Gallimard (p. 121-176).


LA SCIENCE ET NOUS


Il s’est passé pour nous, gens d’Occident, une chose bien étrange au tournant de ce siècle ; nous avons perdu la science sans nous en apercevoir, ou tout au moins ce que depuis quatre siècles on appelait de ce nom. Ce que nous possédons sous ce nom est autre chose, radicalement autre chose, et nous ne savons pas quoi. Personne peut-être ne sait quoi. Le grand public s’est aperçu de quelque chose de singulier vers 1920, à propos d’Einstein, et bien entendu a admiré, car n’est-il pas convenu que notre siècle est admirable ? Mais la théorie de la relativité n’a rien eu à renverser, car vers 1900 celle des quanta avait déjà tout renversé. D’ailleurs, si bizarre que soient l’application d’une géométrie non euclidienne, la courbure de l’espace, le temps considéré comme dimension, une vitesse à la fois infinie et mesurable, du moins la notion qui a donné son nom à la théorie d’Einstein, l’idée que mouvement et repos ont un sens seulement par rapport à un système de référence, n’est ni nouvelle ni étrange ; elle se trouve dans Descartes, et si Newton l’a repoussée, ce n’était pas comme une absurdité évidente. Il en est tout autrement des quanta d’énergie.

La théorie des quanta marque une rupture dans l’évolution de la science de deux manières. Elle marque, d’abord, le retour du discontinu. Le nombre, autant qu’on peut savoir, fut d’abord le seul objet auquel s’appliquât la méthode mathématique ; l’étude en avait été poussée si loin qu’un adolescent babylonien d’il y a quatre mille ans savait à peu près autant d’algèbre qu’un lycéen français d’aujourd’hui, mais cette algèbre consistait en équations numériques. D’ailleurs certains énoncés de problèmes — l’un d’eux parle d’une somme de deux nombres dont l’un est un nombre de jours, l’autre un nombre d’ouvriers — semblent indiquer que l’algèbre était alors ce qu’elle est aussi aujourd’hui dans certains esprits, un maniement de rapports de pure convention, non pas une connaissance du monde ; le monde ne fournit jamais de telles données.

Autant que nous sachions, c’est en Grèce, au vie siècle, que la méthode mathématique sortit du nombre et s’appliqua au monde, et cela en prenant pour objet le continu. Que ce changement d’objet ait été conscient de la part des Grecs, nous en avons pour marque le fait que, jusqu’à une époque très tardive, jusqu’à Diophante, ils ont toujours feint d’ignorer l’algèbre et ses équations ; ils n’admettaient les relations algébriques qu’habillées en propositions géométriques. L’Épinomis définit la géométrie comme « une assimilation des nombres qui ne sont pas semblables entre eux naturellement, assimilation rendue évidente grâce aux propriétés des figures planes » ; c’est la définir comme la science du nombre généralisé, c’est-à-dire de la quantité, exprimable ou non exprimable en nombres et fractions. L’expression de nombres semblables semble indiquer que la construction de triangles semblables, fondement de la géométrie, constituait pour les Grecs une méthode pour chercher des proportions, et sans doute la construction du triangle rectangle, combinaison de triangles semblables, une méthode pour chercher des moyennes proportionnelles ; la proportion fut peut-être pour les Grecs le mobile des études géométriques, car la plupart de leurs découvertes peuvent se grouper autour de deux problèmes, la recherche d’une moyenne proportionnelle entre deux nombres, la recherche de deux moyennes proportionnelles entre deux nombres. Platon poussa à résoudre le second et ne put s’empêcher de célébrer sans cesse la solution du premier avec une singulière exaltation.

Quoi qu’il en soit, les Grecs du début du ive siècle possédaient la théorie complète du nombre généralisé, sous la forme la plus rigoureuse, et une conception parfaitement précise du calcul intégral. Comme les lignes représentées par les figures de la géométrie sont toujours en même temps des trajectoires de mouvements, leur géométrie constituait pour eux la science de la nature ; « Dieu est un perpétuel géomètre. » À l’équation de l’algèbre babylonienne se substituait la notion de fonction, âme de toute connaissance scientifique. L’usage des lettres pour représenter, non pas des nombres entiers ou fractions quelconques, mais des nombres quelconques au sens du nombre généralisé, permit à la Renaissance de conserver, en même temps que l’héritage de la Grèce, celui des Babyloniens transmis à travers Diophante, les Hindous, les Arabes ; la forme de l’équation servit à exprimer la fonction, le calcul différentiel et intégral découla de là immédiatement ; et l’algèbre créée par la Renaissance, équivalent moderne de la géométrie grecque, expression comme elle des combinaisons entre grandeurs continues analogues aux distances, joua le même rôle comme instrument pour la connaissance de la nature. Les séries de Fourier concernant la chaleur en sont un brillant exemple.

Mais l’esprit humain ne peut s’en tenir ni au nombre ni au continu ; il va de l’un à l’autre, et quelque chose dans la nature répond à l’un et à l’autre, sans quoi l’homme tel qu’il est, l’homme qui pense toujours le nombre et l’espace, ne pourrait pas vivre. Au cours et surtout vers la fin du xixe siècle, le discontinu s’imposa de nouveau à la pensée scientifique dans toutes les branches de la science. En mathématique, les groupes et tout ce qui en procède, l’extension de l’arithmétique et ses rapports nouveaux avec l’analyse ; en physique les atomes, la théorie cinétique des gaz, les quanta ; toutes les lois chimiques ; en biologie, les mutations ; ce sont là autant de marques du retour de la science au discontinu. Ce retour, étape d’un balancement inévitable entre deux notions corrélatives, n’a rien que de naturel ; ce qui est, sans exagération, contraire à la nature, c’est l’usage du discontinu dans la physique contemporaine, lorsqu’on divise en atomes l’énergie, qui n’est pas autre chose qu’une fonction de l’espace. Par là ce qu’en 1900 on appelait encore la science, ce qu’il faut appeler aujourd’hui la science classique, a disparu, car on en a supprimé radicalement la signification.

Les savants qui se sont succédé depuis la Renaissance jusqu’à la fin du xixe siècle n’ont pas fait effort simplement pour accumuler des expériences ; ils avaient un objet ; ils poursuivaient une représentation de l’univers. Le modèle de cette représentation, c’est le travail, ou plus exactement la forme élémentaire, grossière du travail, celle où l’habitude, le savoir-faire, le tour de main, l’inspiration n’interviennent pas, le travail de manœuvre, la manutention. Entre un désir quelconque et la satisfaction de ce désir, il y a pour nous une distance qui, en un sens, est le monde même ; si je désire voir sur la table un livre qui est sur le plancher, je n’aurai pas satisfaction avant que j’aie ramassé le livre et l’aie soulevé de toute la hauteur qui sépare la table du plancher. Si l’on considère un plan horizontal placé entre celui de la table et celui du plancher, en aucun cas, quoi qu’il arrive, quelque événement qui se produise parmi l’infinité des possibles, le livre ne sera sur la table sans avoir traversé ce plan. Je puis m’épargner le poids du livre en arrachant page après page, et ne soulever ainsi qu’une page ; mais je devrai alors recommencer autant de fois qu’il y a de pages dans le livre. Qu’on imagine à ma place un idiot, un criminel, un héros, un sage, un saint, cela ne fera aucune différence. L’ensemble des nécessités géométriques et mécaniques auxquelles une telle action est toujours soumise constitue la malédiction originelle, celle qui a châtié Adam, celle qui fait la différence entre l’univers et un paradis terrestre, la malédiction du travail.

La science classique, celle que la Renaissance a suscitée et qui a péri vers 1900, a tenté de représenter tous les phénomènes qui se produisent dans l’univers en imaginant, entre deux états successifs d’un système constatés par l’observation, des intermédiaires analogues à ceux par lesquels passe un homme qui exécute un travail simple. Elle a pensé l’univers sur le modèle du rapport entre une action humaine quelconque et les nécessités qui lui font obstacle en lui imposant des conditions. Il n’est pas question, bien entendu, d’imaginer des volontés à l’œuvre derrière les phénomènes de la nature, car il s’agirait de volontés non analogues à celles des hommes, non liées à des corps, surnaturelles, c’est-à-dire dispensées des conditions du travail ; ainsi, pour établir une analogie entre les phénomènes de la nature et le travail, il faut nécessairement éliminer du travail un des termes qui le définissent et sans lequel il ne peut être conçu. Il est vrai, la loi du travail qui règle la vie humaine est la loi de l’action indirecte par laquelle chaque étape de l’exécution est indépendante de la précédente et de la suivante, indifférente au désir et au résultat espéré ; si je veux soulever une pierre très lourde, j’y réussirai non en soulevant, mais en abaissant quel que chose, à condition que ce quelque chose soit un levier. À travers un tel enchaînement d’intermédiaires auxquels mon désir est extérieur, je touche le monde, et je le pense sur le modèle d’une telle chaîne d’intermédiaires, mais d’intermédiaires purs qui ne sont intermédiaires entre rien. Du moins j’essaie de le penser ainsi, mais je ne puis réussir tout à fait à concevoir un travail sans travailleur, un obstacle qui ne s’oppose à aucune action, des conditions qui ne sont les conditions d’aucun projet. C’est pourquoi il se trouve une obscurité impénétrable — on peut s’en convaincre même en parcourant un manuel scolaire — dans les notions simples et fondamentales de la mécanique et de la physique, repos, mouvement, vitesse, accélération, point matériel, système de corps, inertie, force, travail, énergie, potentiel.

Néanmoins la science classique parvint enfin à soumettre toute étude d’un phénomène de la nature à une notion unique, directement dérivée de celle de travail, la notion d’énergie. Ce fut le résultat de longs efforts. Lagrange, s’appuyant sur ce qu’avaient trouvé les Bernoulli et d’Alembert, et au moyen du calcul différentiel, parvint à définir par une formule unique tous les états possibles d’équilibre ou de mouvement de n’importe quel système de corps soumis à des forces quelconques, formule qui n’a rapport qu’à des distances et à des forces — ou, ce qui revient au même, à des masses et à des vitesses — c’est-à-dire à quelque chose d’analogue au poids ; de là Maxwell, en un éclair de génie, conclut que si l’on peut imaginer un modèle mécanique d’un phénomène, on peut en imaginer une infinité. Il est sous-entendu qu’ils sont tous égaux en valeur explicative. Dès lors il est inutile d’en imaginer même un ; il suffit d’établir qu’il est possible d’en imaginer. La notion d’énergie, fonction de la distance et de la force, ou encore de la masse et de la vitesse, mesure commune de tous les travaux, c’est-à-dire de toutes les transformations analogues à l’élévation ou à la chute d’un poids, en fournit le moyen ; la formule unique de la dynamique exprime que d’un état d’un système à un autre état la variation de cette fonction est nulle si aucune force extérieure à ce système n’est intervenue. Appliquer une telle formule à un phénomène, c’est établir qu’il est possible d’imaginer pour ce phénomène un modèle mécanique. Ainsi on ne se préoccupe plus des intermédiaires, on pose seulement que le rapport entre deux états successifs expérimentalement constatés d’un système est identique ou équivalent au rapport entre le point de départ et l’aboutissement d’un travail humain ; et pour chaque espèce de phénomènes on cherche à établir des équivalences numériques entre certaines mesures prises au cours des expériences, d’une part, d’autre part les distances et les poids qui constituent pour l’homme les obstacles du travail. La notion de travail est toujours présente, puisque l’énergie se mesure toujours en distances et en poids ; et bien que la force soit une fonction de la masse et de l’accélération, et non pas quelque chose de semblable à un effort, la place tenue par l’accélération dans les formules vient de la contrainte de la pesanteur sur toute action humaine. La science du xixe siècle consista à déterminer, dans plusieurs espèces de phénomènes, des équivalences numériques avec des distances et des poids, comme fit Joule, le premier, pour la chaleur.

Elle fit autre chose encore, elle inventa une notion nouvelle en traduisant, pour l’appliquer à l’énergie, la nécessité qui, avec celle de travailler, pèse le plus lourdement sur la vie humaine. Cette nécessité tient au temps lui-même et consiste en ce qu’il est dirigé, en sorte que, quoi qu’il arrive, le sens d’une transformation n’est jamais indifférent. Nous éprouvons cette nécessité, non seulement par la vieillesse qui nous étreint lentement et ne nous lâche jamais, mais par les événements de chaque journée. Un moment et un effort à peu près aussi petits qu’on veut peuvent suffire parfois pour jeter un livre d’une table, mélanger des papiers, tacher un vêtement, froisser du linge, brûler un champ de blé, tuer un homme. Il faut des efforts et du temps pour soulever le livre jusqu’à la table, mettre en ordre les papiers, nettoyer le vêtement, repasser le linge ; un an de peine et de soins est nécessaire pour faire apparaître une autre moisson dans le champ ; on ne ressuscite pas un homme mort, et pour faire surgir dans le monde un homme nouveau, il faut vingt années. Cette nécessité qui nous enchaîne étroitement se reflète dans la contrainte sociale, par le pouvoir qu’elle procure à ceux qui savent brûler des champs et tuer des hommes, choses rapides, sur ceux qui savent faire surgir le blé et élever les enfants, choses lentes. Or l’espace ne l’exprime d’aucune manière, lui qui est indifférent à toutes les directions. Le poids non plus ne l’exprime pas, car les poids de la dynamique sont des poids élastiques qui ne tombent jamais sans rebondir ; il faut qu’ils soient tels pour l’expression de la nécessité essentielle du travail humain, transportée par le physicien dans la nature, à savoir que rien au monde ne peut en dispenser. Mais dès lors il faut ajouter quelque chose à la notion d’énergie, définie par les distances et les poids, pour exprimer la condition de toute action humaine. Il faut ajouter que toute transformation a un sens n’est pas indifférent. Mais il faut le dire en une formule algébrique, dans le langage de la mathématique appliquée à la physique. Clausius y parvint, et inventa ainsi ce qu’on nomme l’entropie.

On pose que dans tout phénomène il se produit une transformation de l’énergie, telle qu’il ne se trouve aucun moyen quoi qu’il arrive, une fois le phénomène achevé, de rétablir exactement partout l’état initial. On traduit ce principe par la fiction d’une grandeur qui, dans tout système où a lieu un changement, augmente toujours, sauf intervention de facteurs extérieurs ; seuls sont exceptés les phénomènes purement mécaniques, non accompagnés d’échauffement ou de refroidissement, mais il n’y en a pas. La recherche d’une formule algébrique pour cette grandeur est le triomphe le plus complet de la notion de limite trouvée autrefois par Eudoxe en même temps que le calcul intégral ; car il n’y est question que de limites. Puisqu’il s’agit de variations liées à celles de la chaleur, on cherche un cas, bien entendu impossible, où un phénomène se produise sans qu’il y ait apport ou soustraction de chaleur, et où néanmoins la température joue un rôle ; ce cas est fourni par les gaz par faits, gaz qui n’existent pas, mais qui, contrairement à ceux qui existent, peuvent se dilater sans changer de température, et par une compression infiniment lente obtenue au moyen d’une pression égale à celle du gaz, chose évidemment impossible, l’annulation d’une formule différentielle, puis une intégration, permettent d’obtenir une fonction de la température et du volume qui, parce qu’elle est constante, correspond par hypothèse à l’entropie. L’accroissement de l’entropie est fonction de l’accroissement de l’énergie, de l’accroissement du volume, de la pression, de la température et de la masse ; ou encore il est proportionnel à la masse et au rapport de la chaleur fournie à la température. D’autres calculs permettent d’appliquer la notion d’entropie aux gaz qui existent. Tel fut le couronnement de la science classique, qui devait dès lors se croire capable, par les calculs, les mesures, les équivalences numériques, de lire, à travers tous les phénomènes qui se produisent dans l’univers, de simples variations de l’énergie et de l’entropie conformes à une loi simple. L’idée d’une telle réussite avait de quoi enivrer les esprits. La catastrophe vint peu après.

La grandeur de cette entreprise de quatre siècles ne peut être niée. La nécessité qui nous contraint dans l’action la plus simple nous donne, dès que nous la rapportons aux choses, l’idée d’un monde si complètement indifférent à nos désirs que nous éprouvons combien nous sommes près de n’être rien. En nous pensant nous-mêmes, si l’on peut s’exprimer ainsi, du point de vue du monde, nous parvenons à cette indifférence à l’égard de nous-mêmes sans laquelle on ne peut se délivrer du désir, de l’espoir, de la crainte, du devenir, sans laquelle il n’y a ni vertu ni sagesse, sans laquelle on vit dans le rêve. Le contact avec la nécessité est ce qui substitue au rêve la réalité. L’éclipse est un cauchemar quand on ne comprend pas que la disparition du soleil dans l’éclipse est analogue à la disparition du soleil pour l’homme qui se couvre les yeux de son manteau ; quand on le comprend, l’éclipse est un fait. Ce qu’il y a de purificateur dans le spectacle et dans l’épreuve de la nécessité, quelques vers splendides de Lucrèce suffisent à le faire sentir ; le malheur bien supporté est une purification de ce genre ; et de même la science classique est une purification, si l’on en fait bon usage, elle qui cherche à lire à travers toutes les apparences cette nécessité inexorable qui fait du monde un monde où nous ne comptons pas, un monde où l’on travaille, un monde indifférent au désir, aux aspirations, et au bien ; elle qui étudie ce soleil qui brille indifféremment sur les méchants et sur les bons.

Mais on ne peut regretter qu’elle ait trouvé un terme, car elle était par nature limitée. L’intérêt d’abord en est limité et même faible ; elle est terriblement monotone, et le principe une fois saisi, c’est-à-dire l’analogie entre les événements du monde et la forme la plus simple du travail humain, elle ne peut rien apporter de nouveau, si longtemps qu’elle accumule les découvertes. Ces découvertes ne donnent aucune valeur nouvelle au principe, elles tirent de lui toute leur valeur. Ou s’il prend par elles une plus grande valeur, c’est seulement autant qu’il est réellement saisi par l’esprit d’un homme au moment de la découverte, car l’acte par lequel un esprit se met soudain à lire la nécessité à travers des apparences est toujours admirable ; ainsi Fresnel lisant la nécessité dans les franges de lumière et d’ombre par analogie avec les ondulations de l’eau. De même l’attitude d’esprit scientifique n’est admirable qu’au moment où elle est celle d’un homme aux prises avec des événements, des dangers, des responsabilités, des émotions, peut-être des terreurs, par exemple sur un navire ou un avion. En revanche rien n’est si morne, si désertique que l’accumulation des résultats de la science dans les livres, à l’état de résidu mort. Une accumulation indéfinie d’ouvrages de physique classique n’est pas désirable.

Elle n’est pas non plus possible ; la science classique est limitée quant à l’extension, parce que l’esprit humain est limité. Les hommes diffèrent entre eux ; mais même chez les plus doués l’esprit humain ne peut pas embrasser n’importe quelle quantité de faits clairement conçus ; pourtant une synthèse ne s’accomplit qu’entre des faits conçus par un même esprit ; il ne peut y avoir synthèse entre un fait pensé par moi et un fait pensé par mon voisin, et, si mon voisin et moi-même pensons chacun deux, il n’en résultera jamais quatre. Or toute théorie physique est une synthèse dont les éléments sont des faits conçus comme analogues les uns aux autres. Comme les faits s’accumulent à mesure que les générations de savants se succèdent, au lieu qu’il n’y a pas de progrès dans la capacité de l’esprit humain, la quantité des faits à embrasser en arrive à dépasser de très loin la portée d’un esprit ; le savant a dès lors dans l’esprit non plus les faits, mais les synthèses opérées par d’autres à partir des faits, synthèses dont il fait à son tour une synthèse sans les avoir révisées. Cette opération a d’autant moins de valeur, d’autant moins d’intérêt, d’autant moins de chances de réussir que la distance entre la pensée et les faits est plus grande. Ainsi la science classique contenait dans son progrès même un facteur progressif de paralysie qui devait un jour la tuer.

Mais quand elle embrasserait l’univers entier et tous les phénomènes, elle serait encore limitée ; elle ne rendrait compte de l’univers que partiellement. L’univers qu’elle décrit est un univers d’esclave, et l’homme, y compris les esclaves, n’est pas seulement un esclave. L’homme est bien cet être qui, s’il voit un objet sur le plancher et désire le voir sur une table, est contraint de le soulever ; mais il est aussi, en même temps, tout autre chose. Le monde est bien ce monde qui met une distance pénible à franchir entre tout désir et tout accomplissement, mais il est aussi, en même temps, tout autre chose. Nous sommes sûrs qu’il est tout autre chose, sans quoi nous n’existerions pas. Il est vrai que la matière qui constitue le monde est un tissu de nécessités aveugles, absolument indifférentes à nos désirs ; il est vrai aussi en un sens qu’elles sont absolument indifférentes aux aspirations de l’esprit, indifférentes au bien ; mais en un sens aussi ce n’est pas vrai. Car s’il y a jamais eu dans le monde, fût-ce chez un seul homme et pendant un seul jour, de sainteté véritable, c’est qu’en un sens la sainteté est quelque chose dont la matière est capable ; puisque la matière seule et ce qui est inscrit dans la matière existe. Le corps d’un homme, et par suite en particulier le corps d’un saint, n’est pas autre chose que de la matière, et c’est un morceau du monde, de ce même monde qui est un tissu de nécessités mécaniques. Nous sommes régis par une double loi, une indifférence évidente et une mystérieuse complicité de la matière qui constitue le monde à l’égard du bien ; le rappel de cette double loi est ce qui nous atteint au cœur dans le spectacle du beau.

Rien n’est plus étranger au bien que la science classique, elle qui prend le travail le plus élémentaire, le travail d’esclave, comme principe de sa reconstruction du monde ; le bien n’y est même pas évoqué par contraste, comme terme antagoniste. On peut peut-être s’expliquer ainsi qu’en aucun temps et aucun lieu, sinon au cours des quatre derniers siècles dans la petite péninsule d’Europe et son prolongement américain, les hommes ne se soient donné la peine d’élaborer une science positive. Ils étaient plus désireux de saisir la complicité secrète de l’univers à l’égard du bien. Il y a là un grand attrait, mais aussi un grand danger ; car l’homme confond facilement l’aspiration au bien avec le désir ; le péché n’est pas autre chose que ce mélange impur ; ainsi, en essayant de saisir dans le monde des valeurs plutôt que de la nécessité, on risque d’encourager en soi-même ce qu’il y a de plus trouble. Mais si l’on sait éviter ce danger, une telle tentative est peut-être une méthode de purification bien supérieure à la science positive. Bien entendu, elle ne peut aboutir à un savoir communicable à la manière de la science ; on s’en convaincra si l’on réfléchit que toute étude scientifique des phénomènes de la nature, si abstraite soit-elle, est menée de manière à aboutir, en fin de compte, à une collection de recettes techniques, au lieu que les sages, les grands artistes, les saints, ne disposent jamais de recettes, non seulement à l’usage d’autrui, mais même à leur propre usage, quoiqu’ils aient chacun une méthode pour donner l’existence au bien auquel ils aspirent. Les résultats des efforts accomplis pour penser l’univers, le corps humain, la condition humaine dans leur rapport avec le bien ne peuvent peut-être pas s’exprimer dans un autre langage que celui des mythes, de la poésie, des images ; images faites non seulement de mots, mais aussi d’objets et d’actions. Le choix des images peut, bien entendu, être plus ou moins heureux. Quand il est heureux, elles enferment toujours quelque mystère. L’ordalie du Moyen Âge, par exemple, le feu qui ne brûle pas, l’eau qui ne noie pas les innocents, est une image de cette espèce, claire, mais très grossière. À la même époque, l’alchimie est une image mystérieuse et plus élevée ; c’est bien à tort qu’on a pris les alchimistes pour les précurseurs des chimistes, puisqu’ils regardaient la vertu la plus pure et la sagesse comme une condition indispensable au succès de leurs manipulations, au lieu que Lavoisier cherchait, pour unir l’oxygène et l’hydrogène en eau, une recette susceptible de réussir entre les mains d’un idiot ou d’un criminel aussi bien qu’entre les siennes. Toutes les civilisations autres que celle de l’Europe moderne consistent essentiellement dans l’élaboration d’images de cette espèce.

Parmi toutes les recherches autres que la science positive, la science grecque, malgré sa clarté merveilleuse, inégalée, est pour nous un mystère. En un sens elle est le commencement de la science positive, et à première vue la destruction de la Grèce par les armes semble avoir déterminé seulement une interruption de dix-sept siècles, non un changement d’orientation. Toute la science classique est contenue déjà dans les travaux d’Eudoxe et d’Archimède. Eudoxe, ami de Platon, élève d’un des derniers pythagoriciens authentiques, à qui sont attribuées la théorie du nombre généralisé et l’invention du calcul intégral, combina des mouvements circulaires et uniformes accomplis sur une même sphère, mais autour d’axes différents et avec des vitesses différentes, pour former un modèle mécanique qui rendait parfaitement compte de tous les faits connus à son époque concernant les astres. L’idée d’un même mobile accomplissant en même temps plusieurs mouvements différents qui se composent en une certaine trajectoire est le fondement même de la cinématique et permet seule de concevoir une composition de forces ; nous avons seulement remplacé les mouvements circulaires par des mouvements droits, et introduit l’accélération. C’est là la seule différence entre notre conception du mouvement des astres et celle d’Eudoxe, car bien que Newton ait beaucoup parlé de force d’attraction, la gravitation n’est pas autre chose qu’un mouvement uniformément accéléré dans la direction du soleil. Archimède fonda non seulement la statique, mais la mécanique tout entière par sa théorie purement mathématique de la balance, du levier, du centre de gravité ; et sa théorie de l’équilibre des corps flottants, elle aussi purement mathématique, et qui revient à considérer les fluides comme un ensemble de leviers superposés où un axe de symétrie jouerait le rôle de point d’appui, contient en germe toute la physique. C’est bien à tort que dans l’enseignement on abaisse aujourd’hui ces conceptions merveilleuses au rang des observations empiriques les plus dénuées d’intérêt. Il est vrai que la dynamique, fondée sur la considération du mouvement uniformément accéléré, constitua au xvie siècle une nouveauté ; mais si, grâce aux Bernoulli, à d’Alembert et à Lagrange on parvint à réduire toute la dynamique à une formule unique, ce fut en la ramenant autant que possible à la statique, en définissant la cohésion d’un système de corps ou de points matériels en mouvement comme un équilibre identique à celui du levier. La science classique n’est qu’un effort pour concevoir toutes les choses dans la nature comme des systèmes de leviers, ainsi qu’Archimède avait fait pour l’eau.

Mais si la science grecque est le commencement de la science classique, elle est aussi, en même temps, autre chose. Les notions qu’elle emploie ont toutes des résonances émouvantes et plus d’une signification. Celle d’équilibre, par exemple, avait toujours été au centre de la pensée grecque ; déjà d’ailleurs en Égypte, depuis des siècles et des siècles, la balance était le symbole par excellence de l’équité, à leurs yeux la première des vertus. L’injustice apparaît, implicitement dans l’Iliade, presque explicitement dans Eschyle, comme une rupture d’équilibre qui doit nécessairement plus tard être compensée par un déséquilibre en sens contraire, et ainsi de suite ; une formule singulière d’Anaximandre applique cette conception à la nature elle-même, faisant apparaître tout le cours des phénomènes naturels comme une succession de pareils déséquilibres qui se compensent, image mobile de l’équilibre comme le temps est l’image mobile de l’éternité. « Comme la naissance fait sortir les choses de l’indéterminé, la destruction les y fait retourner par nécessité ; car elles subissent un châtiment et une expiation les unes de la part des autres pour leurs injustices mutuelles, selon l’ordre du temps. » Quelques lignes du Gorgias, les plus belles peut-être, rendent le même son ; Socrate y reproche au défenseur de l’injustice d’ignorer que la concorde et l’harmonie déterminent l’ordre du monde, et d’oublier la géométrie. La notion qui apparaît dans de telles paroles est la même qui, sous le nom d’équilibre, constitue la physique grecque. Archimède a dû seulement lui trouver une définition rigoureuse ; ou plutôt deux définitions, l’une géométrique, l’autre empirique. Le mouvement et plus généralement le changement apparaissait aux Grecs comme un déséquilibre ; ainsi, aux yeux d’Archimède, le signe de l’équilibre est l’immobilité. D’autre part, un système de corps étant symétrique autour d’un axe, il est évident que l’ensemble des corps situés d’un côté de l’axe ne peut exercer aucune action sur l’ensemble des corps situés de l’autre côté, et une telle symétrie constitue la définition géométrique de l’équilibre. Le postulat est que, pour les systèmes considérés, les deux définitions coïncident, et qu’au cas où il y aurait repos sans symétrie il est toujours possible néanmoins de découvrir une symétrie cachée, par une suite de démonstrations rigoureusement mathématiques. Tout cela, bien que non explicitement énoncé par Archimède, est impliqué clairement par ses postulats, ses hypothèses et ses théorèmes. D’autre part la notion d’équilibre domine toutes les formes d’art authentique, et on peut en dire autant de la proportion, cette notion centrale de la géométrie grecque ; quant aux mouvements uniformes et circulaires d’Eudoxe, ils font songer à la danse ; aussi bien y a-t-il une page splendide de l’Épinomis sur la danse des astres, danse qu’un écrivain grec compara plus tard à celles dont on entourait celui qu’on voulait préparer à l’initiation d’Éleusis. De même que la science classique est essentiellement parente de la technique, de même la science grecque, quoique aussi rigoureuse ou plutôt davantage, quoique non moins appliquée à saisir partout des nécessités, est essentiellement parente de l’art et surtout de l’art grec.

La science classique prend comme modèle de la représentation du monde le rapport entre un désir quelconque et les conditions auxquelles il peut être accompli, en supprimant le premier terme du rapport ; cette suppression ne peut, d’ailleurs, être complète. C’est pourquoi elle se fonde sur le mouvement droit, forme même du projet, pensée de tout homme qui désire, par exemple, être quelque part, saisir ou frapper quelque chose ou quelqu’un ; et sur la distance, condition nécessairement enfermée dans tout désir d’un être soumis au temps. Dans un tel tableau du monde, le bien est tout à fait absent, absent au point qu’on n’y trouve même pas marquée l’empreinte de cette absence ; car même le terme du rapport qu’on s’efforce de supprimer, le terme qui concerne l’homme, est tout à fait étranger au bien. Aussi la science classique n’est-elle pas belle ; ni elle ne touche le cœur ni elle ne contient une sagesse. On comprend que Keats ait haï Newton, et que Gœthe non plus ne l’ait pas aimé. Il en était tout autrement chez les Grecs. Hommes heureux, en qui l’amour, l’art et la science n’étaient que trois aspects à peine différents du même mouvement de l’âme vers le bien. Nous sommes misérables à côté d’eux, et pourtant ce qui fit leur grandeur est à portée de notre main.

D’après une admirable image qu’on trouve chez les Manichéens, et qui remonte certainement beaucoup plus haut, l’esprit est déchiré, mis en morceaux, dispersé à travers l’espace, à travers la matière étendue. Il est crucifié sur l’étendue ; et la croix n’est-elle pas le symbole de l’étendue, étant faite des deux directions perpendiculaires qui la définissent ? L’esprit est aussi crucifié sur le temps, dispersé en morceaux à travers le temps, et c’est le même écartèlement. L’espace et le temps sont une seule et même nécessité doublement sensible, et il n’y a pas d’autre nécessité. L’être pensant, dans son désir le plus animal comme dans son aspiration la plus haute, est séparé de lui-même par la distance que met le temps entre ce qu’il est et ce qu’il tend à être, et, s’il croit s’être trouvé lui-même, il se perd aussitôt par la disparition du passé. Ce qu’il est dans un seul instant n’est rien, ce qu’il a été, ce qu’il sera n’est pas, et le monde étendu est fait de tout ce qui lui échappe, maintenu qu’il est en un point comme par une chaîne et une prison, impuissant à être ailleurs sinon après avoir dépensé du temps, après s’être soumis à une peine et après avoir abandonné le point où il était d’abord. Le plaisir le cloue au lieu de sa prison et à l’instant présent que pourtant il perd, le désir le suspend à un instant prochain et fait disparaître le monde entier pour un objet, la douleur consiste toujours pour lui à sentir le déchirement et la dispersion de sa pensée à travers la juxtaposition des moments et des lieux. Pourtant l’être pensant est fait, il le sent, pour autre chose que le temps et l’espace ; et ne pouvant s’empêcher de les avoir présents à sa pensée, il se sent fait du moins pour en être le maître, pour habiter l’éternité, dominer et embrasser le temps, posséder tout l’univers étendu en tous ses lieux à la fois. La nécessité du temps et de l’espace s’y oppose. Mais les choses juxtaposées dans l’étendue et qui changent d’instant en instant fournissent pourtant à l’homme une image de cette souveraineté perdue et interdite. Autrement l’homme ne vivrait pas ; car il ne lui est donné de penser que ce qui lui est sensible. C’est à cause de cette image que l’univers, bien qu’impitoyable, mérite d’être aimé, même au moment où l’on souffre, comme une patrie et une cité.

Cette image est fournie dans certaines œuvres de l’homme par la limite, l’ordre, l’harmonie, la proportion, les retours réguliers, par tout ce qui permet à l’homme d’embrasser d’un seul acte de la pensée une juxtaposition de lieux qui équivaut à tous les lieux, une succession d’instants qui équivaut à tous les instants, comme s’il était partout et toujours, comme s’il était éternel. Mais pour qu’il y ait là une véritable image du regard que l’homme voudrait pouvoir abaisser sur le monde, et non un mensonge vide et froid, il faut que cet acte soit difficile, qu’il semble sur le point de s’achever et ne s’achève jamais, que la nécessité du temps et de l’espace qui s’y oppose soit plus douloureusement ressentie que dans les moments mêmes les plus malheureux de la vie. Un juste mélange de l’unité et de ce qui s’oppose à l’unité, c’est la condition du beau et le secret de l’art, secret mystérieux pour l’artiste aussi. Une suite de sons varie comme la voix d’un être esclave de l’émotion, soumis au changement, soumis aussi à l’obsession ; pourtant les combinaisons de sons s’enchaînent par des retours réguliers où elles semblent à la fois identiques à elles-mêmes et nouvelles, de sorte que celui qui écoute parcourt la suite même à laquelle il est enchaîné ; le silence entoure cette suite de part et d’autre, lui marque un commencement et une fin, et en même temps semble la prolonger indéfiniment. Un espace est clos de limites qu’on n’imagine pas modifiables et qui semblent enfermer un monde à part, mais évoque aussi des distances illimitées, plus lointaines que les étoiles, hors de lui, dans toutes les directions ; on le saisit presque d’un coup d’ail dans sa structure, mais il invite à la marche qui en développe une infinité d’aspects différents. Un marbre qu’on croirait fluide et s’écoulant par nappes, qu’on croirait flexible à la pression de tout l’univers environnant, a pris pour toujours la forme d’un corps humain intact, dans la position d’équilibre où la pesanteur ne l’altère pas et où tout mouvement est également possible. Une petite surface enferme dans des limites bien marquées un espace infiniment vaste à trois dimensions, où des choses et des êtres sont liés et séparés à la fois par leur position réciproque, fixés dans une apparence d’un instant, et tels que s’ils n’étaient vus par personne et d’aucun point de vue, tels que s’ils étaient surpris sans la souillure d’un regard humain tout voilé d’inconscience. Un poème présente tour à tour des personnages dont chacun est l’auditeur et pourtant est un autre, qui changent emportés par un temps impitoyablement marqué par la mesure du vers, et pourtant par cette mesure le passé demeure et l’avenir est là ; le poids de l’univers entier, sous la forme du malheur, y marque tous les hommes sans en détruire aucun et altère les mots sans briser la mesure. Tout cela, ce sont des images qui atteignent et blessent l’âme en son centre. Un corps et un visage humain qui inspirent, en même temps que le désir et plus fortement, la crainte d’en approcher de peur d’y nuire, dont on ne peut imaginer l’altération et dont on sent vivement l’extrême fragilité, qui arrachent presque l’âme à un lieu et à un instant particulier et lui font sentir violemment qu’elle y est clouée, c’est aussi une telle image. Et l’univers étranger à l’homme fournit aussi de telles images.

L’univers fournit de telles images par la faveur divine accordée à l’homme d’y appliquer d’une certaine manière le nombre, intermédiaire, comme l’a dit Platon, entre l’un et l’indéfini, l’illimité, l’indéterminé, entre l’unité telle que l’homme peut la penser et tout ce qui s’oppose à ce qu’il la pense. Ce n’est pas le nombre par lequel on dénombre, ni celui qu’on forme par addition continuellement répétée, qui constitue cet intermédiaire, mais plutôt le nombre en tant qu’il est susceptible de former des rapports ; car un rapport entre deux chiffres, chose infiniment différente d’une fraction, est en même temps rapport entre une infinité d’autres chiffres choisis convenablement et groupés deux par deux ; chaque rapport enveloppe des quantités qui croissent d’une manière illimitée sans cesser d’être fidèles à une relation parfaitement définie, comme un angle, à partir d’un point, embrasse un espace qui s’étend indéfiniment au-delà des plus lointaines étoiles. Et le rapport, pour être pensé, doit sortir du nombre pour passer dans l’angle, car le nombre entier supporte mal la substitution du rapport à l’addition ; il ne donne aucun moyen d’exprimer, sinon en certains cas, la moyenne proportionnelle. Cela, non seulement les Grecs de la période archaïque, mais aussi les Babyloniens de l’an 2 000 devaient le savoir, eux qui cherchaient des solutions aux équations du deuxième degré, c’est-à-dire des moyennes proportionnelles ; l’incommensurabilité de la diagonale du carré, tardivement révélée en Grèce au grand public, n’a dû jeter le trouble et le scandale que parmi les ignorants. Les Grecs du vie siècle fondèrent la science du nombre généralisé, et dès lors l’étude du monde consista à у chercher des nombres en ce sens nouveau, c’est-à-dire des proportions. Or on y trouve des proportions.

C’est ainsi qu’au lieu du rapport entre le désir et les conditions de l’accomplissement, la science grecque a pour objet le rapport entre l’ordre et les conditions de l’ordre. Il s’agit d’un ordre sensible à l’homme, et par suite l’homme n’est pas absent de ce rapport ; pourtant cet ordre se rapporte à l’univers mieux que ne font le désir, le projet, l’effort ; la science grecque est au moins aussi dépouillée de l’humain que la science classique, quoi qu’ait pensé l’orgueil du siècle dernier. Les conditions qu’on cherche à définir dans les deux rapports sont les mêmes, ce sont les mêmes nécessités de l’espace et du temps, obstacles et appui pour le travail de l’architecte ou de tout homme qui crée de l’ordre comme pour n’importe quel travail. Au reste penser les conditions d’un ordre, c’est penser un ordre construit, c’est le rapprocher des ordres qui sont les effets du travail ; d’autre part, tout travail efficace suppose un certain ordre dans l’univers et certaines proportions, sans quoi il n’y aurait ni outil ni méthode ; ainsi les deux rapports semblent se confondre. Mais l’esprit des deux sciences est essentiellement différent. Les Grecs, partout où ils croyaient discerner un ordre, en construisaient une image avec des éléments parfaitement définis ou en se soumettant à la nécessité s’il y avait écart entre cette image et leurs observations, l’écart signifiait l’intervention dans les phénomènes de facteurs autres que ceux qu’ils avaient supposés. On ne peut rien souhaiter de plus rigoureux. Mais cette rigueur parfaite était en même temps poésie.

La définition même de la proportion par Eudoxe, qui constitue la théorie du nombre généralisé, est belle, elle qui enveloppe les variations infinies que peuvent subir quatre grandeurs multipliées deux à deux par tous les nombres entiers possibles, sans jamais cesser d’obéir à la loi qui prescrit à ces produits d’être plus grands ou plus petits les uns que les autres. Plus belle encore fut la première intuition de Thalès, quand il aperçut dans le soleil l’auteur d’une infinité de proportions qui s’inscrivent sur le sol et qui changent avec les ombres ; dès ce premier moment apparaissait ainsi la notion de proportion variable, c’est-à-dire de fonction ; mais pour nous le terme même de fonction indique la dépendance d’un terme à l’égard d’un autre, au lieu que les Grecs trouvaient simplement leur joie à faire du changement un objet de contemplation. Si l’on ajoute une charge à un bateau, et qu’il s’enfonce un peu, nous voyons là une force qui produit un effet ; aux yeux d’Archimède une ligne marquait sur la surface du corps flottant l’image du rapport entre sa densité et celle du fluide. De même un point marquait sur la balance en équilibre, sous forme de longueurs, la proportion entre les poids inégaux. Quelle plus belle image que celle d’un navire soutenu sur la mer, comme un plateau de balance, par une masse d’eau de mer placée de l’autre côté d’un axe, et qui change sans mouvement à mesure que le navire avance, comme l’ombre d’un oiseau qui vole ? On perd cette poésie, on perd aussi beaucoup de rigueur, en parlant simplement d’une poussée vers le haut. Bien qu’il soit plus facile de construire une trajectoire elliptique avec des mouvements droits susceptibles d’accélération qu’avec des mouvements circulaires uniformes, nous avons perdu de la rigueur et de la poésie en disant que les planètes tendent vers le soleil ; il est plus beau de dire que les astres décrivent des cercles, et que leurs positions successives reflètent les proportions entre les rayons, les vitesses et les angles définissant les divers mouvements circulaires dont chacun est mû. Le cercle est l’image du mouvement infini et fini, changeant et invariable, il enferme un espace clos, et évoque tous les cercles concentriques qui s’étendent aussi loin que l’univers ; il est aussi, comme Pythagore le reconnut avec ivresse, le lieu des moyennes proportionnelles. Le mouvement circulaire a une loi sans se diriger nulle part ; seul il convient aux astres, seul il peut leur être appliqué sans diminuer leur pouvoir d’évoquer pour nous tout ce qui est éternel. Les Grecs avaient raison de penser qu’une telle convenance suffit à rendre une hypothèse légitime, car rien d’autre au monde ne peut la rendre plus légitime. La nécessité aveugle, qui nous tient par la contrainte et qui nous apparaît dans la géométrie, est pour nous une chose à vaincre ; pour les Grecs, c’était une chose à aimer, car c’est Dieu même qui est le perpétuel géomètre. Depuis l’éclair de génie de Thalès jusqu’au moment où les armes romaines les écrasèrent, dans les retours réguliers des astres, dans les sons, dans les balances, dans les corps flottants sur les fluides, partout ils s’appliquaient à lire des proportions pour aimer Dieu.

Les formes différentes qu’a prises selon les pays et les époques la connaissance du monde ont chacune pour objet, pour modèle et pour principe le rapport entre une aspiration de la pensée humaine et les conditions effectives de sa réalisation, rapport qu’on essaie de lire à travers les apparences dans le spectacle du monde et d’après lequel on construit une image de l’univers. Par exemple la magie ressemble à la science classique par choix de l’aspiration à laquelle elle a égard, et qui est un désir quelconque ; mais elle considère comme conditions des rites et des signes, lesquels sont effectivement des conditions pour la réussite de l’action humaine, mais variables avec la société. La science grecque, elle, considère les mêmes conditions que la science classique, mais elle a égard à une aspiration tout autre, l’aspiration à contempler dans les apparences sensibles une image du bien. L’aspiration qui correspond à ce qu’on a nommé les sciences traditionnelles semble tendre vers des pouvoirs analogues à ceux qu’un homme acquiert effectivement sur lui-même et peut-être sur autrui par un long effort de transformation intérieure ; les conditions sont mystérieuses. Autant il peut y avoir de semblables rapports susceptibles d’être conçus par l’homme, autant il y a de formes différentes de la connaissance du monde ; et la valeur de chacune de ces formes est la valeur du rapport qui lui sert de principe, exactement, ni plus, ni moins. Au reste, certaines de ces formes s’excluent, d’autres ne s’excluent nullement. Mais la science contemporaine, que faut-il en penser ? Quel rapport lui sert de principe et en mesure la valeur ? Il est difficile de répondre à cette question, non qu’il y ait quelque obscurité, mais parce que le respect humain éloigne de la réponse. La signification philosophique de la physique du xxe siècle, la pensée profonde qui en est l’âme, sont comme le manteau de l’empereur dans le conte d’Andersen ; on passerait pour un sot et pour un ignorant en disant qu’il n’y en a pas, il vaut mieux les donner pour inexprimables. Néanmoins le rapport qui est au principe de cette science est simplement le rapport entre des formules algébriques vides de signification et la technique.

La science du xxe siècle, c’est la science classique après qu’on lui a retiré quelque chose. Retiré, non pas ajouté. On n’y a apporté aucune notion, et surtout on n’y a pas ajouté ce dont l’absence en faisait un désert, le rapport au bien. On en a retiré l’analogie entre les lois de la nature et les conditions du travail, c’est-à-dire le principe même ; c’est l’hypothèse des quanta qui l’a ainsi décapitée. Les formules algébriques auxquelles se réduisait, vers la fin du xixe siècle, la description des phénomènes, signifiaient cette analogie du fait qu’à chacune d’elles on pouvait faire correspondre un dispositif mécanique dont elle traduisît les rapports entre distances et forces ; il n’en est pas ainsi pour une formule faite d’une constante et d’un nombre, une telle formule ne peut rien exprimer qui se rapporte à la distance. Qu’on suspende des poids égaux à des hauteurs différentes et qu’on élève un plateau qui les soulève à mesure qu’il les atteint, les variations de l’énergie, fonction de la distance et de la force, ressembleront à celles d’une surface limitée par deux droites perpendiculaires, dont l’une mobile, et une ligne brisée en escalier, autrement dit elles seront continues. On peut chercher à imaginer autant de dispositifs mécaniques que l’on voudra comportant de la discontinuité ; en aucun cas une fonction de deux variables dont l’une varie d’une manière continue ne peut croître par addition successive d’une quantité constante. Or l’énergie est une fonction de l’espace, et l’espace est continu ; il est la continuité même ; il est le monde pensé du point de vue de la continuité ; il est les choses en tant que leur juxtaposition enveloppe le continu. On peut penser les choses comme discontinues, c’est-à-dire les atomes — on ne le peut d’ailleurs pas sans arriver à des contradictions — mais même au prix de contradictions implicites on ne peut pas penser ainsi l’espace. Si certains Grecs, dit-on, ont parlé du nombre des points contenus dans un segment de droite, c’est seulement parce qu’ils concevaient le nombre comme le modèle de la quantité, et parce que le langage supporte tout. Mais on pourrait aussi bien penser la continuité elle-même discontinue que l’espace. Nous n’avons rien de plus certain pour guider nos affirmations que de telles impossibilités ; l’espace est continu. L’énergie est une fonction de l’espace ; toute variation d’énergie est analogue à ce qui se produit quand des poids tombent ou sont soulevés. La formule de Planck, à savoir la constante , ou plus brièvement la constante h, multipliée par un nombre, ne signifie pas l’énergie. Mais elle ne signifie pas non plus une notion autre que la notion d’énergie. Elle joue le même rôle dans les calculs que la formule signifiant l’énergie, et celle-ci est regardée comme un cas limite de celle-là pour les phénomènes à l’échelle desquels la quantité , rapportée à l’unité de mesure de l’énergie, peut être négligée. Si le rapport était inverse, si la formule quantique était une limite de la formule classique, la signification serait conservée ; mais il n’en est pas ainsi. Or il n’existe pas dans la pensée humaine de notion par rapport à laquelle la notion du travail de soulever un poids puisse être considérée comme une limite valable à une certaine échelle. La formule de Planck, faite d’une constante dont on n’imagine pas la provenance et d’un nombre qui correspond à une probabilité, n’a aucun rapport avec aucune pensée. Comment est-ce qu’on la justifie ? On en fonde la légitimité sur la quantité des calculs, des expériences issues de ces calculs, des applications techniques procédant de ces expériences, qui ont réussi grâce à cette formule. Planck lui-même n’allègue rien d’autre. Pareille chose une fois admise, la physique devient un ensemble de signes et de nombres combinés en des formules qui sont contrôlées par les applications. Dès lors quelle importance peuvent bien avoir les spéculations d’Einstein sur l’espace et le temps ? Les lettres des formules qu’il traduit par ces mots n’ont pas plus de rapport avec l’espace et le temps que les lettres hv avec l’énergie. L’algèbre pure est devenue le langage de la physique, un langage qui a ceci de particulier qu’il ne signifie rien. Cette particularité le rend difficile à traduire.

Ce bouleversement de la physique est l’effet de deux changements, l’introduction du discontinu et le perfectionnement des instruments de mesure qui a modifié l’échelle des observations. La chimie est née le jour où la balance a fait apparaître des rapports numériques simples et fixes entre substances distinctes qui se combinent ; un retour du discontinu et du nombre au premier plan de la science de la nature était déjà impliqué dans cette pesée. D’autre part les appareils nous donnaient accès à l’observation de phénomènes très petits par rapport à l’échelle de nos sens, tels que le mouvement brownien. Discontinu, nombre, petitesse, c’est assez pour faire surgir l’atome, et l’atome est revenu parmi nous avec son cortège inséparable, à savoir le hasard et la probabilité. L’apparition du hasard dans la science a fait scandale ; on s’est demandé d’où il venait ; on n’a pas réfléchi que l’atome l’avait amené ; on ne s’est pas souvenu que déjà dans l’antiquité le hasard accompagnait l’atome, et l’on n’a pas songé qu’il n’en peut être autrement.

On se trompe souvent sur le hasard. Le hasard n’est pas le contraire de la nécessité ; il n’est pas incompatible avec elle ; au contraire, il n’apparaît jamais, sinon en même temps qu’elle. Si l’on suppose un certain nombre de causes distinctes produisant des effets selon une nécessité rigoureuse ; si un ensemble d’une certaine structure apparaît dans les effets ; si on ne peut pas grouper les causes en un ensemble de même structure, il y a hasard. Un dé, par sa forme, n’a que six manières de tomber ; il y a une variété illimitée dans la manière de le jeter. Si je jette un dé mille fois, les chutes du dé se répartissent en six classes qui ont entre elles des rapports numériques ; les jets ne peuvent pas se répartir ainsi. Au reste, je n’imagine pas le moindre défaut dans le tissu de nécessités mécanique qui détermine à chaque fois le mouvement du dé. Si je jette le dé une fois, j’ignore quel sera le résultat, non pas à cause d’une indétermination dans le phénomène, mais parce que c’est un problème dont j’ignore en partie les données. Ce n’est pas cette ignorance qui me donne le sentiment du hasard, mais uniquement l’image, qui accompagne mon mouvement, de pareils mouvements possibles en quantité indéterminée et dont les effets se répartissent en six classes. Il en est de même si l’on considère l’ensemble des positions possibles d’un disque tournant et des impulsions qui peuvent lui être imprimées, d’une part, d’autre part un petit nombre de couleurs sur lesquelles une aiguille peut s’arrêter. Dans de tels jeux, l’ensemble des causes a la puissance du continu, c’est-à-dire que les causes sont comme les points d’une ligne ; l’ensemble des effets se définit par un petit chiffre de possibilités distinctes. Dans l’antiquité, l’image des atomes a aussitôt évoqué dans les esprits les jeux de hasard, et ce n’était pas vainement, malgré les différences. Si je conçois sous le nom d’univers un ensemble d’atomes en mouvement, chaque mouvement étant strictement déterminé, et si je me demande comment se dérouleront les phénomènes à une échelle supérieure aux yeux d’observateurs à qui l’atome est invisible, je ne puis concevoir absolument aucun motif pour que leur déroulement présente aucune apparence de constance, de régularité, de coordination, ou même pour qu’il soit possible de recommencer deux fois une expérience. Il est clair que si l’on ne peut pas recommencer deux fois une expérience, il n’y a pas de physique. La conception des atomes fait aussitôt apparaître le succès de la physique à l’échelle humaine comme un hasard.

Le lien des deux physiques, la physique des atomes et celle des phénomènes que nous percevons, ne peut être établi que par la probabilité. La probabilité est inséparable du hasard, et par elle le hasard est une notion expérimentalement contrôlable. Quand, dans les jeux de hasard, je considère l’ensemble continu des causes et le petit nombre de catégories entre lesquelles se répartissent les effets, j’affirme que, bien que chaque effet découle rigoureusement d’une cause, il n’y a absolument rien dans l’ensemble des causes qui corresponde à ces catégories ; affirmer le hasard, c’est cela. Dès lors ces catégories ont toutes un rapport identique à l’ensemble des causes qui leur est pareillement indifférent. C’est ce que j’exprime en disant qu’elles sont également probables. La notion de probabilité implique toujours une répartition entre probabilités égales. Si je considère à présent un dé dont cinq faces portent le chiffre un et la sixième le chiffre deux, il y a toujours six probabilités égales, mais cinq d’entre elles coïncident ; c’est ainsi seulement qu’on peut concevoir les probabilités inégales. Quant au rapport de la probabilité à l’expérience, il est analogue au rapport de la nécessité à l’expérience ; l’expérience présente une image de nécessité quand, en faisant varier une cause, on obtient des effets qui varient comme une fonction ; elle présente une image de la probabilité quand la répartition des effets entre catégories se rapproche de plus en plus des proportions indiquées par le calcul à mesure que les effets s’accumulent. Si l’expérience refuse une telle image, on procède comme lorsqu’elle refuse une image de la nécessité ; on suppose qu’on a omis des facteurs dans le calcul.

La tâche de la physique classique transportée parmi les atomes était difficile. Elle devait concevoir des particules très petites et non divisibles, mues par des mouvements soumis aux nécessités de la mécanique classique ; ces mouvements devaient être tels qu’ils fussent unis par des nécessités aux phénomènes observables à l’échelle du microscope, et par des probabilités rigoureusement reconstruites aux phénomènes observables à l’échelle humaine et dont les variations régulières avaient fait jusque-là le seul objet de la physique. La physique classique regarde une pierre soulevée comme un seul point décrivant une trajectoire verticale rectiligne ; elle regarde, en somme, toute la pierre comme un seul atome, et c’est ainsi qu’elle calcule l’énergie. Si au lieu de cela on imagine les combinaisons compliquées des mouvements que décrivent les particules de la pierre et de l’air, il faut, grâce aux notions de hasard, de probabilité, de moyenne, d’approximation, retrouver la formule précédemment calculée. Il fallait ou établir un tel lien, ou renoncer complètement à l’une des deux physiques ; c’est du moins ce qui devait sembler évident ; mais l’événement fut autre. On ne put établir ce lien qu’en supposant les atomes soumis à des nécessités différentes de celles de la physique classique.

Comme la science tout entière se réduisait à l’étude de l’énergie, ce fut dans cette étude, transportée par l’intermédiaire des hypothèses à l’échelle moléculaire, qu’une si étrange transformation apparut d’abord. Planck a raconté comment cela s’est produit. Il cherchait l’expression d’une relation entre l’énergie et la température. À cette fin, il considéra un cas où le régime des échanges d’énergie entre des corps dépend seulement de la température et non de la nature des corps ; tel était, d’après Kirchhoff, le cas du rayonnement noir, c’est-à-dire le cas d’une enceinte close où la température est uniforme. Dès lors il suffisait apparemment de reconstruire mathématiquement un cas particulier de rayonnement noir favorable à une telle reconstruction pour avoir la fonction liant l’énergie à la température. Planck choisit à cette fin les oscillateurs de Hertz ; une première tentative échoua ; puis, cherchant la relation, non plus entre l’énergie et la température, mais entre l’énergie et l’entropie, il trouva que la dérivée seconde de l’entropie par rapport à l’énergie est proportionnelle à l’énergie. Mais, si dans le cas des petites longueurs d’ondes cette relation se trouva vérifiée par l’expérience, il apparut bientôt que pour les grandes cette dérivée seconde était proportionnelle au carré de l’énergie. Planck trouva facilement une formule enveloppant les deux relations ; mais cela ne le satisfit pas ; cette formule, il voulut la reconstruire. À cette fin, il adopta le point de vue de Boltzmann, à savoir que l’entropie, rapportée aux atomes, est la mesure d’une probabilité ; et il retrouva, pour cette probabilité, la formule même qu’il cherchait à retrouver, mais à condition de tenir compte de deux constantes, dont l’une avait rapport à la masse de l’atome, et dont l’autre, , n’était autre que cette constante h devenue si célèbre par la suite, et correspondait à une énergie multipliée par un temps. Une telle constante n’avait aucun sens par rapport à la mécanique classique, mais « c’est seulement grâce à elle qu’on pouvait connaître les domaines ou intervalles indispensables pour le calcul des probabilités » ; car « le calcul de la probabilité d’un état physique repose sur le dénombrement du nombre fini de cas particuliers également probables par lesquels l’état considéré est réalisé ».

Il apparaît clairement dans ces lignes de Planck que ce qui introduit ici la discontinuité, ce n’est nullement l’expérience — bien que des mesures expérimentales aient dû nécessairement intervenir dans la détermination du chiffre — mais uniquement l’usage de la notion de probabilité. Il y a une transition naturelle entre la notion d’entropie et celle de probabilité, par cette considération que, si un système, supposé isolé de l’extérieur, peut passer de l’état A à l’état B, mais non pas inversement, par quelque chaîne d’intermédiaires que ce soit, l’état B est plus probable que l’état A par rapport à ce système. Or au moment même où s’élaboraient ces conceptions apparaissait aussi le hasard lié à l’atome. L’observation du mouvement brownien montrait qu’un fluide qui est homogène et en repos à l’échelle de nos yeux n’est ni homogène ni en repos à l’échelle du microscope ; chose, certes, très peu surprenante. Or un fluide en équilibre est parfaitement défini, à notre échelle, par les conditions de l’équilibre, au lieu que nous n’avons aucun moyen, en fait, de définir l’état de mouvement de ce même fluide à l’échelle microscopique. D’une manière générale, un système défini à notre échelle ne l’est pas à l’échelle moléculaire ; on peut seulement supposer le système d’atomes qui, à notre échelle, nous apparaîtrait comme un système donné. Mais si l’on établit cette espèce de correspondance, à un état bien défini d’un système à notre échelle correspond plus d’une combinaison d’atomes ; par suite, si l’on transporte la nécessité parmi les atomes, chacune de ces combinaisons possibles est susceptible d’entraîner, à un moment ultérieur, un état différent du système. Ainsi, la nécessité une fois transportée parmi les atomes, la relation entre deux états d’un système définis à notre échelle ne constitue plus une nécessité, mais une probabilité ; cela non pas par suite d’une lacune dans la causalité, mais seulement par un effet inévitable de l’oscillation de la pensée entre deux échelles, et par un processus analogue à celui du jeu de dés. Un mouvement naturel de la pensée amena à rapprocher les deux probabilités surgies simultanément dans les esprits, celle qui est liée à l’entropie et celle qui est liée aux atomes, et à les regarder comme une seule et même probabilité. Cette assimilation fut l’œuvre de Boltzmann.

On part de l’idée que parmi les atomes, pour lesquels on admet seulement les nécessités mécaniques, il n’y a que des nécessités, non des différences de probabilités, et que par suite toute combinaison d’atomes est également probable. On considère un système, un état de ce système défini à notre échelle, et la quantité de combinaisons d’atomes susceptibles de lui correspondre ; la probabilité de cet état est une fonction de cette quantité, et l’on pose que l’entropie est une mesure de cette probabilité. Mais comme le calcul des probabilités est un calcul numérique, on admet, et c’est ici le moment de la rupture avec la science classique, que ces combinaisons d’atomes sont, comme on dit, discrètes, et que leur quantité est un nombre ; ainsi l’entropie est la fonction d’un nombre, elle qu’on a définie, quand on l’a inventée, comme une fonction de l’énergie, qui augmente quand celle-ci prend au moins partiellement la forme de la chaleur. La contradiction est la même que si l’on admettait, par exemple, qu’une quantité se définit comme une fonction de la distance parcourue par un coureur, et que cette même quantité est fonction du nombre de ses pas. C’est cette contradiction qui apparaît dans l’idée de quanta ou d’atomes d’énergie, et c’est elle qui a ôté à la science, à partir de 1900, la signification qu’elle avait eue au cours de quatre siècles, sans qu’on ait pu lui en donner aucune autre. La rupture entre la science du xxe siècle d’une part, la science classique et le sens commun de l’autre, était totale dès avant les paradoxes d’Einstein ; une vitesse infinie et mesurable, un temps assimilé à une quatrième dimension de l’espace, ne sont pas choses plus difficiles à concevoir qu’un atome d’énergie ; tout cela est également impossible à concevoir, quoique très facile à formuler, soit dans le langage algébrique, soit dans le langage commun.

La science devait-elle inévitablement prendre une telle direction — si toutefois on peut parler de direction alors qu’elle a au contraire cessé d’être dirigée ? Cela ne semble nullement évident. La cause de la rupture de continuité étant le caractère numérique du calcul des probabilités, il est difficile de comprendre, à première vue, pourquoi l’on n’a pas choisi de travailler sur le calcul des probabilités plutôt que de bouleverser la physique. On peut concevoir des probabilités qui ne soient ni des nombres entiers ni des fractions. Si l’on suppose, par exemple, qu’on fasse tourner un disque porteur d’une aiguille, et que l’aiguille tourne sur une circonférence immobile dont un arc soit tracé en rouge, la probabilité pour que l’aiguille s’arrête sur du rouge sera mesurée par le rapport de l’arc à la circonférence, rapport qui peut fort bien n’être pas une fraction ; on peut donc facilement concevoir un calcul des probabilités dont la base soit non pas le nombre, mais le nombre généralisé. Pour appliquer un tel calcul à la théorie de Boltzmann, il aurait fallu concevoir un ensemble continu de combinaisons d’atomes correspondant à un système défini à notre échelle, et trouver le moyen de faire correspondre à un tel ensemble, comparé à d’autres ensembles de même espèce, une grandeur analogue à une distance. À première vue, cela ne semble pas impossible. A-t-on essayé d’élaborer une telle théorie, et a-t-on échoué ? En ce cas, quelle est la cause de l’échec ? Ou n’a-t-on même pas songé à essayer, malgré l’extrême simplicité d’une telle idée ? Il est certain, en tout cas, que c’est là le point crucial dans tout examen critique de la théorie des quanta ; il est certain aussi que Planck a pu faire tout un livre, récemment traduit, sur les rapports de la science contemporaine et de la philosophie, sans y faire même une lointaine allusion.

Quoique le bien fût absent de la science classique, aussi longtemps que l’intelligence à l’œuvre dans la science future forme seulement mieux aiguisée de celle qui élabore les notions de sens commun, il y eut du moins quelque liaison entre la pensée scientifique et le reste de la pensée humaine, y compris la pensée du bien. Mais même cette liaison si indirecte fut rompue après 1900. Des gens qui se disaient philosophes, fatigués de la raison, sans doute parce qu’elle est trop exigeante, triomphèrent à l’idée d’un désaccord entre la raison et la science ; bien entendu, c’est à la raison qu’ils donnaient tort. Ce qui leur procurait une joie particulière, c’était de penser qu’un simple changement d’échelle apporte dans les lois de la nature une transformation radicale, tandis que la raison exige qu’un changement d’échelle change les grandeurs, non les rapports entre grandeurs ; ou encore ils étaient heureux de penser que les nécessités regardées longtemps comme évidentes deviennent, quand des instruments meilleurs permettent de pénétrer plus avant, grâce aux atomes, dans la structure des phénomènes, de simples à peu près. Leur joie n’était pas seulement impie, étant dirigée contre la raison, elle témoignait aussi d’une incompréhension singulièrement opaque. L’étude des atomes correspond dans la science, non seulement à un changement d’échelle, mais aussi à tout autre chose. Si l’on imagine un petit homme, semblable à nous, de la dimension d’une particule atomique, vivant parmi les atomes, ce petit homme, par hypothèse, sentirait de la chaleur, de la lumière, des sons, en même temps qu’il verrait et accomplirait des mouvements ; mais, dans le monde d’atomes conçu par les physiciens, il n’y a que des mouvements. En passant de notre monde à celui des atomes, on transforme, entre autres, la chaleur en mouvement ; et pour notre sensibilité il y a une différence non de grandeur, mais de nature entre mouvement et chaleur. Il y a aussi une différence de nature entre chaleur et mouvement par rapport aux conditions de notre travail. Non seulement nous ne pouvons jamais espérer, quand nous faisons effort, obtenir par aucun procédé un résultat plus grand que ne comporte notre effort — le principe de la conservation de l’énergie nous interdit cet espoir — mais encore nous ne pouvons pas espérer recueillir tout le résultat que notre effort comporte. Nous perdons de la peine quand nous faisons effort dans le monde, et cette peine perdue, origine de la notion d’entropie, se mesure par un échauffement ; il y a pour nous différence de nature entre cette peine perdue et la peine utile, par exemple, pour un ouvrier, entre l’échauffement de son outil et la fabrication des pièces usinées. C’est parce qu’il n’y a que du mouvement, non de la chaleur, dans le monde purement théorique des atomes, que par rapport à ce monde seul l’entropie n’a aucun sens ; et c’est pourquoi, pour lui donner un sens par rapport à ce monde et au nôtre considérés ensemble, il a fallu faire intervenir cette probabilité qui a détruit la physique classique. La cause n’en est pas dans un changement de dimensions, mais dans la tentative pour définir l’entropie, notion essentiellement étrangère au mouvement, par le mouvement seul.

Au reste un changement d’échelle doit nécessairement produire un bouleversement dans la physique en raison du rôle joué par la notion de négligeable. Quand on énonce des considérations générales sur la physique, on passe rapidement sur cette notion, comme par une sorte de refoulement ou de pudeur. Les physiciens non seulement négligent ce qui est négligeable, comme ils doivent faire par définition, mais ils sont enclins aussi à négliger, tout en en faisant usage, la notion même de négligeable, qui est très exactement l’essentiel de la physique. Le négligeable, ce n’est pas autre chose que ce qu’il faut négliger pour construire la physique ; ce n’est nullement ce qui est de peu d’importance, car ce qui est négligé est toujours une erreur infinie. Ce qui est négligé est toujours aussi grand que le monde, exactement aussi grand, car un physicien néglige toute la différence entre une chose qui se produit sous ses yeux et un système parfaitement clos, parfaitement défini qu’il conçoit dans son esprit et représente sur le papier par des images et des signes ; et cette différence, c’est le monde même, le monde qui se presse autour de chaque morceau de matière, s’infiltre à l’intérieur, met une variété infinie entre deux points si rapprochés soient-ils ; le monde qui empêche absolument qu’il y ait aucun système clos. On néglige le monde, parce qu’il le faut, et, ne pouvant appliquer la mathématique aux choses à un prix moindre, on l’applique au prix d’une erreur infinie.

La mathématique même implique déjà une erreur infinie pour autant qu’elle a besoin d’objets ou d’images. Si je vois deux étoiles, je pense entre elles une droite, la plus pure possible, puisqu’elle n’est pas tracée ; mais il s’en faut que ces étoiles soient des points, elles qui sont plus grandes que notre terre. Si j’écrase de la craie sur un tableau noir, j’obtiens — puisque ici il ne peut être question de l’échelle des grandeurs — quelque chose qui diffère d’une droite autant qu’un océan tout entier, quelque chose qui diffère infiniment d’une droite. Et, cependant, quelque chose qui n’est pas sans rapport avec la droite ; le rapport consiste en ceci, que cette craie sur le tableau noir me permet d’imaginer la droite ; c’est en ce sens seulement que les figures sont les images des notions géométriques, non pas qu’elles leur ressemblent, mais pour autant qu’elles nous permettent de les imaginer. C’est cela seulement qu’on veut dire quand on dit d’un peu de craie écrasée que c’est à peu près une droite. Or, en un sens, une observation, une expérience sont exactement pour un physicien ce qu’est une figure pour un géomètre. Platon, qui savait que la droite du géomètre n’est pas celle qui est tracée, savait aussi que les astres qui décrivent des mouvements circulaires et uniformes ne sont pas ceux que nous voyons la nuit ; et Archimède, qui avait su Platon, savait certainement, sans avoir eu besoin d’observer le mouvement brownien, qu’il n’y a pas dans la nature de fluide homogène ni de fluide en repos ; il savait aussi que le fléau d’une balance est de la matière et non pas une droite. À notre époque aussi, l’entropie a été calculée d’après la relation entre l’énergie, le volume et la température dans les gaz parfaits, ainsi nommés parce qu’ils n’existent pas. Le géomètre, toutes les fois qu’il examine un problème, conçoit un système parfaitement défini par quelques éléments — positions, distances, angles — qu’il s’est lui-même donnés ; il trace une figure propre à lui faire imaginer ces éléments ; si elle le porte aussi, en même temps, à imaginer autre chose que ce qu’il s’est donné lui-même, ou il en fait abstraction, ou il change la figure ; mais en aucun cas il ne se donne licence d’imaginer autre chose que ce qu’il s’est donné lui-même et qui est exprimable en un petit nombre de phrases. De même un physicien, quand il étudie un phénomène, conçoit un système parfaitement défini, parfaitement clos, où il ne laisse entrer que ce qu’il s’est lui-même donné et qui est exprimable en un petit nombre de phrases. Souvent il représente son système, à la manière du mathématicien, par des figures, par des formules ; mais il le représente aussi par des objets, et c’est ce qu’on appelle faire une expérience. Son système contient ou ne contient pas un facteur de changement ; dans le premier cas, le physicien, dans son esprit, conduit le système défini par lui d’un état initial à un état final par l’intermédiaire de la nécessité ; et il cherchera un dispositif expérimental dont l’état initial d’abord imite l’état initial du système clos comme un triangle à la craie imite le triangle théorique, puis dont la transformation ait avec celle du système clos le même rapport. S’il s’agit d’un état d’équilibre, au contraire, le dispositif expérimental doit rester immobile. Bien entendu, tantôt il y a réussite et tantôt non.

S’il n’y a pas réussite, le physicien peut modifier son dispositif expérimental pour mieux imiter le système théorique, comme un géomètre efface sa figure et la recommence avec plus de soin ; après quoi, de nouveau, il réussira ou non. Il peut aussi juger son système impossible à imiter avec des objets, et en donner un autre un peu différent à partir duquel il espère réussir une tentative du même genre ; et, bien entendu, il tiendra compte pour se le donner de son échec précédent. Mais l’ordre est toujours le même ; le dispositif expérimental est toujours une imitation d’un système purement théorique, et cela même au cas où, après un échec, le système a été refait d’après l’expérience. Il n’en peut être autrement ; on ne peut pas autrement penser la nécessité. Car la nécessité est essentiellement conditionnelle, et elle apparaît à l’esprit de l’homme seulement à la suite d’un petit nombre de conditions distinctes et parfaitement définies ; or c’est l’homme seul qui peut se donner à lui-même, dans son esprit, à titre d’hypothèse, un certain nombre de conditions parfaitement définies, car les conditions que le monde impose en fait à son action sont en quantité illimitée, non dénombrable, inexprimable, et c’est pourquoi il doit toujours s’attendre à être surpris. Au reste, se donner un système parfaitement clos, c’est-à-dire où l’on ne laisse rien entrer, de conditions parfaitement déterminées et en nombre fini, et chercher quelles nécessités, quelles impossibilités y apparaissent, c’est faire de la mathématique ; la méthode mathématique, à quelque objet qu’elle s’applique, n’est pas autre chose ; et par suite, dans toute la mesure où la notion de nécessité joue un rôle en physique, la physique est essentiellement l’application de la mathématique à la nature au prix d’une erreur infinie.

Mais quand on a compris que les lignes tracées par le géomètre, que les choses objets de l’observation ou de l’expérimentation du physicien, sont des imitations des notions mathématiques, on a compris bien peu de chose encore. Car on ignore en quoi consiste ce rapport que l’on peut nommer, faute de mieux, imitation. J’écrase à deux reprises de la craie sur un tableau noir ; j’obtiens deux fois quelque chose d’autre qu’une droite, autre et infiniment différent ; cependant il me semble avoir tracé la première fois à peu près une droite, la deuxième fois à peu près une ligne courbe. En quoi consiste la différence entre ces deux masses de craie ? Le géomètre peut laisser de côté une pareille question, lui qui s’intéresse à la droite ; le physicien ne le peut pas, car il s’intéresse non pas aux systèmes clos qu’il bâtit dans son esprit en s’aidant de signes et de figures, mais au rapport des choses avec ces systèmes. Ce rapport est d’une obscurité impénétrable. Si l’on examine l’exemple le plus simple, la droite, on trouve que ce qui porte l’homme à penser la droite, c’est le mouvement dirigé, c’est-à-dire le projet du mouvement ; les spectacles qui lui font penser la droite sont ou celui d’un point, c’est-à-dire d’un lieu, s’il pense à y aller, ou celui de deux points, s’il pense à un chemin menant de l’un à l’autre, ou celui de la trace d’un mouvement accompli en pensant la droite, trace de craie sur un tableau noir, d’un crayon sur du papier, d’un bâton sur le sable, ou toute autre trace. C’est parce que celui qui a écrasé de la craie sur un tableau noir pensait la droite en l’écrasant que celui qui regarde la craie écrasée est amené par ce spectacle à penser lui aussi la droite. Cette parenté entre le mouvement et la vue, fondement de la perception, est un mystère ; il suffit de contempler certains dessins de Rembrandt ou de Léonard, par exemple, pour sentir combien ce mystère est émouvant.

Ce n’est pas le seul mystère lié à la droite ; il y en a d’autres, tous impénétrables, et auxquels on ne peut apporter de clarté qu’en les énonçant et en les séparant. Que la droite pure, l’angle pur, le triangle pur, soient des ouvrages de l’attention qui fait effort en se détachant des apparences sensibles et des actions, nous en avons conscience toutes les fois que nous pensons ces notions, et ainsi il nous apparaît que ces notions nous viennent de nous-mêmes ; mais les nécessités, les impossibilités qui leur sont attachées, d’où nous viennent elles, elles qui s’imposent à notre esprit ? Par exemple, l’impossibilité de compter les points d’une droite, ou l’impossibilité de joindre deux points par plus d’une droite. Nous pouvons refuser d’admettre certaines d’entre elles, comme on a fait pour la seconde, comme on n’a pas osé faire pour la première ; mais même pour le plus profond mathématicien, les géométries non euclidiennes ne sont pas sur le même plan que la géométrie euclidienne ; nous croyons à celle-ci même malgré nous, au lieu que nous ne pouvons pas tout à fait croire aux autres, et devons, pour les élaborer, imaginer des courbes quand nous parlons de droites. Deuxièmement, l’effort d’attention nécessaire pour se détacher des choses et penser le point, la droite, l’angle purs ne peut être accompli qu’en s’appuyant sur les choses, et la craie écrasée, le sable creusé par des mouvements humains, ou certains objets, constituent des auxiliaires indispensables ; de plus n’importe quelle chose ne permet pas d’imaginer n’importe quelle notion, mais il y a pour notre imagination des liens entre telle chose et telles de ces notions que nous formons en nous arrachant aux choses. Enfin lorsque nous voyons un lieu où nous désirons aller, nous nous mettons en marche en pensant une direction, c’est-à-dire une droite ; et bien que nous ayons conscience d’accomplir en même temps des mouvements qui diffèrent infiniment d’une trajectoire droite, nous parvenons fort souvent au lieu désiré. Une branche d’arbre agitée par le vent, quoiqu’elle plie un peu, me porte à penser la droite dans son rapport avec l’angle ; si je la casse, glisse un bout sous une pierre et appuie sur l’autre bout pour soulever la pierre, c’est encore en pensant la droite dans son rapport avec l’angle ; et quoiqu’il n’y ait rien de commun entre une branche d’arbre et une droite, et que je le sache, je réussis souvent. La pureté des notions mathématiques, les nécessités et impossibilités qui y sont attachées, les images indispensables de ces notions fournies par des choses qui ne leur ressemblent pas, le succès des actions conduites en confondant, par une erreur volontaire, les choses avec les notions dont elles sont les images, ce sont autant de mystères distincts et irréductibles, et si l’on élabore une solution pour l’un d’eux, on ne diminue pas, on épaissit au contraire le mystère impénétrable des autres. Par exemple, en admettant que les relations géométriques sont réellement les lois de l’univers, on rend plus étonnante encore la réussite d’actions réglées par une application délibérément et infiniment erronée de ces mêmes relations ; si on admet qu’elles sont de simples résumés tirés de beaucoup d’actions réussies, on ne rend pas compte ni de la nécessité qui leur est attachée et n’apparaît pas dans de tels résumés, ni de la pureté qui leur est essentielle et les rend étrangères au monde ; et ainsi de suite. En pensant la géométrie, nous pensons toujours que la droite est quelque chose de pur, œuvre de l’esprit, étrangère aux apparences, étrangère au monde ; que des nécessités lui sont attachées ; que ces nécessités sont réellement les lois mêmes du monde ; que certaines choses dans le monde, qui nous portent à imaginer la droite, et sans lesquelles nous ne pouvons la penser, sont infiniment autres qu’elle ; qu’en agissant comme si elles étaient des droites notre action sera efficace. Il y a là plus d’une contradiction. Chose étrange, ces contradictions, impossibles à éliminer, sont ce qui donne à la géométrie une valeur. Elles reflètent les contradictions de la condition humaine.

Un physicien qui dispose un support, un fléau de balance, des poids égaux ou inégaux aux deux bouts, pense une droite tournant autour d’un point fixe, tout en sachant qu’il n’a devant lui ni point fixe ni droite ; une droite n’est pas quelque chose qu’un choc puisse fléchir ou briser, qu’un feu puisse fondre. Le physicien fait avec ce fléau ce que fait le géomètre avec sa craie écrasée ; il fait aussi davantage. La craie suit la main du géomètre, et ce qu’il y a de craie écrasée sur le tableau reste immobile jusqu’à ce qu’on l’enlève avec une éponge ; le géomètre fait de simples dessins sur une surface, soustraite à tout changement, hors ses propres retouches, pendant la durée de sa méditation. Le physicien manie des objets dans l’espace à trois dimensions, et, après les avoir maniés, il les abandonne exposés au changement. Ainsi abandonnés, ils continuent parfois à évoquer dans l’imagination du physicien les mêmes notions mathématiques qu’ils évoquaient lorsqu’il les maniait ; l’expérience alors a réussi. Cette manière de définir une expérience réussie semble étrange ; et pourtant il n’est pas possible de définir le rapport par lequel les objets sont les images de notions mathématiques sans passer par l’imagination humaine. Si, comme on a voulu souvent l’affirmer, ce que le physicien néglige dans l’expérience était une erreur que l’on peut rendre aussi petite que l’on veut, l’omission volontaire du négligeable constituerait un passage à la limite au sens du calcul intégral, et la notion de négligeable aurait une signification mathématique. Mais cela n’est pas vrai ; il n’en est jamais ainsi, même dans les cas les plus favorables. En fait, il n’est pas vrai qu’on puisse à force de soins obtenir une surface aussi lisse qu’on veut ; à une époque donnée, dans un état de la technique donné, certaines surfaces bien déterminées, plus ou moins polies, sont ce qu’on a fait de mieux dans le genre, et on ne peut aller au-delà ; il est toujours permis de supposer que peut-être plus tard des procédés techniques meilleurs produiront des surfaces plus polies, mais on n’en sait rien. Mais si l’on considère un fléau de balance, il est tout à fait clair qu’aucun progrès technique n’en fera jamais rien qui ressemble à une droite tournant autour d’un point fixe. Si étrange que cela paraisse, un physicien, regardant un fléau de balance, sachant que ce n’est pas une droite, mais porté par ce spectacle à imaginer une droite, choisit d’accorder crédit à son imagination plutôt qu’à sa raison. Ainsi fit Archimède, négligeant la différence infinie qui sépare un fléau de balance d’une droite, et inventant ainsi la physique. Ainsi faisons-nous encore aujourd’hui. Mais, à vrai dire, on avait déjà fait ainsi depuis un nombre inconnu de siècles avant Archimède ; exactement depuis qu’on a commencé à se servir de balances.

L’homme a toujours tenté de se donner à lui-même un univers fermé, limité, rigoureusement défini ; il y réussit parfaitement dans certains jeux où tous les possibles sont en quantité dénombrable et même finie, tels que les jeux de dés, de cartes, d’échecs. Les carrés blancs et noirs de l’échiquier, les pièces du jeu, les mouvements possibles de chacune en vertu des règles étant en nombre fini, et une partie d’échecs étant quelque chose qui s’achève tôt ou tard, toutes les parties d’échecs possibles sont en nombre fini, quoiqu’une telle énumération soit pratiquement beaucoup trop compliquée. Il en est de même, par exemple, pour toutes les parties possibles de belote. La complication est essentielle à l’intérêt, et l’on ne jouerait pas si l’on pouvait avoir en fait dans l’esprit toutes les parties possibles ; mais quoiqu’elle dépasse la portée de l’esprit humain comme si elle était infinie, elle est finie pourtant, et cela aussi est essentiel au jeu. Le joueur se donne un univers fini par des règles fixes qu’il impose à ses actions, et qui chaque fois qu’il va jouer lui donnent seulement le choix entre un petit nombre de possibles ; mais aussi par des objets solides, qu’il est porté à imaginer comme immuables, quoique rien ne soit immuable en ce monde, et qu’il décide de considérer comme absolument immuables. S’il en est empêché à certains moments par le spectacle d’un pion d’échecs brisé, d’une carte déchirée, il appelle cela un accident, et il y remédie par un nouvel objet, substitué à celui qui a changé et considéré comme ne faisant qu’un avec lui. Est nommé accident toute intervention de l’univers dans le système clos du jeu, et les accidents sont négligés par le joueur ; le jeu est ainsi le modèle de la physique. Il y a d’autres jeux où les possibles ne sont pas en nombre fini, quoiqu’ils forment aussi un ensemble bien défini ; dans ces jeux, le nombre généralisé joue le rôle que joue dans les premiers le nombre proprement dit. Tels sont les jeux où interviennent des objets plus ou moins ronds regardés comme des sphères et des surfaces plus ou moins unies regardées comme des plans, jeux de balles, de billes, de boules, billard. Dans ces jeux aussi des objets solides dont la forme est regardée comme immuable, des règles fixes imposées aux mouvements et limitant les possibles, quoique l’ensemble des possibles y ait la puissance du continu, déterminent un système clos, et les accidents sont négligés.

Les accidents peuvent être négligés dans les jeux, précisément parce qu’il s’agit de jeux. Ils sont plus malaisés à négliger dans le travail, où la faim, le froid, le sommeil, le besoin fouettent sans cesse, où les résultats sont ce qui importe, où un accident rend les efforts vains, cause le malheur ou la mort. Néanmoins la notion d’accident a aussi un sens pour le travailleur, elle est essentielle aussi au travail, et, comme un accident est toujours en un sens ce qu’on néglige, tout au moins dans le projet, on peut conjecturer que le travail a emprunté cette notion au jeu ; le travail en ce cas procéderait du jeu, imiterait le jeu, imitation dont peut-être on trouverait la marque, plus clairement que chez nous, dans les mœurs de certaines populations, dites primitives. Pour chaque être humain en tout cas le jeu précède le travail. Le travail est analogue aux jeux où les possibles forment un ensemble continu ; comme dans les jeux, des objets solides, dont la forme est considérée comme immuable, dont toute déformation est considérée comme un accident, servent d’instrument à classer et définir les possibles, et comme dans les jeux certaines règles déterminent les mouvements. Le travailleur aussi, comme le joueur, quoique à un degré moindre — car il ne peut effacer à chaque instant les résultats de l’action passée et revenir au point de départ — vit dans un monde fermé, limité et défini, grâce aux outils et aux règles d’actions qu’il s’est données. Je manie une bêche en la tenant par le manche, en posant mon pied sur le fer, en imprimant à mon corps, par rapport à la bêche, des attitudes définies ; je la manie en pensant la droite dans son rapport avec l’angle ; et toute la variété de matière que rencontre la bêche s’ordonne en séries de grandeurs continues, selon le plus ou moins de résistance que rencontre chaque mouvement. Quoi de plus incertain et varié que la mer et le vent ? Mais un bateau est un solide fixe, auquel on choisit seulement d’imprimer, en maniant la voilure et le gouvernail, des changements qui forment des séries continues, mais parfaitement définies ; il ne peut subir de changement qui soit hors de ces séries, sinon par l’effet d’un accident ; le marin, en maniant le bateau, en éprouvant l’effort du vent sur les voiles, de l’eau sur le gouvernail, pense des orientations, des mouvements droits, la droite dans son rapport avec l’angle ; et les états infiniment variés de la mer et de l’air s’ordonnent en séries définies par rapport à l’état des voiles et du gouvernail, à l’orientation et à la vitesse du bateau, qui correspondent à chacun. Les outils sont tous des instruments à ordonner les apparences sensibles, à les combiner en systèmes définis, et en les maniant l’homme pense toujours la droite, l’angle, le cercle, le plan ; ces pensées dirigent son action, au prix d’une erreur infinie qu’il néglige.

L’homme doit se donner à lui-même des systèmes définis en se fixant à lui-même des règles pour ses mouvements, et en se fabriquant des objets solides, de forme bien définie, instruments de jeu ou de travail, ou encore, comme la balance, de mesure. Il ne trouve pas des systèmes définis tout faits dans la nature autour de lui, ou plutôt il en trouve un seul. C’est celui que constituent les astres. Les astres sont des objets séparés, distincts ; l’apparence de beaucoup d’entre eux est immuable si elle n’est altérée par l’accident des nuages ; le nombre de ceux qu’on voit à l’œil nu, ou qu’on voit avec des instruments donnés, est fini, quoiqu’il soit très grand ; les apparences du ciel nocturne correspondant aux diverses formes que prend la lune, à telles et telles positions relatives du soleil, de la lune, des planètes, des étoiles, s’ordonnent en séries parfaitement définies. Les apparences du ciel nocturne forment un système si rigoureusement défini, si bien clos, si bien défendu contre les accidents, quoiqu’une part y soit faite aussi aux accidents grâce aux comètes et aux étoiles filantes, que certains jeux peuvent seuls fournir à la pensée humaine un ensemble de combinaisons aussi maniable ; mais le choix du joueur à chaque coup met dans tout jeu une part d’arbitraire qui ne se trouve pas parmi les astres, et l’attente du joueur qui médite son coup, la durée incertaine et variable d’une partie, empêchent qu’il y ait dans aucun jeu le rythme invariable qui règne dans le ciel. Les astres, ces objets merveilleux, brillants, inaccessibles, au moins aussi lointains que l’horizon, que nous ne pouvons jamais ni changer ni toucher, qui ne touchent en nous que les yeux, sont ce qu’il y a de plus loin et de plus près de l’homme ; seuls dans l’univers ils répondent au premier besoin de l’âme humaine ; ils sont comme un jouet donné à l’homme par Dieu. La divination, qui se sert parfois des cartes, se sert aussi parfois des astres ; entre un système défini de possibles et la divination, il y a une parenté naturelle. Il y a aussi une parenté naturelle entre de tels systèmes et la science. Les astres, les jeux tels que billes, billard, dés, les instruments communs de mesure comme la balance, les outils et machines simples, toutes ces choses ont toujours été par excellence les objets de la méditation des savants. Mais plus les astres conviennent à la science, plus ils sont mystérieux, car cette convenance est un don, un mystère, une grâce. Les Grecs, qui leur attribuaient des mouvements circulaires et uniformes, n’expliquaient ces mouvements que par la perfection des astres et leur caractère divin. L’astronomie classique n’a pas fourni d’explication plus positive, car l’attraction à distance dont parle Newton ne répond nullement à ce que demande la pensée humaine dans la recherche des causes ; comment concevoir que l’espace qui sépare deux astres, lieu sans doute comme tout espace d’événements infiniment variés, ne détermine jamais de changement dans le rapport qui les unit ? Et, malgré la perfection de nos télescopes et les recherches raffinées de la spectroscopie, nous n’en savons pas plus aujourd’hui ; nous ne pouvons pas en savoir plus ; la convenance des astres avec le besoin de l’imagination humaine est un mystère irréductible. Les jeux et les outils semblent d’abord moins mystérieux, puisqu’ils sont fabriqués par l’homme. Mais que nous puissions fabriquer de tels objets, les manier d’après la supposition qu’ils sont, sauf accidents, immuables, les manier en pensant à leur place des sphères, des cercles, des plans, des points, des droites, des angles, et les manier ainsi efficacement, c’est une grâce aussi extraordinaire que l’existence des astres. C’est une seule et même grâce, et, chose étrange, l’objet étudié par la science n’est autre que cette grâce.

Nous refusons le monde pour penser mathématiquement, et à l’issue de cet effort de renoncement le monde nous est donné comme par surcroît, au prix, il est vrai, d’une erreur infinie, mais réellement donné. Par ce renoncement aux choses, par ce contact avec la réalité qui l’accompagne comme une récompense gratuite, la géométrie est une image de la vertu. Pour poursuivre le bien aussi nous nous détournons des choses, et recevons le monde en récompense ; comme la droite tracée à la craie est ce qu’on trace avec la craie en pensant à la droite, de même l’acte de vertu est ce qu’on accomplit en aimant Dieu, et, comme la droite tracée, il enferme une erreur infinie. La grâce qui permet aux misérables mortels de penser, d’imaginer, d’appliquer efficacement la géométrie, et de penser en même temps que Dieu est un perpétuel géomètre, la grâce liée aux astres, aux danses, aux jeux et aux travaux est merveilleuse, mais n’est pas plus merveilleuse que l’existence même de l’homme, car c’en est une condition. L’homme tel qu’il est, livré aux apparences, aux douleurs, aux désirs, et destiné à autre chose, infiniment différent de Dieu et obligé d’être parfait comme son Père céleste, n’existerait pas sans une telle grâce. Le mystère de cette grâce est inséparable du mystère de l’imagination humaine, du mystère du rapport qui unit chez l’homme les pensées et les mouvements, inséparable de la considération du corps humain. La science de la nature, qui est un des effets de cette grâce, n’étudie, en dehors des astres, que des objets fabriqués par le travail humain, et fabriqués d’après des notions mathématiques. Dans un laboratoire de physicien, dans un musée de la physique tel que le Palais de la Découverte, tout est artificiel ; il n’y a que des appareils ; et dans la moindre partie d’un appareil, combien de travail, de peine, de temps, d’ingéniosité et de soins dépensés par des hommes ! Ce n’est pas la nature qui est étudiée là. Comment s’étonner que l’échelle du corps humain joue dans la science un rôle qu’à première vue une échelle de grandeurs semblerait ne pas devoir jouer ?

La physique explore le domaine où il est permis à l’homme de réussir en appliquant la mathématique au prix d’une erreur infinie. Le xixe siècle, ce siècle qui a cru au progrès illimité, qui a cru que les hommes s’enrichiraient de plus en plus, qu’une technique constamment renouvelée leur permettrait de jouir de plus en plus en travaillant de moins en moins, que l’instruction les rendrait de plus en plus raisonnables, que la démocratie pénétrerait de plus en plus les mœurs publiques dans tous les pays, a cru aussi que ce domaine était tout l’univers. Ce siècle, exclusivement attaché à des biens précieux, mais non pas suprêmes, à des valeurs subordonnées, a cru y trouver l’infini ; il était moins malheureux que le nôtre, mais étouffant ; le malheur vaut mieux. En dépit de l’orgueil que nous avons hérité de ce siècle, et dont malgré notre misère nous n’avons pas encore pris la peine de nous dépouiller, il vaut souvent mieux, même aujourd’hui, s’adresser à un vieux paysan qu’à un institut de météorologie si l’on est curieux de savoir le temps qu’il fera le lendemain. Les nuages, les pluies, les orages, les vents, sont encore aujourd’hui en grande partie hors du domaine où nous pouvons substituer aux choses, avec succès, des systèmes définis par nous ; et qui sait si ce n’est pas pour toujours ? Dans les domaines où, au milieu du xixe siècle, de telles substitutions étaient possibles, les savants étaient parvenus à établir une certaine unité, une certaine cohérence. Cela ne s’était pas fait sans beaucoup d’efforts et de tâtonnements. La pensée humaine à non pas toute licence, mais parfois une certaine licence dans le choix du système rigoureusement défini qu’elle substitue aux choses à l’occasion de tel ou tel phénomène, et peut ainsi choisir en vue de la plus grande cohérence possible entre les différents systèmes ; la pensée peut dans une certaine mesure choisir ce qu’elle décide de négliger. L’histoire des tâtonnements de la science est en grande partie, peut-être tout entière, l’histoire des applications différentes et successives de la notion de négligeable.