Gallimard (p. 111-115).


RÉPONSE
À UNE LETTRE D’ALAIN


Je n’ai pas répondu à votre lettre, parce qu’il me semblait plus facile de le faire oralement ; mais, puisque l’occasion ne s’en présente pas, je vais essayer quand même d’écrire très brièvement dans quel sens je voudrais m’orienter. Il me semble que tout ce qui s’est passé depuis trois siècles pourrait, si on voulait, se résumer en ceci, que l’aventure de Descartes a mal tourné. C’est donc qu’il manque quelque chose au Discours de la Méthode. Quand on compare les Regulae à la Géométrie, on sent bien qu’il manque en effet beaucoup. Pour moi, voici la lacune que je crois y trouver. Descartes n’a pas découvert un moyen d’empêcher l’ordre, aussitôt conçu, de devenir une chose au lieu d’une idée. L’ordre devient une chose, me semble-t-il, dès qu’on fait d’une série une réalité distincte des termes qui la composent, en l’exprimant par un signe ; or l’algèbre, c’est cela même, et depuis le début (depuis Viète). Il n’y a qu’une manière de concevoir une série sans la détacher des termes, c’est l’analogie. (C’est là une de vos idées, n’est-ce pas ?) Seule l’analogie fournit la possibilité de penser d’une manière à la fois absolument pure et absolument concrète. On ne pense que des choses particulières ; on ne raisonne que sur l’universel ; la science moderne a perdu son âme en voulant résoudre cette contradiction par l’artifice qui consiste à ne plus raisonner que sur des signes conventionnels, qui sont des objets particuliers en tant que marques noires sur du papier blanc, et sont universels par leur définition. L’autre solution serait l’analogie. J’entrevois ainsi une nouvelle manière de concevoir la mathématique, d’un point de vue aussi matérialiste et pour ainsi dire aussi cynique que possible, comme consistant purement et simplement en des combinaisons de signes ; mais sa valeur théorique et sa valeur pratique, qui ne seraient plus distinctes, résiderait dans des analogies, qu’il faudrait arriver à concevoir clairement et distinctement, entre ces combinaisons et les problèmes concrets auxquels on les applique dans le cours de la lutte livrée par l’homme à l’univers. Les signes seraient alors rabattus à leur rang de simples instruments, rang que Descartes essayait de leur assigner dans les Regulae. Leur véritable destination apparaîtrait, à savoir : servir non l’entendement, mais l’imagination ; et le travail scientifique apparaîtrait comme étant en somme un travail d’artiste, consistant à assouplir l’imagination. Parallèlement, il s’agirait de tirer au clair et de développer au maximum la faculté de concevoir des analogies sans manier les signes algébriques. On se trouve là dans le domaine de la perception. Seulement la perception de l’oisif, qui se meut à l’aise au milieu d’une matière que d’autres ont préparée pour la lui rendre commode, est peu de chose ; c’est à la perception de l’homme au travail qu’il faudrait s’intéresser, ce qui implique une étude approfondie des instruments de travail, non plus d’un point de vue technique, c’est-à-dire quant à leur rapport avec la matière, mais quant à leur rapport avec l’homme, avec la pensée humaine. Il faudrait tirer au clair et ordonner en séries tous les rapports impliqués dans le maniement de tous les instruments de travail, que ces rapports soient confusément aperçus par ceux qui les manient, ou aperçus clairement par quelques privilégiés placés plus haut dans la hiérarchie du travail dans l’industrie, deux ou trois ingénieurs par entreprise, peut-être), ou, ce qui doit arriver souvent, aperçus par personne. Au point de rencontre de ces deux séries d’efforts critiques se trouverait une physique véritable, ou du moins la partie de la physique qui concerne les phénomènes qui sont matière du travail humain ; il y aurait à construire à côté de cette physique, et par analogie avec elle, mais sur un plan bien distinct, l’étude des phénomènes qui ne sont qu’objets de contemplation.

Vous excuserez, j’espère, la confusion, le désordre, et aussi l’audace de ces embryons d’idées. S’ils ont une valeur quelconque, leur développement ne peut évidemment s’opérer que dans le silence. Mais ce développement supposerait néanmoins — malheureusement — un travail collectif que je verrais ainsi. D’abord un bilan des applications de la mathématique, ou plutôt des diverses formes de calcul mathématique, prises une par une, bilan dressé, bien entendu, dans la mesure du possible, en se référant non pas simplement au moment présent, mais au développement de la science et de la technique dans l’histoire des trois ou quatre derniers siècles pour le moins. Ensuite des monographies concernant les métiers, portant toutes sur le même thème, à savoir : quelle est au juste l’activité de la pensée qu’implique la fonction d’un manœuvre sur machines — d’un manœuvre spécialisé — d’un tourneur — fraiseur — etc. professionnel — d’un chef d’atelier — d’un dessinateur — d’un ingénieur d’usine — d’un directeur d’usine, etc., et de même pour les mines, le bâtiment, les champs, la navigation et le reste. Inutile de dire qu’en concevant ce programme, je ne me fais aucune illusion sur les possibilités de réalisation.

Enfin, je souhaiterais des ouvrages pédagogiques qui appliqueraient dès maintenant, à la formation des esprits, cette méthode que j’entrevois, fondée sur l’analogie. Cela, je n’ai guère eu le loisir d’y penser ; mais j’ai rêvé parfois d’un manuel de physique pour écoles primaires, où l’interprétation des phénomènes naturels serait exclusivement présentée sous l’aspect d’analogies successives, de plus en plus exactes, et cela en partant de la perception conçue comme une étape de la connaissance scientifique. Ainsi, pour la lumière, on commencerait par la liste de tous les cas où la lumière se comporte comme quelque chose d’analogue à un mouvement, pour passer ensuite à l’analogie avec un mouvement rectiligne, à l’analogie avec les ondes… J’en suis restée, jusqu’ici, à ces vagues rêveries. Mais M. m’a dit qu’un manuel de physique pour écoles primaires était un de vos projets. J’ignore comment vous le concevez, mais j’imagine que je peux un peu me le représenter d’après quelques pages des Entretiens au bord de la mer. Je regrette infiniment que ce ne soit encore qu’un projet.

Restent les questions sociales. Là encore, je verrais avant tout des monographies concernant les diverses fonctions sociales, conçues bien entendu comme des fonctions dans la lutte contre la nature, leurs rapports réciproques, leur rapport avec l’oppression sociale. Ici aussi c’est surtout des bilans que je voudrais voir dresser. Par exemple, une étude sur tout ce qu’au moment actuel le travail des champs doit à l’industrie, ou, en d’autres termes, le bilan de tout ce que la culture, sous sa forme actuelle, perdrait si la grande industrie se trouvait supprimée du jour au lendemain. Une série d’études concernant les diverses formes actuelles de la propriété, en fonction de cette idée que la propriété réelle est le pouvoir de disposer des biens. Et beaucoup de choses encore que je n’ai pas en ce moment présentes à l’esprit.

Vous m’avez demandé un plan de travail, et je ne vous ai répondu que par des aperçus nuageux et des ambitions démesurées. J’ignore si on peut faire quelque chose de réel, comme une revue, à partir de tout cela. Ce que j’aimerais, c’est pouvoir lancer un appel à tous ceux qui savent ou font effectivement quelque chose, et à qui il ne suffit pas de savoir ou de faire, mais qui veulent réfléchir sur ce qu’ils savent et font !