme les propriétés du triangle rectangle permettaient de résoudre les problèmes du 2e degré, celles des coniques permettaient de résoudre ceux du 3e et 4e.

À remarquer qu’alors que nous résolvons les équations en supposant que les expressions , etc., ont un sens, les Grecs leur donnaient un sens avant de s’attaquer aux équations de degré correspondant.

À remarquer aussi que l’assimilation de l’inconnue à une variable remonte à tout le moins à Ménechme, sinon plus haut. On ne peut guère supposer que les Babyloniens, avec leurs équations numériques, aient eu cette notion. Les Grecs du ve siècle possédaient la notion de fonction et celle de la représentation des fonctions par des lignes. L’histoire de Ménechme donne l’impression que les courbes étaient pour eux un moyen d’étudier des fonctions, bien plutôt qu’un objet d’étude.

Dans tout cela, on aperçoit un progrès qui ne présente à aucun moment une rupture de continuité due au drame des incommensurables. Certes, il y a eu un drame des incommensurables, et d’une portée immense. La vulgarisation de cette découverte a fait tomber sur la notion de vérité un discrédit qui dure encore ; elle a fait naître, ou au moins a contribué à faire naître, l’idée qu’on peut démontrer également bien deux thèses contradictoires ; les sophistes ont diffusé ce point de vue dans les masses, ainsi qu’un savoir de qualité inférieure, dirigé uniquement vers la conquête de la puissance ; il en est résulté, dès la fin du ve siècle, la démagogie et l’impérialisme qui en est inséparable, dont les conséquences ont ruiné la civilisation hellénique ; c’est par ce processus (auquel ont contribué, bien entendu, d’autres causes, notamment les guerres médiques) que les armes romaines ont pu enfin tuer la Grèce sans résurrection possible. J’en conclus que les dieux ont eu raison de faire périr dans un naufrage le pythagoricien coupable d’avoir divulgué la découverte des incommensurables.

Mais chez les géomètres et les philosophes, je ne crois pas qu’il y ait eu drame. Le pythagorisme a été ruiné par tout autre chose (dans la mesure où il l’a été), à savoir par le massacre massif des pythagoriciens en Grande Grèce. D’ailleurs, le pentagone étoilé, qui représente un rapport entre incommensurables (division d’une ligne en extrême et moyenne raison) fut un des symboles des pythagoriciens. Mais Archytas (un des survivants) fut un grand géomètre, et il fut le maître d’Eudoxe, auteur de la théorie des nombres réels, de la notion de limite et de notion d’intégration telles qu’elles sont exposées dans Euclide. Rien ne donne à penser que les pythagoriciens, en parlant de nombre, aient entendu par là seulement les nombres entiers. Tout au contraire, en disant que la justice, etc., sont des nombres, ils faisaient clairement apparaître, il me semble, qu’ils employaient ce mot pour désigner toute espèce de proportion. Ils étaient certainement capables de concevoir le nombre réel.

À mon avis, le point essentiel de la découverte des incommensurables est extérieur à la géométrie. Il consiste en ceci, que certains problèmes concernant les nombres sont parfois susceptibles d’une solution et parfois insolubles : ainsi celui d’une moyenne proportionnelle entre deux nombres donnés. Cela seul suffit pour que le nombre au sens étroit du mot ne puisse pas être la clef de tout. Or cela, quand s’en est-on aperçu ? Je ne sais pas s’il existe des renseignements à ce sujet. En tout cas on a pu s’en apercevoir avant toute géométrie ; il suffisait d’étudier spécialement les problèmes de proportion. Et en ce cas le procédé géométrique pour trouver des moyennes proportionnelles (hauteur du triangle rectangle) apparaissait immédiatement, aussitôt découvert, comme ne comportant aucune semblable limitation. C’est au point qu’on peut se demander si les Grecs n’ont pas étudié le triangle pour trouver des proportions exprimables autrement qu’en nombres entiers, s’ils n’ont pas par suite dès l’origine conçu la droite comme une fonction, comme ils ont fait plus tard pour la parabole. On peut trouver à cette thèse des objections, mais qui tombent à mon avis si on se rappelle le rôle du secret chez les penseurs grecs et leur coutume de ne diffuser qu’en dénaturant. Si Eudoxe est l’auteur de la théorie parfaite et achevée du nombre réel, cela n’exclut nullement que les géomètres aient entrevu cette notion dès le début et se soient constamment efforcés de la saisir.

On peut se demander pourquoi les Grecs se sont ainsi attachés à l’étude de la proportion. Il s’agit certainement d’une préoccupation religieuse, et par suite (puisqu’il s’agit de la Grèce), pour une part, esthétique. Le lien entre les préoccupations mathématiques d’une part, philosophico-religieuses de l’autre, lien dont l’existence est historiquement connue pour l’époque de Pythagore, remonte certainement beaucoup plus haut. Car Platon est traditionaliste à l’extrême, et dit souvent : « Les hommes anciens, qui étaient beaucoup plus près que nous de la lumière… » (faisant évidemment allusion à une antiquité bien plus reculée que celle de Pythagore) ; d’autre part il affichait à la porte de l’Académie : « Nul n’entre ici s’il n’est géomètre » et disait : « Dieu est un perpétuel géomètre ». Il y aurait contradiction entre les deux attitudes — ce qui est exclu — si les préoccupations d’où est issue la géométrie grecque (à défaut de cette géométrie même) ne dataient d’une haute antiquité ; on peut supposer qu’elles viennent, soit des habitants pré-helléniques de la Grèce, soit d’Égypte, soit des deux. Au reste l’orphisme (qui a cette double origine) a inspiré le pythagorisme et le platonisme (qui sont pratiquement équivalents) au point qu’on peut se demander si Pythagore et Platon ont fait beaucoup plus que le commenter. Thalès a presque sûrement été initié à des mystères grecs et égyptiens, et par suite baignait, au point de vue philosophique et religieux, dans une atmosphère analogue à celle du pythagorisme.

Je pense donc que la notion de proportion était depuis une antiquité assez reculée l’objet d’une méditation qui constituait un des procédés de purification de l’âme, peut-être le procédé principal. Il est hors de doute que cette notion était au centre de l’esthétique, de la géométrie, de la philosophie des Grecs.

Ce qui fait l’originalité des Grecs en matière mathématique, ce n’est pas, je crois, leur refus d’admettre l’approximation. Il n’y a pas d’approximation dans les problèmes babyloniens ; et pour une raison bien simple : c’est qu’ils sont construits à partir des solutions. Ainsi on a des dizaines (ou des centaines, je ne sais plus) de problèmes du 4e degré à 2 inconnues qui ont tous la même solution. Cela montre que les Babyloniens ne s’intéressaient qu’à la méthode, et non à résoudre des problèmes réellement posés. De même, pour le problème du canal que je t’ai cité, la somme des ouvriers et des jours de travail n’est évidemment jamais donnée. Ils s’amusaient à supposer inconnu ce qui est donné, et connu ce qui ne l’est pas. C’est un jeu, évidemment, qui fait le plus grand honneur à leur sens de la « recherche désintéressée » (avaient-ils, pour les stimuler, des bourses et des médailles ?). Mais ce n’est qu’un jeu.

Ce jeu devait sembler profane aux Grecs, ou même impie ; sans quoi pourquoi n’auraient-ils pas traduit les traités d’algèbre qui devaient exister en babylonien, en même temps qu’ils les transposaient en géométrie ? L’ouvrage de Diophante aurait pu être écrit bien des siècles plus tôt. Mais les Grecs n’attachaient pas de prix à une méthode de raisonnement considérée en elle-même ; ils y attachaient du prix pour autant qu’elle permettait d’étudier efficacement des problèmes concrets ; non pas qu’ils fussent avides d’applications techniques, mais parce que leur objet unique était de concevoir de plus en plus clairement une identité de structure entre l’esprit humain et l’univers. La pureté d’âme était leur unique souci ; « imiter Dieu » en était le secret ; l’étude de la mathématique aidait à imiter Dieu pour autant qu’on regardait l’univers comme soumis aux lois mathématiques, ce qui faisait du géomètre un imitateur du législateur suprême. Il est clair que les jeux mathématiques des Babyloniens, où on se donnait la solution avant les données, étaient inutiles à cet effet. Il fallait des données réellement fournies par le monde ou l’action sur le monde ; il fallait donc trouver des rapports de quantités tels que les problèmes n’eussent pas besoin d’être artificiellement préparés pour « tomber juste », comme c’est le cas pour les nombres entiers.

C’est pour les Grecs que la mathématique était vraiment un art. Son objet était le même que l’objet de leur art, à savoir rendre sensible une parenté entre l’esprit humain et l’univers, faire apparaître le monde comme « la cité de tous les êtres raisonnables ». Et elle avait vraiment une matière dure, une matière qui existait, comme celle de tous les arts sans exception, au sens physique du mot ; cette matière, c’était l’espace réellement donné, imposé comme une condition de fait à toutes les actions des hommes. Leur géométrie était une science de la nature ; leur physique (je pense à la musique des pythagoriciens, et surtout à la mécanique d’Archimède et à son étude des corps flottants) était une géométrie où les hypothèses étaient présentées comme des postulats.

Je crains qu’on ne se rapproche plutôt aujourd’hui de la conception des Babyloniens, c’est-à-dire qu’on ne fasse du jeu plutôt que de l’art. Je me demande combien de mathématiciens, aujourd’hui, regardent la mathématique comme un procédé en vue de purifier l’âme et d’ « imiter Dieu » ? D’autre part il me semble que la matière manque. On fait beaucoup d’axiomatique, ce qui semble rapprocher des Grecs ; mais ne choisit-on pas les axiomes dans une large mesure à volonté ? Tu parles de « matière dure » ; mais cette matière n’est-elle pas essentiellement constituée par l’ensemble des travaux mathématiques accomplis jusqu’à ce jour ? En ce cas la mathématique actuelle constituerait un écran entre l’homme et l’univers (et par suite entre l’homme et Dieu, conçu à la manière des Grecs) au lieu de les mettre en contact. Mais je la calomnie peut-être.

À propos des Grecs, as-tu entendu parler d’un certain Autran, qui vient de publier un livre sur Homère ? Il a émis une thèse sensationnelle, à savoir que les Lyciens et les Phéniciens du deuxième millénaire avant notre ère seraient des Dravidiens. Ses arguments, qui sont philologiques, ne semblent pas méprisables, autant qu’on peut juger sans connaître les langues dravidiennes et les inscriptions qu’il cite. Mais la thèse est bien séduisante — trop séduisante, même — en ce sens qu’elle donne une explication extrêmement simple des analogies entre la pensée de la Grèce et celle de l’Inde. Le climat expliquerait peut-être assez les différences. Quoi qu’il en soit, comment ne pas avoir de nostalgie pour une époque où une même pensée se retrouvait partout, chez tous les peuples, dans tous les pays, où les idées circulaient dans une étendue prodigieuse, et où on avait toute la richesse que procure la diversité ? Aujourd’hui, comme sous l’Empire romain, l’uniformité s’est abattue partout, a effacé toutes les traditions, et en même temps les idées ont presque cessé de circuler. Enfin ! Dans 1 000 ans cela ira peut-être un peu mieux.



II bis. BROUILLON D’UNE PARTIE
DE LA LETTRE PRÉCÉDENTE


[…] Les rapports mathématiques entre la Grèce et Babylone enferment sans aucun doute quelque mystère. Il est infiniment probable, étant donné l’intensité extraordinaire des échanges intellectuels dans le monde méditerranéen de cette époque, que les Grecs ont connu l’algèbre babylonienne longtemps avant Apollonius. La tradition attribue à Pythagore un séjour à Babylone. (D’ailleurs il n’y a pas besoin de coniques pour représenter des équations du second degré. N’importe quelle équation du second degré peut se résoudre une fois connues les propriétés du triangle inscrit dans le demi-cercle et de sa hauteur (découvertes attribuées à Pythagore), puisqu’on peut ainsi trouver deux quantités dont on connaît soit le produit et la somme, soit le produit et la différence. C’est sans doute les équations biquadratiques des Babyloniens qui sont traduites en coniques dans Apollonius.) Il est singulier que les principales étapes de la géométrie grecque semblent liées à des problèmes au fond algébriques. La tradition concernant la découverte de la similitude des triangles par Thalès (« À l’heure où l’ombre de l’homme est égale à l’homme, l’ombre de la pyramide est égale à la pyramide ») évoque une proportion dont un terme est inconnu. Je suis convaincue (bien qu’il ne puisse naturellement y avoir aucune preuve) que la découverte des propriétés du triangle rectangle par Pythagore a pour origine la recherche d’une moyenne proportionnelle entre deux quantités connues. Deux triangles semblables ayant deux côtés non homologues égaux représentent une proportion entre trois quantités.

Si on construit les deux termes extrêmes sur une même droite, la figure, au lieu d’un quadrilatère, donne un triangle rectangle, triangle dont la propriété essentielle consiste en ce qu’il est la somme (si on peut s’exprimer ainsi) de deux triangles semblables entre eux et à lui-même. Il est évident que les triangles formés en mettant b dans le prolongement de a sont des triangles rectangles, puisque l’angle entre a et b devient ainsi un angle plat, dont la moitié est un angle droit. J’imagine là un procédé de découverte, bien entendu, non de démonstration.

L’invention des coniques se rattache à la recherche (ordonnée par Apollon) de la duplication du cube, laquelle se ramène à celle de deux moyennes proportionnelles. Archytas (pythagoricien) avait trouvé une solution par le tore. Ménechme, élève de Platon, en a trouvé une par les coniques, et il est d’autre part l’inventeur des coniques. Je ne crois pas qu’on puisse voir là une coïncidence ; je pense qu’il a inventé les coniques pour résoudre les équations qui se rapportent à la recherche de deux moyennes proportionnelles. Car le cône est constitué par un cercle dont le diamètre varie indéfiniment, et la parabole (une de ses solutions de la duplication du cube repose sur l’intersection de deux paraboles) fournit la série des moyennes proportionnelles entre une quantité fixe et une autre variable.

Il me semble donc que l’idée de construire des lignes pour représenter des fonctions, considérée généralement comme datant de deux ou trois siècles, est présente dans toute la géométrie grecque depuis le début. On ne voit pas que la découverte des incommensurables ait opéré une rupture dans la continuité du développement.

Cette découverte n’a d’ailleurs certainement pas « ruiné le pythagorisme », comme tu dis. Car autrement les pythagoriciens n’auraient sûrement pas eu pour symbole le pentagone étoilé (division d’une ligne en extrême et moyenne raison). Si l’on suppose qu’après avoir eux-mêmes découvert les incommensurables ils ont gardé cette découverte secrète parce qu’elle ruinait leur doctrine, il est puéril d’imaginer qu’en pareil cas l’image de cette découverte leur aurait servi de signe de reconnaissance. Ils étaient parfaitement capables de concevoir le nombre réel, tout en gardant au terme de nombre la signification de nombre entier pour les initiés du 1er degré. Je ne doute pas un instant qu’ils ne l’aient fait ; d’ailleurs Eudoxe, à qui sont attribués la définition du nombre réel et les théorèmes qui s’y rapportent dans le livre V d’Euclide, était un élève d’Archytas. Aristote dit de Platon que sa doctrine est purement et simplement celle des pythagoriciens, à laquelle il n’aurait changé qu’un mot, en disant « idées » au lieu de « nombres ». Ce qui a causé la ruine des pythagoriciens, ce ne sont pas les incommensurables, c’est simplement le massacre des pythagoriciens vers le milieu du ve siècle.

Il est vrai, assurément, que la découverte des incommensurables a créé un drame, et le discrédit où est tombée de ce fait la notion de vérité est sans doute pour beaucoup dans les diverses doctrines pragmatistes qui ont surgi à cette époque ; ces doctrines, jointes à la diffusion des connaissances par les sophistes, sous une forme vulgaire, parmi les « non-initiés », ont considérablement contribué à susciter la démagogie, et par suite l’impérialisme, lequel a ruiné la civilisation hellénique. Mais il se peut fort bien que le drame n’ait été vraiment un drame que pour les « non-initiés ». Les pythagoriciens n’ont pas dû douter de la raison pour avoir trouvé des rapports non exprimables en nombres entiers.

En tout cas il est remarquable que l’étude des rapports de grandeur dans les lignes et non dans les nombres ait précédé la découverte des incommensurables, laquelle, autrement, n’aurait jamais eu lieu. (À ce propos, il est singulier peut-être que les problèmes qui ont poussé en avant la géométrie grecque soient ceux que notre algèbre élémentaire ne considère pas comme des problèmes. Quand en résolvant une équation un élève de lycée obtient , , il ne se croit pas en présence d’un problème, mais d’une solution ; au lieu que la préoccupation essentielle des Grecs fut de donner un sens à ces expressions.) Dans les tablettes babyloniennes étudiées par N[eugebauer], les équations du 2e, 3e, 4e degrés sont construites à partir de leur solution (c’est évident du fait qu’on en a des séries qui ont toutes la même solution). Cela montre que les Babyloniens ne s’intéressaient qu’à la méthode, et non à résoudre des problèmes réellement posés. Il est évident, de même, que la somme des ouvriers et des jours de travail n’est jamais donnée. Ils s’amusaient à chercher le connu, supposé inconnu, à partir de l’inconnu, supposé connu. C’est un jeu qui fait le plus grand honneur à leur conception de la recherche « désintéressée ». (Avaient-ils des médailles et des bourses ?) Mais ce n’est qu’un jeu.

Si jusqu’à Diophante il n’y a pas trace d’algèbre chez les Grecs (sinon traduite en géométrie), c’est certainement que l’algèbre pure était à leurs yeux interdite. Sans quoi pourquoi n’auraient-ils pas écrit en grec des traités d’algèbre à côté des traités de géométrie ? Pour n’avoir que des problèmes admettant comme solution des nombres entiers, il leur aurait suffi, comme aux Babyloniens, de construire les problèmes à partir des solutions. Je crois que l’explication ne peut être trouvée que dans une interdiction de nature philosophico-religieuse. Les jeux de ce genre devaient leur sembler impies. Car pour eux les mathématiques constituaient, non un exercice de l’esprit, mais une clef de la nature ; clef recherchée non pas en vue de la puissance technique sur la nature, mais afin d’établir une identité de structure entre l’esprit humain et l’univers. C’est ce qui est exprimé par la formule : ὁ θεὸς ἀεὶ γεωμετρεῖ. Les mathématiques étaient aux yeux des pythagoriciens (et de Platon) une condition de la plus haute vertu (et gardées secrètes à ce titre). Il est clair que l’algèbre pur n’est pas utile à cet effet. Ce qui est utile à cet effet, c’est l’étude — rigoureusement mathématique, c’est-à-dire méthodique et sans approximation — des problèmes réellement posés par le monde et l’action sur le monde. La géométrie est de la science appliquée, bien qu’il s’agisse d’une application théorique, si l’on peut s’exprimer ainsi. Et les débuts de la physique, dans Archimède, sont de même espèce : application d’une méthode mathématique à des problèmes réels au moyen d’une axiomatique.

Je crains qu’aujourd’hui on ne soit retombé à la conception babylonienne de la mathématique. Il est vrai qu’on s’occupe beaucoup d’axiomatique ; mais ne choisit-on pas les axiomes dans une certaine mesure à volonté ? Tu parles d’art et de matière dure ; mais je ne puis concevoir en quoi consiste cette matière. Les arts proprement dits ont une matière qui existe au sens physique du mot. La poésie même a pour matière le langage regardé comme ensemble de sons. La matière de l’art mathématique est une métaphore ; et à quoi répond cette métaphore ? La matière de la géométrie grecque était l’espace, mais l’espace à trois dimensions, réellement donné, condition imposée en fait à toutes les actions des hommes. Il n’en est plus ainsi. La matière de ton travail, ne serait-ce pas l’ensemble des travaux mathématiques antérieurs, avec le langage et le système de signes qui en résulte ?

Si l’objet de la science et de l’art sont de rendre intelligible et sensible l’unité entre



III. EXTRAIT D’UN BROUILLON DE LETTRE


La découverte des incommensurables comporte deux découvertes distinctes : 1o qu’il y a des opérations sur les chiffres (ex. ) qui ne comportent pas de résultats en nombres rationnels ; 2o qu’en revanche, à ces résultats impossibles à trouver, correspondent des segments. On présente la chose, généralement, dans l’ordre inverse ; on suppose qu’on a d’abord trouvé que la diagonale du carré est et qu’ensuite on a cherché  ; ou en tout cas que c’est en cherchant une commune mesure à des segments qu’on s’est aperçu que dans certains cas la mesure n’existe pas. Que l’aspect géométrique de cette notion ait été étudié avant l’aspect arithmétique, c’est une supposition arbitraire et tout à fait invraisemblable ; car les nombres ont été étudiés longtemps avant les lignes. Les Babyloniens ont dû nécessairement s’apercevoir que leurs méthodes algébriques conduisaient à une solution seulement dans le cas où les données étaient convenablement choisies — aussi choisissaient-ils les données à partir de la solution. Qu’ont-ils pensé des autres cas ? Nous ne pouvons pas savoir s’ils se sont crus arrêtés par une trop grande complication dans les calculs ou par une impossibilité.

Mais pour les pythagoriciens ou pré-pythagoriciens, la chose est beaucoup plus claire. Puisqu’ils étudiaient les proportions numériques et toutes les espèces de moyennes entre nombres, ils ont dû chercher la moyenne géométrique entre un nombre et son double, comme ils ont fait pour la moyenne harmonique et la moyenne arithmétique. (Peut-être ont-ils donné à ce problème la forme de la duplication du carré ; le problème de Délos le suggère, par analogie.) La moyenne géométrique entre un nombre et son double dut leur sembler difficile à trouver en nombres rationnels. Mais ils nommaient l’arithmétique « science du pair et de l’impair », ce qui suggère qu’ils devaient se demander si un nombre formé d’une manière déterminée est pair ou impair.

Dès lors, on peut supposer qu’ils se sont posé cette question pour la moyenne proportionnelle entre un nombre et son double, lorsque cette moyenne est un nombre entier. Il leur était facile de démontrer que cette moyenne est paire et qu’elle est impaire ; il suffit de savoir que seul le carré d’un nombre pair peut être pair, ce qui est presque immédiat, notamment si on représente un nombre carré avec des points. Donc une telle moyenne (en nombres entiers) n’existe jamais. Il est facile d’en conclure qu’elle n’existe jamais non plus sous forme de fraction.

Aristote dit qu’on démontre l’incommensurabilité de la diagonale par l’absurde : si elle était commensurable, le pair serait égal à l’impair. C’est le texte le plus ancien sur cette question.

Que racine n’existe pas, cela peut avoir été angoissant. Mais rien n’empêchait Pythagore de le savoir avant d’avoir formé sa doctrine. Imaginons qu’il en ait été ainsi ; en ce cas, la découverte de la diagonale du carré aurait été de nature à boule verser, non d’angoisse, mais de joie. Car d’abord un rapport numérique, impossible à exprimer en nombres, existe néanmoins, défini par des quantités parfaitement déterminées. Puis ce rapport, pour être saisi comme tel, exige un exercice de l’intelligence bien plus pur et plus dépouillé de tout secours des sens que n’importe quelle relation entre nombres.

Un pareil choc, une pareille joie ont bien pu mener à la formule « tout est nombre », i.e. : il y a en toutes choses sans exception des rapports analogues aux rapports entre nombres. Car autrement cette formule serait stupide, vu que tout n’est pas nombre.

Je pense que les choses se sont passées ainsi. Car la découverte des incommensurables a eu un retentissement immense ; on le sent par le nombre et la nature des allusions qui y sont faites. Elle est citée sans cesse comme un exemple de choix. Mais si ce retentissement avait été douloureux, cela se sentirait dans les allusions. Or on sent le contraire. Ainsi dans le Ménon, Socrate, pour prouver que toutes les âmes viennent du « ciel intelligible » et se « ressouviennent », interroge un esclave sur la duplication du carré. Ce problème est donc lié à une connaissance qui témoigne éminemment de l’origine divine de l’âme. L’Épinomis (apocryphe de Platon) dit : « Ce qu’on appelle d’un nom tout à fait ridicule géométrie, et qui est l’assimilation (ὁμοίωσις) des nombres (ἀριθμῶν) non semblables entre eux par nature (φύσει), assimilation rendue manifeste par la nature (πρὸς ποῖραν) des choses planes ; merveille non humaine, mais divine, comme il est évident à quiconque peut la comprendre. »

Ce texte, à mon avis, définit la géométrie comme la science du nombre réel. Je ne vois pas d’autre interprétation.

Platon met aussi les incommensurables en tête du Théétète, le dialogue qui concerne le savoir.

Thalès a pu avoir une connaissance intuitive de son théorème en représentant sur un plan l’image de proportions numériques

Si, comme je le suppose, Pythagore a constitué un triangle rectangle avec deux triangles semblables pour former des moyennes proportionnelles, s’il a obtenu ainsi ce qu’il savait ne pas pouvoir obtenir en nombres, une moyenne proportionnelle entre un nombre et son double — alors le ton d’exaltation qui marque toute évocation de la géométrie, et notamment des incommensurables, se conçoit très bien. Trouver dans les nombres des rapports permettant de connaître d’avance les caractères (pair, impair, carré, etc.) de nombres qu’on n’a pas formés — trouver des rapports non numériques aussi exacts que les rapports entre nombres — voilà deux choses enivrantes.

Ces suppositions impliquent, bien entendu, que la notion de proportion telle qu’elle est dans le livre V d’Euclide serait très antérieure à Eudoxe. C’est ce que je voulais suggérer en indiquant qu’Eudoxe est d’origine pythagoricienne. La philosophie de Platon est inintelligible sans une telle théorie. Eudoxe était son contemporain ; mais aucune tradition, aucune « internal evidence » (il me semble) n’indique qu’il ait reçu au cours de sa vie une révélation d’un contemporain. Aurait-il mis dans la bouche de Socrate l’allusion que je t’ai rappelée à la diagonale du carré si celle-ci avait été, du temps de Socrate, un objet de scandale ?

Que les démonstrations datent des incommensurables, voilà en revanche ce que je crois volontiers.

Note qu’il a très bien pu y avoir catastrophe et scandale chez les esprits peu scientifiques et peu philosophiques. C’est même plus que probable. Qui sait si la démonstration sur le pair égal à l’impair n’a pas été le modèle des démonstrations prouvant une thèse et son contraire (base de la sophistique), qui ont pullulé au ve siècle et ont démoralisé Athènes ?

— Nous ne sommes pas près de nous entendre sur Nietzsche. Il ne m’inspire aucune inclination à le traiter légèrement ; seulement une répulsion invincible et presque physique. Même quand il exprime des choses que je pense, il m’est littéralement intolérable. J’aime mieux croire sur parole qu’il est un grand homme que d’y aller voir ; pourquoi m’approcherais-je de ce qui me fait mal ? Mais je ne vois pas comment un amant de la sagesse qui finit comme il a fini peut être regardé comme ayant réussi. En admettant que des facteurs physiques aient joué dans son cas, un peu d’humilité sied aux malheureux, non un orgueil sans mesure. Si le malheur suscite l’orgueil comme une sorte de compensation, il y a là un phénomène qui mérite la pitié, non l’estime, moins encore l’admiration.

Comment surtout admettre qu’il ait pu comprendre quelque chose à la Grèce ? (D’abord, mettre son espoir en Wagner pour la ressusciter !…) Il s’est évidemment décrit lui-même sous le nom d’homme dionysiaque, mais s’il avait vu juste, la Grèce aurait sombré comme lui.

Il s’est complètement trompé sur Dionysos — sans parler de l’opposition avec Apollon, qui est de la pure fantaisie, car les Grecs les mêlaient dans les mythes et semblent parfois les identifier. Que n’a-t-il tenu compte de ce que dit Hérodote — et celui-là savait ce qu’il disait — que Dionysos, c’est Osiris ? Dès lors, c’est le Dieu que l’homme doit imiter pour sauver son âme, qui a rejoint l’homme dans la souffrance et la mort, et que l’homme peut et doit rejoindre dans la perfection et la félicité. Exactement comme le Christ.

La démesure, l’ivresse cosmique et Wagner n’ont rien à voir là-dedans.

Je ne puis accepter aucune interprétation catastrophique de la Grèce et de son histoire, ni qu’on dise qu’ils s’attachaient « désespérément » à la proportion et avaient un sentiment intense de la disproportion entre l’homme et Dieu (ce n’étaient pas des Hébreux !). Certes ils avaient une conception douloureuse de l’existence, comme tous ceux qui ont les yeux ouverts ; mais leur douleur avait un objet ; elle avait un sens par rapport à la félicité pour laquelle l’homme est fait, et dont le privent les dures contraintes de ce monde. Ils n’avaient aucun goût du malheur, de la catastrophe, du déséquilibre. Au lieu que chez tant de modernes (Nietzsche notamment, je crois) il y a une tristesse liée à la privation du sens même du bonheur ; ils ont besoin de s’anéantir. À mon avis, il n’y a aucune angoisse chez les Grecs. C’est ce qui me les rend chers. Jamais, en luttant contre l’angoisse, on ne produit de la sérénité ; la lutte contre l’angoisse ne produit que de nouvelles formes d’angoisse. Eux avaient la grâce au départ.

Pour répondre à la question du mysticisme en Grèce, il faut s’entendre. Il y a des gens qui ont simplement des états d’extase ; il y en a d’autres qui font de ces états un objet presque exclusif d’étude, les décrivent, les classent, les provoquent dans la mesure du possible. Ce sont les seconds qu’on appelle généralement mystiques ; c’est pourquoi saint François, je crois, n’est pas considéré comme tel. En ce second sens, la mystique s’est introduite dans la civilisation hellénique avec les gnostiques et les néo-platoniciens — peut-être, comme tu supposes, non sans influence des « gymno-sophistes ». Il est possible qu’à haute époque les Grecs se soient abstenus de ce genre d’études volontairement, considérant qu’il y a des choses qu’il ne faut pas formuler, et étendant le secret, pour certaines choses, même au dialogue de l’âme avec elle-même. En ce cas ils auraient eu à mon avis, par parenthèse, tout à fait raison ; j’admire sainte Thérèse, mais si elle n’avait rien écrit elle mériterait à mon sens plus d’admiration. Mais quant au fait d’avoir des états d’extase et de leur attacher un haut prix, il ne peut y avoir aucun doute à cet égard. Les écrits de Platon en témoignent assez. (D’ailleurs, le rôle qu’il attribue à l’amour est suffisamment caractéristique.). Et quand, faisant l’éloge de la μανία[1] issue des dieux, il dit que Dionysos inspire la μανία des mystères, je ne vois pas comment interpréter ce passage sans supposer des états extatiques. Car il ne peut s’agir d’états collectifs semi-délirants. Quand des rites combinés avec des instructions s’accompagnent d’états extatiques, cela implique, il me semble, des pratiques mystiques.

À ce propos, on ne peut séparer Eschyle du reste de la pensée grecque du fait qu’il a été initié à Éleusis ; car c’était le cas de pratiquement tout le monde. Diogène le Cynique ne l’a pas été ; cela faisait partie de son cynisme. C’est bien un signe que tout le monde l’était. Je parle de ceux qui comptent.

Il y a dans le Philèbe un passage bien singulier. « C’est un présent des dieux aux hommes, il me semble, qui est tombé du ciel grâce à quelque Prométhée en même temps que quelque feu très lumineux ; et les anciens (παλαιοί), valant mieux que nous et habitant plus près des dieux, nous ont transmis cet oracle ; à savoir que toutes les choses qu’on dit être toujours sont composées de l’un et du plusieurs, et ont comme [propriétés] inhérentes la limite et l’illimité. » (La suite explique que dans chaque sujet de recherche il faut saisir l’idée unique qui le domine, puis passer au « plusieurs », c’est-à-dire poser un certain nombre d’idées permettant de qualifier et ordonner toutes les choses embrassées par cette idée unique ; et ce travail une fois achevé, alors seulement passer à la diversité illimitée des choses en question. Ex. : 1o le son ; 2o le grave et l’aigu, les intervalles, etc. ; 3o les sons. Il dit que les modernes ne savent pas se servir de cette méthode.) Ce passage sonne pythagoricien ; mais les pythagoriciens étaient trop récents pour être ces παλαιοί. Il s’agit donc ou des habitants pré-helléniques de la Grèce, ou d’un pays étranger, sans doute l’Égypte. Mais le ton (dieux, Prométhée, oracle, etc.) suggère une transmission religieuse. Sans doute s’agit-il de l’orphisme ; peut-être, par suite, de la doctrine des mystères. On a là la preuve en tout cas (que personne n’a relevée à ma connaissance) que ce qui forme la partie la plus originale à nos yeux des doctrines pythagoricienne et platonicienne est d’origine très antique. Cette conception du nombre comme formant une sorte de moyenne entre l’unité (qui est le propre de la pensée) et la quantité illimitée [ἄπειρος] qui est donnée dans l’objet est singulièrement lumineuse. Le sens indiqué (un → plusieurs → illimité) exclut complètement ce que nous nommons induction et généralisation. Il est remarquable que cette méthode ait été scrupuleusement observée par la science grecque.

De la même manière, la proportion, dans les choses visibles, permet à la pensée de saisir d’un seul coup une diversité complexe où, sans le secours de la proportion, elle se perdrait. L’âme humaine est exilée dans le temps et l’espace qui la privent de son unité ; tous les procédés de purification reviennent à la délivrer des effets du temps, de manière qu’elle parvienne à se sentir presque chez elle dans le lieu de son exil. Le seul fait de pouvoir saisir d’un coup une multiplicité de points de vue d’un même objet rend l’âme heureuse ; mais il faut que la régularité et la diversité soient combinées de telle sorte que la pensée soit sans cesse sur le point de se perdre dans la diversité et sans cesse sauvée par la régularité. Mais les objets fabriqués à cet effet ne suffisent pas ; la pensée aspire à concevoir le monde même comme analogue à une œuvre d’art, à l’architecture, à la danse, à la musique. À cet effet il faut y trouver la régularité dans la diversité, c’est-à-dire des proportions. On ne peut admirer une œuvre d’art sans s’en croire l’auteur de quelque façon, et, en un sens, le devenir ; de même, en admirant l’univers à la manière d’une œuvre d’art, on en devient d’une certaine manière l’auteur. Il en résulte une purification des passions et des désirs, qui se rapportent à la situation particulière d’un petit corps humain dans le monde, et qui n’ont plus de sens quand la pensée prend pour objet le monde même. Mais les proportions sont indispensables à cet effet, sans quoi il ne peut y avoir équilibre entre la pensée et une matière diverse, complexe et changeante. D’autre part elles n’ont aucun prix en elles-mêmes, mais seulement pour autant qu’elles sont appliquées dans les arts d’une part, dans les sciences de la nature de l’autre. Ainsi appliquées, elles arrachent l’esprit aux désirs pour l’amener à la contemplation, qui exclut les désirs. (Tout cela, bien entendu, ne s’appuie pas sur des textes, ou de loin.)

La mesure, l’équilibre, la proportion et l’harmonie constituaient aux yeux des Grecs le principe même du salut de l’âme, parce que les désirs ont pour objet l’illimité. Concevoir l’univers comme un équilibre, une harmonie, c’est aussi en faire comme un miroir du salut. Dans les rapports entre hommes aussi, le bien consiste à éliminer l’illimité ; c’est cela la justice (qui ne peut alors se définir que par l’égalité). De même dans les rapports d’un homme avec lui-même. Sur « l’égalité géométrique » comme loi suprême de l’univers en même temps que condition du salut de l’âme, il y a un texte dans le Gorgias. Ces notions constituent, il me semble, l’atmosphère même des tragédies d’Eschyle.

Si par le sentiment de disproportion entre la pensée et le monde tu entendais le sentiment d’être exilé dans le monde, alors oui, les Grecs ont eu intensément le sentiment que l’âme est exilée. C’est de chez eux qu’il est passé dans le christianisme. Mais un tel sentiment ne comporte aucune angoisse, de l’amertume seulement. D’autant plus que si — comme j’en suis convaincue — les stoïciens n’ont rien inventé, mais reproduit en leur langage la pensée de l’orphisme, de Pythagore, Socrate, Platon, etc., on peut dire que pour l’âme ce lieu de son exil est précisément sa patrie, si seulement elle sait la reconnaître. Qui sait si, dans l’Odyssée, l’histoire d’Ulysse se réveillant à Ithaque et ne la reconnaissant pas n’est pas un symbole à cet effet ? L’Odyssée est évidemment farcie de symboles philosophiques (Sirènes, etc.). Les Grecs ont eu plus que tout autre peuple le sentiment de la nécessité. C’est un sentiment amer, mais qui exclut l’angoisse.

Jamais je n’admettrai d’ailleurs que qui que ce soit au xixe siècle ait compris quoi que ce soit à la Grèce. Beaucoup de questions se trouvent ainsi réglées.

Ta thèse, que la doctrine d’un artiste n’a pas d’effet sur son art, ne me paraît pas soutenable. Qu’il ait dans les yeux et les mains des problèmes qui exigent une attention exclusive de sa part, d’accord. Mais ce sont ces problèmes qu’ils ont dans les yeux et les doigts qui, je pense, dépendent de leur conception du monde et de la vie humaine. Cela ne s’applique, il est vrai, qu’à ceux de tout premier ordre. Mais moi, les autres ne m’intéressent guère. Je ne crois pas qu’on puisse soutenir que l’art de Giotto, pour ne citer que lui, est sans rapports avec l’esprit franciscain. Pour la science, de même, je ne pense pas qu’on puisse regarder comme indifférent le fait que Galilée était platonicien. D’une manière générale, je ne pense pas qu’un homme de tout premier ordre accepte une conception de la vie humaine, du bien, etc., du dehors, au hasard (bien qu’il puisse accepter ainsi une étiquette), ni que chez un tel homme aucune forme d’activité soit sans relations étroites avec toutes les autres. Le mystère du très grand art, précisément, c’est que la doctrine de l’artiste passe dans ses mains. Peu importe qu’en même temps il puisse ou non l’exprimer en paroles.

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III bis. VARIANTE D’UNE PARTIE DU TEXTE PRÉCÉDENT


qui concerne le savoir.

(À ce propos, Th. ne démontre pas seulement l’irrationalité des racines jusqu’à , mais, ensuite, de toutes les racines de nombres non carrés. Il devait démontrer qu’une fraction qui, élevée au carré, égale un nombre entier, est toujours réductible à un nombre entier. Mais cela est présenté comme un exercice d’écolier, il me semble, non comme une découverte.)

Thalès a pu avoir une connaissance intuitive de son théorème en représentant sur un plan des images de proportions numériques :

Si, comme je le suppose, Pythagore a constitué un triangle rectangle avec deux triangles semblables en vue de former des moyennes proportionnelles ; s’il a obtenu ainsi une moyenne entre un nombre et son double, sachant déjà qu’il ne pouvait l’obtenir en nombres ; s’il a conçu le rapport entre cette moyenne et ce nombre comme un rapport exact, ce qui semblait indiquer que le pouvoir de l’intelligence s’étend à tout ce qui ne se compte pas — alors le ton d’exaltation extatique qui marque toute évocation de la géométrie, et notamment des incommensurables, se conçoit très bien. Non autrement.

Trouver dans les nombres des lois permettant de définir d’avance les caractères (pair, impair, carré, etc.) de nombres qu’on n’a pas formés — trouver, là où le nombre ne peut fournir aucun secours, des rapports numériques aussi exacts que les rapports entre nombres — voilà deux choses enivrantes, mais la seconde bien plus.

Je pense donc que la notion de proportion, telle qu’elle est dans le livre V d’Euclide, est très antérieure à Eudoxe. (C’est ce que je voulais suggérer en indiquant qu’Eudoxe est de filiation pythagoricienne.) La philosophie de Platon est inintelligible si on n’admet pas qu’il ait eu cette notion. Il aurait pu, à la rigueur, l’emprunter à Eudoxe, son contemporain — mais aucune tradition, ni, je crois, aucune « internal evidence » n’indique qu’il ait reçu une révélation d’un contemporain. Aurait-il mis dans la bouche de Socrate l’allusion que je t’ai rappelée à la diagonale du carré si celle-ci avait été, du temps de Socrate, un objet de scandale et le signe d’une faillite ?

Note qu’il y a très probablement eu bouleversement et scandale chez tous les esprits un peu grossiers. Qui sait si la démonstration qu’un même nombre est pair et impair n’a pas servi de modèle à toutes ces démonstrations prouvant une thèse et son contraire (base de la sophistique) qui ont pullulé au ve siècle et démoralisé Athènes ?

— Nous ne sommes pas près de nous entendre sur Nietzsche. Il ne m’inspire aucune inclination à le traiter avec légèreté, mais une répulsion invincible et presque physique ; et cela même quand il exprime des choses que je pense. J’aime mieux croire sur parole qu’il est un grand homme que d’y aller voir ; pourquoi m’approcherais-je de ce qui me fait mal ? Mais un amant de la sagesse qui finit comme lui, il me paraît difficile de considérer qu’il a réussi. En admettant que des facteurs physiques aient joué contre lui, qu’il ait lutté toute sa vie contre le malheur pour être finalement vaincu, alors un peu d’humilité sied aux malheureux, non un orgueil sans mesure. Si le malheur produit un tel orgueil par compensation, le malheureux peut être légitimement un objet de pitié, non d’estime, moins encore d’admiration.

Il s’est évidemment décrit lui-même sous le nom d’homme dionysiaque ; mais s’il avait vu juste, la Grèce aurait sombré comme lui. C’est assez pour montrer qu’il ne l’a pas comprise. D’ailleurs, compter sur Wagner pour la ressusciter !

Il s’est complètement trompé sur Dionysos (sans compter que l’opposition avec Apollon est de pure fantaisie, je crois). Que n’a-t-il écouté Hérodote — un homme qui, lui, sait de quoi il parle — quand il dit que Dionysos, c’est Osiris ? Dès lors, il s’agit du Dieu dont l’imitation constitue le salut de l’âme ; qui a rejoint l’homme dans l’humiliation, la souffrance et la mort ; que l’homme peut et doit rejoindre dans la perfection (c’est-à-dire la pureté, la justice, la vérité) et dans la félicité. Exactement comme le Christ.

La démesure, l’ivresse cosmique, Wagner n’ont rien à voir là-dedans.

Je ne puis admettre aucune explication catastrophique de la Grèce et de son histoire. Ils avaient certes une conception douloureuse de l’existence humaine, comme tous ceux qui ont les yeux ouverts. Mais leur douleur avait un objet ; elle avait un sens par rapport à la félicité qui est le partage naturel de l’âme, et dont elle est privée par les dures contraintes de ce monde. La douleur n’apparaît jamais chez eux que comme l’échec d’une aspiration à la félicité. C’est en ce sens seulement que (comme dit Nietzsche) il a pu y avoir chez eux mélange de douleur et de joie ; car le sentiment d’être né pour la félicité est encore un sentiment heureux, même s’il reste misérablement impuissant, et il apparaît plus pur dans le malheur. Au contraire, chez tant de modernes — N. notamment, je crois — il y a une tristesse en soi, une tristesse liée à l’absence du sens même du bonheur. Chez eux, le mélange de la douleur et de ce qu’ils nomment joie vient de ce que la catastrophe les attire ; ils y trouvent leur volupté ; ils ont besoin de s’anéantir. À mon sens, la folie est essentiellement la privation totale de la joie et de l’idée même de la joie.

À mon avis, il n’y a aucune angoisse chez les Grecs. C’est ce qui me les rend chers. Jamais, en luttant contre l’angoisse, on ne produit de la sérénité ; la lutte contre l’angoisse ne produit que de nouvelles formes d’angoisse. Eux étaient sur un autre plan ; ils avaient la grâce.

Ce qu’ils ont eu intensément, c’est le sentiment de l’exil, le sentiment que l’âme est exilée dans le monde. C’est de chez eux qu’il est passé dans le christianisme. Mais un tel sentiment ne comporte aucune angoisse, de l’amertume seulement. Ils ont eu de même, plus que tout autre peuple, le sentiment de la nécessité et de son empire impossible à combattre. Mais ce sentiment, le plus amer de tous, exclut l’angoisse.

Les stoïciens n’ont, je pense, rien inventé, mais transmis seulement, en enseignant que ce monde est la patrie de l’âme ; elle doit apprendre à reconnaître sa patrie dans le lieu même de son exil. Qui sait si l’histoire d’Ulysse se réveillant à Ithaque sans la reconnaître n’est pas un symbole à cet effet ? L’Odyssée est évidemment farcie de symboles philosophiques (Sirènes, etc.).

Pour le problème du mysticisme en Grèce, il faut s’entendre. Il y a des gens qui ont simplement des états d’extase ; il y en a qui, de plus, étudient ces états d’une manière presque exclusive, les décrivent minutieusement, les classent, les provoquent dans une certaine mesure. Ce sont les seconds qu’on appelle généralement mystiques ; ainsi saint François, je crois, n’est pas regardé comme tel. En ce sens il n’y a pas trace de mystique avant les néo-platoniciens et les gnostiques. Il a très bien pu y avoir, dans la période classique et préclassique, une sorte d’interdiction à cet égard ; on a pu juger peu convenable de formuler en paroles ce qu’il y a de plus précieux. Ils ont pu étendre la notion du secret jusqu’à préserver même à l’égard de soi-même le secret que des choses les plus élevées, et les recouvrir d’un silence complet. La vertu du silence, à laquelle les pythagoriciens attachaient tant de prix, ne devait pas concerner seulement les rapports avec les profanes.

Mais si l’on nomme mystique le fait d’avoir des états d’extase, de leur attacher un haut prix, et sinon de les provoquer, du moins de chercher à se mettre dans une disposition d’esprit où ils sont possibles — alors Platon, tout d’abord, est un mystique. Le rôle qu’il attribue à l’amour est significatif à cet égard ; et il ne manque pas chez lui d’allusion à des états extatiques. De plus quand, faisant l’éloge de la μανία[2] inspirée par les dieux, il dit que Dionysos inspire celle des mystères, il témoigne de l’existence d’une tradition mystique. Car cette μανία ne peut consister qu’en états extatiques ; il ne saurait être question d’états collectifs semi-délirants. Quand des rites combinés à des enseignements s’accompagnent d’états d’extase, il doit y avoir des pratiques mystiques.

À ce propos, on ne peut séparer Eschyle du reste de la pensée grecque parce qu’il était initié à Éleusis. Cela semble avoir été le cas, pratiquement, de tout le monde ; tous ceux qui comptaient.

Il y a un texte très singulier dans le Philèbe. « C’est un présent des dieux aux hommes, je crois, qui est tombé de chez les dieux, grâce à quelque Prométhée, en même temps que quelque feu très lumineux ; et les anciens (παλαιοί), valant mieux que nous et habitant plus près des dieux, nous ont transmis cet oracle ; à savoir que toutes les choses qu’on dit être toujours sont composées de l’un et du plusieurs, et ont comme propriétés intrinsèques (ἔμφυτον) la limite et l’illimité (ἄπειρος). » La suite explique que, pour toute recherche sur un sujet quelconque, il faut saisir l’idée unique qui embrasse tout le sujet — puis les idées, en nombre limité, qui permettent de qualifier, classer, mettre en ordre les choses embrassées par l’idée unique — et seulement une fois toutes ces idées trouvées, passer à la variété illimitée des choses dont il est question. Ex. 1o le son ; 2o le grave, l’aigu, les intervalles, etc. ; 3o les sons. Platon dit que les savants (σοφοί) modernes ne savent plus employer convenablement cette méthode.


III ter. AUTRE VARIANTE DU MÊME TEXTE


Mon idée, sur la découverte des incommensurables, est que les Grecs ont commencé par découvrir, non pas que la diagonale du carré est incommensurable, mais qu’il n’y a pas de moyenne proportionnelle entre deux nombres dont l’un est le double de l’autre. Comme indication historique, je ne connais que deux textes. L’un, de Platon, dans le Ménon, où Socrate, pour prouver que toute âme — y compris celle d’un esclave — vient du « ciel intelligible », interroge un esclave sur la duplication du carré, et lui fait trouver (par des questions bien choisies) qu’on obtient le double d’un carré en prenant la diagonale comme côté. Il n’y a rien d’autre ; mais le choix de ce problème (duplication du carré) suggère qu’il est lié à une connaissance qui témoigne éminemment de l’origine divine de l’intelligence humaine ; et que serait cette connaissance, sinon celle des incommensurables ? L’autre texte est d’Aristote ; il dit qu’on démontre l’incommensurabilité de la diagonale par l’absurde : car si la diagonale était commensurable, le pair serait égal à l’impair. Le nombre à la fois pair et impair est évidemment celui qui mesure la diagonale. Comme les pythagoriciens (auteurs de la découverte) nommaient l’arithmétique l’étude du pair et de l’impair, il n’y a rien d’invraisemblable, tout au contraire, à ce que cette démonstration soit la leur. Cherchant une moyenne proportionnelle entre un nombre et son double, ils ont pu, avant de la trouver, se demander si elle était paire ou impaire ; voir qu’elle est nécessairement l’un et l’autre à la fois ; en conclure qu’il n’y en a pas. Tu n’ignores pas qu’ils faisaient des recherches d’arithmétique (ils ont démontré que tout carré entier est la somme des n premiers nombres impairs). Cette voie me paraît extrêmement naturelle. Quant à la raison pour laquelle ils se sont intéressés à la moyenne proportionnelle entre un nombre et son double, je pense que cela tenait à l’intérêt qu’ils portaient aux séries. La moyenne arithmétique et la moyenne harmonique entre un nombre et son double sont signalées comme quelque chose d’admirable dans un texte de l’Épinomis (apocryphe de Platon) qui semble inspiré d’eux. Le texte du Ménon et l’histoire de Délos suggèrent que ce problème a pu prendre la forme du problème de la duplication du carré.

Représenter la moyenne proportionnelle en question par la diagonale du carré devait venir immédiatement à l’esprit, soit en remarquant que le carré construit sur la diagonale est double, soit par la propriété du côté droit du triangle rectangle, qui est moyenne proportionnelle entre l’hypoténuse et le segment déterminé sur l’hypoténuse par la hauteur.

En disant qu’il n’y a pas eu de drame des incommensurables, je ne veux pas dire que les Grecs n’aient pas été bouleversés d’émotion par cette découverte. Je sais qu’ils l’ont été ; on en voit partout des traces. (Par parenthèse, si la transcendance d’ et a laissé les gens indifférents, c’est que nous sommes abrutis.) Mais je pense que cette émotion a été joie et non pas angoisse. Comme tu peux voir de ce qui précède, je pense qu’ils ont été, non pas stupéfaits qu’il y ait des rapports indéfinissables par les nombres, mais intensément heureux de voir que même ce qui ne se définit pas par nombres est encore rapport. L’Épinomis, déjà cité, dit : « …ce qu’on appelle, d’un nom tout à fait ridicule, géométrie, et qui est l’assimilation (ὁμοίωσις) des nombres (ἀριθμῶν) non semblables entre eux par nature, assimilation rendue manifeste par la nécessité (? μοῖραν) des choses planes ; merveille non humaine, mais divine, comme il est évident à quiconque peut la comprendre. » Les esprits de second ordre ont pu être consternés ; les autres ont dû être dans le ravissement, en s’élevant à une notion du rapport qui demande un exercice de l’intelligence plus dépouillé que le rapport numérique.

La découverte des incommensurables exige seulement le raisonnement prouvant que si , m est pair et impair, et l’application au demi-carré des propriétés du triangle rectangle. L’un et l’autre étaient à la portée de Pythagore. Je pense que loin que cette découverte ait pu porter le trouble dans la doctrine que « tout est nombre », elle en est l’explication. Car dire que tout est nombre, au sens littéral, est une stupidité évidente. Car tout n’est pas nombre. Mais si on a découvert, dans un certain cas, que même ce qui n’est pas nombre est néanmoins encore nombre en un sens, on peut dire alors que tout est nombre — c’est-à-dire rapport. Sans doute les Pythagoriciens étaient heureux de trouver dans les sons, par exemple, des rapports numériques. Mais il aurait fallu qu’ils fussent idiots s’ils avaient cru pouvoir en trouver partout.

Ce que je dis suppose, évidemment, qu’ils aient eu une idée nette des rapports irrationnels. Mais si l’on avait attendu Eudoxe pour cela, la philosophie de Platon ne serait pas intelligible. En te signalant qu’Eudoxe était l’élève d’un géomètre pythagoricien, je voulais suggérer qu’il a pu hériter et non découvrir une partie de ce qu’on rapporte à lui. Il a trouvé l’axiome dit d’Archimède ; c’est déjà assez beau ; je ne puis croire qu’il ait trouvé la notion de nombre réel ; car autrement, jusqu’à lui, l’incommensurabilité de la diagonale aurait été un scandale, et on ne l’aurait pas évoquée complaisamment comme l’exemple par excellence d’une vérité saisie par l’intelligence pure. La manière dont Platon et Aristote y font allusion montre que c’était dans ces milieux l’exemple classique. Eudoxe est contemporain de Platon ; on pourrait à la rigueur supposer que Platon a modifié sa philosophie en conséquence de sa découverte ; mais Aristote ne dirait pas alors qu’il n’a changé qu’un mot à la doctrine des pythagoriciens.

Quoi qu’il en soit, je pense que les incommensurables ont donné aux Grecs l’idée d’intelligible pur, ou, pour parler avec plus de précision, leur ont procuré des vérités qui exigent, pour être saisies, une séparation plus nette entre l’intelligence et l’usage des sens que les propositions concernant les nombres ; c’est pourquoi cela leur a semblé un présent des dieux.

Je ne peux admettre aucune interprétation catastrophique de la pensée grecque ou de son histoire. Je ne traiterais pas légèrement la Naissance de la Tragédie ; ce livre m’est seulement très souvent odieux. Je ne puis supporter Nietzsche ; il me rend malade, même quand il exprime des choses que je pense. J’aime mieux admettre, sur la foi de sa réputation, que c’est un grand homme, que d’y aller voir. Pourquoi approcherais-je ce qui me fait mal ? Mais pour Dionysos, il s’est complètement trompé ; pourquoi n’a-t-il pas tenu compte de ce que dit Herodote (qui savait de quoi il parlait), que Dionysos, c’est Osiris ? L’un et l’autre représentent donc le Dieu qu’il faut « imiter » (comme dit Platon) pour que l’âme soit sauvée ; exactement comme le Christ. Mais il serait trop long de s’étendre là-dessus.

Je ne puis admettre qu’on dise que les Grecs se sont attachés « désespérément » à la proportion (c’était bon pour Nietzsche de s’attacher « désespérément », parce qu’il sentait qu’il allait devenir fou), ou qu’ils aient eu un sentiment si intense de la disproportion entre l’homme et Dieu. Tous les hommes ont le sentiment à la fois d’une distance infinie et d’une unité absolue entre l’homme et Dieu ; ces deux sentiments contradictoires se combinent partout en nuances infinies. Chez les Grecs l’angoisse et le désespoir n’avaient pas part au sentiment de leur rapport avec le monde, en ce sens qu’ils conservaient toujours le sens du bonheur. Chez des hommes comme Nietzsche — qui se décrit lui-même sous le nom d’homme dionysiaque ; comment dès lors pouvait-il voir juste ? Car s’il avait vu juste, la Grèce aurait comme lui sombré dans la folie — l’idée de bonheur n’évoque rien ; la catastrophe et le déséquilibre les attirent ; ils ont besoin de s’anéantir. Les Grecs avaient une conception douloureuse de la vie, car ils savaient que la nécessité écrase l’homme ; mais ils savaient aussi que l’homme est écrasé par des forces extérieures, et qu’en lui se trouve un principe de bonheur. Leur conception du bonheur était l’équilibre, équilibre entre les parties de l’âme, équilibre entre les hommes, équilibre entre la pensée et le monde. La parenté entre la géométrie et la justice, l’idée que le monde est constitué par une harmonie comme l’âme quand elle est ce qu’elle doit être, sont évoquées par Platon comme le trésor d’une antique sagesse.

Il n’est pas facile de concevoir et d’exprimer en quoi a pu consister au juste le rôle de la proportion. En ce qui concerne l’art, la proportion permet à la pensée de saisir et d’ordonner d’un coup la diversité. Si la proportion est employée judicieusement — c’est-à-dire de manière à laisser subsister le sentiment de la diversité — la pensée se trouve dans la situation la plus heureuse, qui consiste pour elle à se sentir chez soi au milieu de la matière. On pourrait définir l’objet de l’art comme étant d’amener l’âme à se sentir chez elle dans le lieu de son exil. Mais les objets fabriqués ne suffisent pas ; la pensée désire pouvoir apercevoir le monde lui-même comme une œuvre d’art ; il s’agit là, non plus d’établir, mais de trouver des proportions. Plus on en aperçoit, plus l’univers devient le contraire d’un cauchemar. La purification consiste en ce que l’ordre de l’univers devient objet d’amour (c’est la conception stoïcienne ; je pense qu’ils n’ont rien inventé) et en ce que l’esprit d’un homme, condamné à presque tout subir, devient d’une certaine manière l’auteur même de l’univers. On ne peut admirer une œuvre d’art sans s’en croire l’auteur de quelque façon ; admirer l’univers comme une œuvre d’art, c’est s’assimiler de quelque façon à Dieu. Les mathématiques sont utiles à cet effet comme science de la nature. Il semble clair que retrouver, dans des apparences changeantes et diverses où l’homme se perd, quelques rapports simples donne un bonheur de ce genre. Un rapport qui se retrouve identique dans des choses diverses, c’est la notion même de proportion.

Dès lors qu’il est question d’imitation de Dieu (le mot est de Platon), la mystique est proche. Bien que le terme soit vague, je pense qu’on s’accorderait généralement à l’appliquer à certains passages de Platon. D’ailleurs le rôle assigné par lui à l’amour (le même que dans d’autres dialogues il assigne à la mathématique !) semble caractéristique à égard. D’autre part, quand il dit, faisant l’éloge de la μανία issue des dieux, que Dionysos inspire la μανία des mystères, cela semble indiquer des pratiques mystiques chez les initiés. Du moins je ne vois pas d’autre interprétation possible. Car il ne s’agit certainement pas d’états semi-délirants ; il ne peut s’agir que d’extase.

Je ne serais pas surprise que l’emploi actuel du mot mystique vînt des premiers auteurs chrétiens, dont certains, tout en polémiquant contre les mystères, aimaient représenter le christianisme comme « le vrai mystère ».

À propos des mystères, on ne peut pas faire de différence entre l’esprit d’Eschyle et celui des autres Grecs du fait qu’il était initié à Éleusis ; car tout le monde pratiquement (ceux qui comptaient) était dans le même cas. Platon fait citer par Socrate une formule des mystères. Que Platon et Pythagore se soient étroitement inspirés des mystères, cela ne semble pas douteux. Hérodote, Sophocle étaient aussi initiés, etc.

Il y a dans le Philèbe une formule bien curieuse. « C’est un présent (il s’agit d’une « route » que Socrate va expliquer) des dieux aux hommes, à ce qu’il me semble, qui est tombé de chez les dieux, grâce à quelque Prométhée, en même temps que quelque feu très lumineux ; et les anciens (παλαιοί), valant mieux que nous et habitant plus près des dieux, nous ont transmis cet oracle ; à savoir que toutes les choses qu’on dit être toujours sont composées de l’un et du multiple et ont la limite et l’illimité [comme propriétés] inhérentes (ξύμφυτον). Il nous faut donc, puisque les choses sont ainsi ordonnées, poser une seule idée chaque fois pour toute investigation concernant un sujet quelconque ; on la trouvera, puisqu’elle y est ; quand nous l’aurons saisie, après une seule en examiner deux, s’il y en a deux, ou sinon trois ou tout autre nombre, et de même pour chacune d’elles, jusqu’à ce que cette chose qui était d’abord une, on voie non seulement qu’elle est une et multiple et illimitée, mais aussi quel est son nombre ; il ne faut pas expliquer à la multitude l’idée de l’illimité avant d’avoir parfaitement vu le nombre intermédiaire entre l’illimité et l’un. » (Ainsi le grave, l’aigu, les intervalles, etc. sont les notions intermédiaires entre le son et la variété illimitée des sons.) Ce passage sonne pythagoricien (Philolaüs dit que tout est un tissu de limité et d’illimité), mais les « anciens » ne peuvent guère être les pythagoriciens, vu qu’un siècle à peine sépare Platon de Pythagore. Ce « présent des dieux » transmis par les anciens », il me semble que ce ne peut être qu’une allusion à l’orphisme. Ou aux Égyptiens ? (à cause d’ « habitant plus près des dieux »). Ou aux deux peut-être. En tout cas il devait y avoir quelque chose dans les mystères sur l’un, le multiple et l’illimité.

Je crois volontiers que pour beaucoup de sculpteurs et peintres il est indifférent qu’ils aient telle ou telle conception du monde ; ce sont, je pense, ceux qui ne m’intéressent pas. Mais il me paraît difficile de soutenir que l’admiration de Giotto pour saint François n’a eu aucun rapport avec son art — ou, pour Léonard, les conceptions platoniciennes — ou, pour les cathédrales, le catholicisme (y compris les hérésies). Non que je croie que les artistes se détournent des problèmes qu’ils ont dans les yeux et les doigts pour se livrer à des spéculations abstraites (quoique cela puisse aussi se produire), mais je pense que les problèmes qu’ils ont dans les yeux et les doigts dépendent de la conception qu’ils se font de la vie humaine et du monde. Ceci ne s’applique qu’à ceux de tout premier ordre. D’une manière générale je pense que chez les hommes de tout premier ordre aucune espèce d’activité n’est sans liens intimes avec toutes les autres. Bien entendu, l’étiquette qu’ils se laissent parfois coller en raison du temps et du milieu où ils vivent peut être indifférente ; une étiquette n’est pas une doctrine. Il est clair que le mystère du très grand art, c’est que la doctrine de l’artiste passe dans ses mains. J’en dirais autant de la science. Mais il est peu de très grands hommes (on peut différer aussi sur la classification) et pour tous les autres ce que tu dis est tout à fait juste. Remarque, soit dit en passant, que la plupart des doctrines étant équivalentes en ce qu’elles ont d’essentiel, les différences de doctrine souvent n’existent pas là où on croit en voir.

[…] l’idée de l’art comme d’une chose qui rend fou, ou qui convient aux fous, est une des pires impiétés qu’on puisse prononcer.

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EXTRAITS DE LETTRES À A. W.
(Marseille, 1941-1942)


I


[…] Figure-toi que ces jours-ci, en essayant de retrouver la « méthode mécanique » d’Archimède pour la quadrature de la parabole, j’ai trouvé un autre procédé que le sien, analogue, et qu’il aurait très bien pu employer aussi ; il consiste à employer, pour faire l’intégration, le volume de la pyramide au lieu du centre de gravité du triangle. Tu verras sans doute ce que je veux dire, si tu as présent à l’esprit le passage d’Archimède en question ; mais peu importe ! Voici où je voulais en arriver. Le centre de gravité du triangle n’est pas autre chose que le point de rencontre des médianes. Ce point de rencontre, tout comme le volume de la pyramide, fournit le rapport . De même, le point de rencontre des médianes du parallélogramme fournit le rapport tout comme la surface du triangle. Les théorèmes concernant les points de rencontre des médianes du parallélogramme et du triangle doivent donc impliquer quelque chose qui corresponde aux intégrations par lesquelles on arrive respectivement aux formules et . Mais de quelle manière ? C’est ce que je ne vois pas. Qu’est-ce que tu en penses ? Je ne sais pas si je me suis fait comprendre.

Peux-tu me faire savoir si Neugebauer a publié de nouveaux ouvrages sur la mathématique ou l’astronomie antique, depuis celui que j’ai eu entre les mains (et qui date, je crois, de 1934) ?

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II


[…] J’aurais eu bien besoin d’un physicien, ces jours-ci, pour lui poser la question suivante. Planck motive s’introduction des quanta d’énergie par l’assimilation de l’entropie à une probabilité (exactement, le logarithme d’une probabilité), parce que, pour calculer la probabilité d’un état macroscopique d’un système, il faut supposer un nombre fini d’états microscopiques correspondants (états discrets). Le motif est donc que le calcul des probabilités est numérique. Mais qu’est-ce qui empêchait de faire usage d’un calcul des probabilités continu, où le nombre généralisé remplacerait le nombre ? (Vu qu’il y a des jeux de hasard où la probabilité est continue.) On aurait évité les quanta. Qu’est-ce qui a empêché de tenter cela ? Planck n’en dit rien. T. ne connaît pas de physicien ici capable de m’éclairer. Toi, que penses-tu de cela ?

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III


[…] Ta réponse concernant Planck ne m’a pas satisfaite. D’abord, les raisons de Planck n’ont en effet qu’un intérêt historique ; mais les raisons qu’on a aujourd’hui d’adopter la théorie des quanta n’ont également qu’un intérêt historique, car le moment présent sera bientôt de l’histoire.

Deuxièmement, la question, à mon sens, se pose ainsi. On a deux états macroscopiques A et B ; il y a un rapport entre leurs entropies respectives, entre leurs probabilités respectives en liant les deux notions, entre les quantités d’états microscopiques correspondant à chacun en interprétant ainsi la probabilité. Cette quantité, selon la mécanique classique, est infinie ; il faut donc trouver un rapport de grandeur déterminé entre deux infinis. Il existe de tels rapports ; ainsi entre deux segments, si on regarde chacun comme un ensemble de points. Dans une roulette foraine, l’aiguille peut s’arrêter sur n’importe quel point du disque ; la quantité des cas possibles est infinie ; la probabilité que l’aiguille s’arrête sur du vert ou du rouge (par exemple) est proportionnelle aux longueurs des arcs ainsi colorés. Pour appliquer la notion de probabilité continue, il faut trouver une certaine représentation de la relation entre états microscopiques et macroscopiques, une image, une analogie, telle que les quantités infinies d’états microscopiques correspondant à un état macroscopique aient entre elles des rapports finis mesurables par des nombres irrationnels. L’expérience, il me semble, ne peut pas fournir des mesures assez précises pour exclure cette possibilité. (Cela me semble évident, puisque les nombres rationnels et irrationnels peuvent être infiniment voisins.)

J’ai lu un recueil de conférences de Planck dont l’une est intitulée « Genèse de la théorie des quanta » ; j’ai lu aussi la partie concernant les quanta de son manuel de physique en 4 volumes ; dans les deux il dit explicitement que c’est la probabilité qui exige le discontinu ; il ne fait aucune allusion à la moindre tentative pour utiliser la probabilité en conservant la continuité. S’il avait fait une telle tentative et si elle avait échoué, il me semble qu’il en aurait dit un mot.

Si je suis parvenue à rendre intelligible la question que j’ai dans l’esprit, j’aimerais que tu la poses à un physicien.

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En ce qui concerne Stévin, j’avais déjà étudié à fond son Arithmétique en 1934 ou 1935, et j’ai quelque part un cahier tout plein de résumés et d’extraits dudit ouvrage ; je n’ai pas lu ses travaux de mécanique, mais j’ai vu l’exposé de certaines de ses idées par Lagrange.

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IV


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As-tu lu saint Jean de la Croix ? C’est en ce moment ma principale occupation. On m’a donné aussi un texte sanscrit de la Gîta, transcrit en lettres latines. Ce sont deux pensées extraordinairement semblables. La mystique de tous les pays est identique. Je crois que Platon aussi doit y être rangé, et qu’il prenait les mathématiques comme matière de contemplation mystique.

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  1. Folie.
  2. Folie.