Gallimard (p. 117-120).


FRAGMENT D’UNE LETTRE
À UN ÉTUDIANT
(Paris, 1937)


… aussitôt rentrée, je me suis jetée sur Louis de Broglie. J’ose à peine avouer que cela m’a fait une impression mélangée. Son intuition de génie consiste, il me semble, essentiellement à avoir aperçu que l’apparition de nombres entiers dans les phénomènes atomiques, depuis la découverte sensationnelle de Planck sur les mouvements stables des électrons, implique quelque chose d’analogue à des interférences d’ondes. Cette intuition a été confirmée notamment par la prodigieuse expérience de la diffraction des électrons au moyen de cristaux ou de réseaux optiques. Tout cela, c’est de la physique et de la plus belle. Quant à considérer la notion d’onde comme une notion première concernant la structure de la matière, ne serait-ce pas absurde ? L’on ne pense une onde qu’au moyen des notions de choc et de poussée, appliquées aux fluides. Rappelez-vous la comparaison de Huyghens avec ses billes d’agate, au début de son admirable mémoire. (À ce propos, celui de Fresnel aussi est prodigieusement intéressant.) D’autre part, l’image des ondes et celle des corpuscules sont inconciliables ; qu’y a-t-il là d’extraordinaire ? Cela montre qu’il faudrait élaborer une troisième image où soient groupées les analogies représentées par les deux autres. Quand ce serait impossible, je ne trouve pas si choquant qu’on doive se référer à deux images incompatibles pour rendre compte d’un phénomène, les images ne faisant jamais que représenter des analogies d’une manière « sensible au cœur », comme dirait Pascal.

Par ailleurs, la mécanique quantique aboutit à des formules où se trouvent des termes ne satisfaisant pas à la règle de commutativité de la multiplication. Dans l’imagerie de la mécanique ondulatoire, ce phénomène mathématique bizarre apparaît comme correspondant à la dualité entre l’aspect « ondes » et l’aspect « corpuscules » de la matière. De toute manière, on admet que cette non-commutativité correspond à l’impossibilité de mesurer simultanément et d’une manière exacte deux grandeurs. (D’après l’interprétation ondulatoire, position et vitesse.) On exprime cette impossibilité par des « relations d’incertitude ». Je cherche en vain ce qui, dans tout cela, porte atteinte au déterminisme. Que nous soyons incapables de déterminer par des mesures ces deux grandeurs à la fois, est-ce à dire que ces grandeurs soient en soi indéterminées ? La question même n’a pas de sens. Veut-on établir qu’il nous est impossible de posséder les données nécessaires pour concevoir concrètement la nature comme déterminée ? Mais cela, le simple bon sens a toujours permis de le reconnaître. Sans rien savoir en physique, on peut comprendre que nous ne possédons en aucun cas les données des problèmes auxquels nous essayons de réduire les phénomènes naturels. Pour étudier un phénomène quelconque, nous éliminons par abstraction d’une part tout ce qui se passe autour, d’autre part tout ce qui se passe à une échelle plus petite, imaginant ainsi comme un double vase clos auquel nous ne croyons pas nous-même, car nous savons que la notion même de déterminisme implique l’impossibilité de découper quelque chose dans la nature. Notamment nous savons très bien que le fait même d’observer et de mesurer modifie la chose observée et mesurée. Nous convenons de considérer ces modifications comme « négligeables » (mot qui n’a théoriquement aucune signification), mais il était clair d’avance qu’à mesure qu’on descendrait dans l’échelle des grandeurs, on s’approcherait d’une limite où on ne pourrait plus les « négliger ». Il est déjà bien beau de pouvoir mesurer mathématiquement l’imperfection de nos mesures. On peut imaginer à une échelle encore beaucoup plus petite que l’échelle atomique d’autres corpuscules dont nous ne connaîtrons sans doute jamais ni les positions ni les vitesses ; et à l’intérieur de ceux-là…, etc. Le déterminisme n’a jamais été pour la science qu’une hypothèse directrice, et il le restera toujours. De Broglie introduit la probabilité dans sa description des phénomènes, mais cela n’implique nullement que nous devions substituer la probabilité à la nécessité dans notre conception des phénomènes ; au contraire, nous ne pensons la probabilité que lorsqu’il se pose devant nous un problème dont nous pensons que la solution est strictement déterminée par les données, mais dont nous ignorons certaines données.

Depuis longtemps (car on parle de ces choses depuis des années), je cherche en vain ce que les « relations d’incertitude » de de Broglie peuvent avoir de révolutionnaire pour notre conception générale de la science. Pour leur attribuer ce caractère, il faut qu’on ait tout à fait perdu la notion de ce qu’est la science.

Une chose qui me choque bien plus, c’est cette « constante de Planck » qui apparaît dans toutes les expressions mathématiques, et que personne ne sait traduire en termes physiques. Si quelqu’un y arrive, c’est lui qui aura accompli la synthèse entre les deux hypothèses de l’ondulation et de la projection, non de Broglie.

Pour bien des raisons, je crois comme vous que la science entre dans une période de crise plus grave qu’au ve siècle, et comme alors, accompagnée d’une crise de la morale et de l’agenouillement devant les valeurs purement politiques, c’est-à-dire devant la force. Le phénomène nouveau de l’État totalitaire rend cette crise infiniment redoutable, et risque d’en faire une agonie.

C’est pourquoi il y a pour moi, parmi les hommes, d’un côté ceux qui pensent et aiment (combien de fois, en Italie, la lecture des affiches ne m’a-t-elle pas vivement remis en mémoire le beau vers de Sophocle, prononcé par Antigone : « Je suis née pour partager l’amour et non la haine »), de l’autre ceux qui inclinent leur pensée et leur cœur devant la puissance déguisée en idées.

Si notre époque est celle d’une crise de la science comparable à celle du ve siècle, il en résulte un devoir évident : refaire un effort de pensée analogue à celui d’Eudoxe.