Gallimard (p. 177-185).


L’AVENIR DE LA SCIENCE


Cet ouvrage[1] est dirigé contre l’esprit qu’on nomme scientisme. À vrai dire, il y a deux scientismes distincts : celui du xixe siècle, représenté par la pitoyable trinité Taine, Renan, Berthelot, dont Bergson a contribué à nous délivrer, mais très vivant encore dans la masse, chez les successeurs de M. Homais, de Bouvard et Pécuchet, et même chez beaucoup d’honnêtes gens ; et le scientisme contemporain, qui a perdu toute rigidité, mais par un singulier paradoxe n’en est pas moins étroit. Il s’accommode fort bien de l’antinationalisme, de l’anti-intellectualisme, du surréalisme, de tout absolument, excepté de ce qui est d’ordre authentiquement spirituel. C’est particulièrement le cas en France, où existe une école de sociologie grâce à laquelle on peut étudier les mythes, le folklore, les civilisations antiques et celles des populations de couleur sans trouver nulle part aucune trace de spiritualité. L’exposition de 1937, déjà si loin de nous, fut pour une part une manifestation du scientisme contemporain ; un homme fort cultivé et haut placé dans la hiérarchie universitaire souhaitait sérieusement, après l’avoir visitée, que dans chaque village de France on remplaçât l’église par un Palais de la Découverte en miniature.

La collection « Présences », on le sait, est d’inspiration catholique. Il est juste que les catholiques remettent le Palais de la Découverte à sa place légitime par rapport à l’Église. Ils n’ont que trop tardé ; ils ne se laissent que trop imprégner par l’atmosphère même qu’ils veulent abolir, tant est grand l’empire de l’époque où l’on vit. Ainsi le R.P. Sertillanges, dans un essai plein de bon sens, montre qu’aucun homme de talent n’a été pleinement scientiste, parce que les limites de la science sont évidentes. Mais il ajoute : « Renan a eu raison d’écrire : « Le grand règne de l’esprit ne commencera que quand le monde matériel sera parfaitement soumis à l’homme. » Or telle est l’œuvre de la science. » Très probablement le R.P. Sertillanges veut dire seulement que la contemplation exige du loisir, et que parmi les conditions du loisir se trouve la technique. Mais en fait il dit tout autre chose ; et on serait tenté de lui demander si la domination du monde par l’esprit humain n’est pas ce qui définissait le Paradis terrestre, si l’homme n’est pas devenu soumis à la chair et à la matière, qui lui imposent entre autres contraintes celle du travail, en même temps qu’il est devenu pécheur, et si ce qu’a fait le péché peut être défait autrement que par la grâce.

Daniel-Rops expose de nouveau, avec beaucoup de clarté et de talent, les conceptions naguère diffusées par le groupe « Ordre Nouveau ». Elles sont simples. La technique actuelle tend à réduire à presque rien la part du labeur humain dans la fabrication des produits, et du même coup aussi le profit du capital et la valeur des marchandises fabriquées en séries. Favorisons cette évolution ; que tout travail de manœuvre soit aboli, à l’exception d’une courte période de service civil imposée au peuple entier ; que la fabrication des produits nécessaires à la vie soit socialisée, et que ces produits soient distribués gratuitement. Les loisirs seront librement employés à des travaux qualifiés pour lesquels la loi de l’offre et de la demande subsistera. Pour décrire ainsi l’avenir, Daniel-Rops emploie, comme ferait n’importe quel marxiste, des verbes au futur ; un musulman lui apprendrait qu’il est imprudent d’employer un verbe au futur sans ajouter « inch’Allah », « s’il plaît à Dieu ». Si les passions tenaient aussi peu de place dans l’organisation sociale que le suppose ce plan, on pourrait obtenir une organisation équitable même avec une faible technique. Les gens de l’ « Ordre Nouveau », d’ailleurs très sympathiques, oubliaient qu’en toute affaire humaine le problème des stimulants est capital, aussi important que celui de la source d’énergie pour un moteur. Ils auraient dû le comprendre pourtant quand ils ont tenté d’organiser une ébauche de service civil volontaire et qu’ils ont échoué ; ils ont échoué parce que rien ne poussait les gens à les suivre. Un peuple soumis à une courte période de travail obligatoire et non rémunéré ne travaillera véritablement que sous la pression d’un pouvoir central despotique et sous la menace de châtiments terribles, à moins qu’on ne découvre d’autres stimulants vraiment efficaces ; il faudrait une véritable découverte. Quant aux longues années de loisir, il faut être naïf, surtout aujourd’hui, pour ne pas penser que certains les consacreraient au seul jeu vraiment passionnant pour les hommes, le jeu qui a pour objet la domination sur les hommes ; quand on est entré dans ce jeu, on en sort malaisément ; comme ce jeu exige des ressources illimitées, en armes et autrement, la période de travail forcé imposé au peuple aurait bientôt la longueur d’une vie entière. Daniel-Rops, cédant sans s’en rendre compte au prestige du marxisme, qui fait partie pourtant de ce scientisme qu’il combat, croit que les guerres proviennent des difficultés économiques ; mais ce sont les difficultés économiques qui proviennent avant tout de la volonté de puissance dont la guerre est un aspect. Ces problèmes demandent à être examinés de près, car si les espérances de Daniel-Rops sont effectivement illusoires, ces illusions, au moment où nous sommes, sont très dangereuses.

André Thérive a écrit quelques pages amusantes concernant les différentes formes du roman scientifique, de Cyrano de Bergerac jusqu’à Huxley. Pierre Devaux fait un tableau des inventions passées et à venir, fort intéressant en ce qui concerne le passé. Raymond Charmet, au sujet de ce qu’il nomme « le mythe moderne de la science », fait un certain nombre de citations dont plusieurs sont des perles de sottise pure ; ainsi celle-ci, de J. Perrin, dans la préface des Atomes : « Le Destin vaincu semble permettre enfin un Espoir sans limites. »

L’essai le plus intéressant du volume est naturellement celui de Louis de Broglie. Il est limité, clair, parfaitement précis, et chaque mot instruit. D’une manière générale, la comparaison entre les savants contemporains, autant que leurs écrits destinés au public permettent de les apprécier, et des esprits tels que Lavoisier, Lagrange, Ampère, sans parler de Galilée ou Archimède, est profondément attristante ; mais un savant comme Louis de Broglie apporte quelque réconfort.

Pourtant ce qu’il dit de la philosophie témoigne d’une naïveté qui est bien de notre époque. Tous les apports de la science à la philosophie qu’il croit discerner sont illusoires, en ce sens que ce qu’il croit nouveau ne l’est pas. La mécanique quantique a, il est vrai, achevé de délivrer la philosophie du scientisme à la mode du xixe siècle ; mais, sans l’aide des quantas, un peu d’intelligence pouvait suffire aux philosophes pour une telle délivrance.

On se doutait, avant les quantas, qu’il n’y a pas seulement de la continuité dans l’univers, mais aussi de la discontinuité ; déjà les pythagoriciens, par exemple, attachaient de l’importance aux nombres. La notion de changement qualitatif a toujours impliqué certaines actions « impossibles à représenter dans notre cadre spatio-temporel usuel ». Un physicien seul peut parler du « déterminisme apparent de l’échelle macroscopique » ; à l’échelle de nos sens, il n’y a apparence de déterminisme que dans le laboratoire. Qu’on demande à un météorologue ou à un paysan s’ils aperçoivent beaucoup de déterminisme dans les orages ou la pluie ; qu’on regarde la mer, et qu’on se demande si les formes des vagues laissent apparaître une nécessité très rigoureuse ! À vrai dire, les physiciens ont cru, au xixe siècle, qu’il n’y avait pas plus de choses dans le ciel et la terre que dans leur laboratoire ; encore faudrait-il dire, leur laboratoire au moment où une expérience réussissait. L’obsession professionnelle était leur excuse ; ceux qui, sans cette excuse, partageaient leur croyance étaient des sots. Les physiciens d’aujourd’hui n’ont plus cette illusion ; tant mieux ; mais ils ont tort de supposer que par là ils apportent quelque chose de nouveau. Le déterminisme, dit M. de Broglie, ne peut être maintenu qu’ « à titre de postulat métaphysique ». Mais il n’a jamais été autre chose pour aucun homme de quelque intelligence. Il n’était pas autre chose pour Lucrèce.

La mécanique quantique a de même dissipé, concernant la notion si importante de « négligeable », une confusion que le moindre effort critique pouvait abolir aussi bien. On néglige en fait ce qui est très petit par rapport à l’objet qu’on poursuit. Les physiciens ont voulu rendre négligeable en droit ce qu’ils négligeaient en fait, par une assimilation avec l’infiniment petit de la mathématique. Plus une plaque de métal est lisse, plus lentement diminue la vitesse de la bille qui y roule horizontalement. Je ne peux pas rendre la plaque de métal aussi lisse que je veux ; mais après m’être procuré ce qu’il y a de plus lisse sur le marché, je peux imaginer que dans vingt ans on en fabriquera de plus lisses. D’autre part, plus je pousse loin la série 1,999 etc., moins la quantité obtenue diffère de 2, et pour cette raison je dis que 1,999…9 est égal à 2. Par analogie, je dis aussi que la bille roule sur une plaque lisse avec une vitesse uniforme. Mais il y a en réalité une grande différence entre les deux passages à la limite ; la quantité que les mathématiciens nomment infiniment petite peut être diminuée par le calcul, à n’importe quel moment, exactement autant qu’on veut ; la quantité que les physiciens nomment négligeable ne peut pas être présentement diminuée plus que ne le permet l’état présent de la technique, et pour la diminuer davantage il faudra un progrès technique actuellement incertain. Il n’y a donc pas d’infiniment petit en physique. Cela est évident, mais on l’avait oublié, et la mécanique quantique a forcé de le reconnaître.

On s’est aperçu récemment que les procédés d’observation et de mesure ont une action sur les phénomènes observés ; ainsi nous ne pouvons pas saisir un phénomène tel qu’il serait si nous ne l’observions pas. Cette vérité évidente n’a jamais été ignorée, mais on pensait que cette action pouvait être indéfiniment diminuée par les progrès de la technique expérimentale, et ainsi on l’assimilait en droit à un infiniment petit. Aujourd’hui la mécanique quantique pose à tort ou à raison qu’il y a une limite infranchissable au progrès technique dans le sens de l’exactitude. Dès lors il y a là une cause d’erreur irréductible. Mais quand même on franchirait un jour la limite posée aujourd’hui par la mécanique quantique, il resterait vrai que l’observation trouble le phénomène observé, et que ce trouble n’est pas infiniment petit.

M. de Broglie signale une idée philosophique nouvelle inventée par les physiciens, ou plutôt par un physicien, M. Bohr. M. Bohr l’a nommée « complémentarité » et en donne pour exemple l’aspect « ondes » et l’aspect « corpuscule » de la matière, l’aspect vital et l’aspect physico-chimique dans la description des êtres vivants. Plus on va loin dans la précision à l’égard d’un de ces aspects, moins on va loin à l’égard de l’aspect qui lui est lié, et réciproquement.

Cette « complémentarité » n’est pas autre chose que l’antique corrélation des contraires, celle qui était à la base de la pensée d’Héraclite et de Platon. Il n’y a pas là de nouveauté du point de vue philosophique, mais l’intérêt de cette conception n’en est pas moindre, car rien n’a tant d’intérêt en philosophie que l’invention récente d’une idée éternelle. Mais du point de vue de la science il y a là une grande nouveauté ; car depuis la Renaissance on avait tenté de réduire toute la science à l’unité. Ambition folle. Aujourd’hui l’on est contraint d’y introduire la corrélation des contraires ; heureuse contrainte ; car nulle pensée humaine n’est valable si la corrélation des contraires n’y est pas reconnue. Mais c’est une relation difficile à bien manier, et si les savants veulent désormais en faire usage, il leur faudra une formation philosophique sérieuse. Héraclite, Platon, Kant pourront leur servir d’instituteurs, non pas les auteurs contemporains.

En revanche, la science ne peut pas dans son progrès apporter quelque chose de nouveau à la philosophie. Cela pour deux raisons. D’abord la science ne peut pas être autre chose pour le philosophe qu’une matière de réflexion. Le philosophe trouve à s’instruire auprès des savants comme auprès des forgerons, ou des peintres, ou des poètes, mais non pas davantage, ni surtout d’une autre manière. Mais la raison principale, c’est qu’à proprement parler il n’y a pas de nouveauté possible en philosophie. Quand un homme introduit dans la philosophie une pensée nouvelle, ce ne peut guère être qu’un accent nouveau imprimé à une pensée non seulement éternelle en droit, mais antique en fait. Les nouveautés de cette espèce, qui sont d’un prix infini, ne sont produites que par la longue méditation d’un grand esprit. Mais des nouveautés au sens où on l’entend d’ordinaire, il n’y en a pas. La philosophie ne progresse pas, n’évolue pas ; c’est pourquoi les philosophes sont mal à leur aise aujourd’hui, car ils doivent trahir leur vocation ou n’être pas à la mode. La mode aujourd’hui est de progresser, d’évoluer. C’est même quelque chose de plus contraignant qu’une mode. Si le grand public savait que la philosophie n’est pas susceptible de progrès, il souffrirait mal sans doute qu’elle ait part aux dépenses publiques. Il n’est pas dans l’esprit de notre époque d’inscrire au budget ce qui est éternel. Aussi la plupart des philosophes contemporains ne se réclament-ils pas de cette éternité qui est leur privilège. C’est pourquoi, si les conceptions de Louis de Broglie concernant les rapports de la science et de la philosophie ne sont pas dignes d’un esprit comme le sien, ce n’est pas à lui qu’il faut en faire grief, c’est aux philosophes que les hasards de la vie lui ont fait rencontrer.

Quoi qu’il en soit, ce livre apporte un réconfort. Il montre qu’aujourd’hui encore il est possible de réfléchir, et de publier des livres qui donnent à réfléchir.

Émile Novis[2].
  1. L’Avenir de la science, par Louis de Broglie, André Thérive, Raymond Charmet, Pierre Devaux, Daniel-Rops, le R.P. Sertillanges (Paris, Plon, collection « Présences », 1941).
  2. Voir la Note de l’éditeur.