Gallimard (p. 105-109).


L’ENSEIGNEMENT
DES MATHÉMATIQUES


Je voudrais ici à la fois dénoncer une conception qui, bien que commune à beaucoup de révolutionnaires, me paraît dangereuse et fausse, et faire part à mes camarades d’une expérience pédagogique personnelle.

On sait que Bouasse, sous la forme violente et spirituelle qui lui est propre, a souvent répété que les mathématiques ne sont pour le physicien qu’un langage au moyen duquel il peut exprimer commodément les résultats de l’expérience. Cette idée, qui se retrouve chez Henri Poincaré et chez un grand nombre de philosophes bourgeois, est considérée par Louzon comme ayant une valeur révolutionnaire. Les articles de Barrué et du camarade R… dans l’Université syndicaliste montrent que syndicalistes révolutionnaires et communistes orthodoxes sont d’accord pour juger « bourgeois » tout ce qui est purement théorique.

La question mérite d’être longuement examinée. Pour l’instant, je veux me borner à signaler que, si nous devons dénoncer, avec Marx, « la honteuse division entre travail intellectuel et travail manuel », cela ne signifie nullement qu’il faille confondre théorie et pratique. La culture d’une société socialiste réaliserait la synthèse de la théorie et de la pratique. Mais synthèse n’équivaut pas à confusion ; il n’y a synthèse que de contraires. Historiquement, la science est née le jour où l’on a momentanément abandonné le souci des applications. C’est la Grèce qui a créé la science, et non point l’Égypte. Toute notre culture, sans en excepter le marxisme, repose sur le « miracle grec », c’est-à-dire sur une civilisation qui, à côté de ses merveilleuses découvertes théoriques, est restée tout à fait stationnaire du point de vue de la technique. Le Moyen Âge au contraire a été, du point de vue technique, une période de progrès d’une importance capitale, comme l’a récemment montré Lefebvre des Nouëttes ; mais les thomistes eux-mêmes ne peuvent nier que les progrès de la science aient été alors à peu près nuls. La Renaissance a été avant tout une renaissance de la culture scientifique. À cette époque, c’est-à-dire à l’aurore du régime capitaliste, une liaison a été, pour la première fois, établie entre la théorie et l’application. Mais Descartes, dont on ne peut contester le rôle capital dans le développement de la science, loin de considérer la mathématique comme un langage propre à faire des résumés commodes, la considérait comme un principe d’explication, seul susceptible de permettre une mainmise méthodique de l’homme sur les forces naturelles. De nos jours, il est vrai, s’il faut en croire Bouasse, on établit la valeur d’une proposition mathématique « par les mêmes procédés que l’excellence d’une passe de football » ; mais il reste à savoir si ce n’est pas là la marque d’une décadence de la culture, décadence qui serait un des effets du régime où nous vivons. Il faut remarquer que Marx a pour principal titre de gloire d’avoir soustrait l’étude des sociétés non pas simplement aux constructions utopiques, mais aussi, et du même coup, à l’empirisme. Il me paraît évident que, dans l’étude que Marx a faite de la société, les rapports entre l’analyse théorique, l’expérience et l’application font penser beaucoup plus à la conception que se faisait Descartes de la science qu’à la conception de Henri Poincaré ou de Bouasse.

Le progrès de l’humanité ne consiste pas à transporter dans l’étude théorique les procédés de routine aveugle et d’expérience errante qui ont si longtemps dominé la production. C’est là pourtant tout ce que la science actuelle semble capable de faire, si l’on en juge d’après ce que disent les savants. Le progrès consisterait à transporter, autant qu’il est possible, dans la production elle-même, ce que l’humanité n’a d’abord trouvé que dans les spéculations purement théoriques, et complètement abstraites des applications ; à savoir la méthode. Descartes, qui aurait voulu fonder une université ouvrière où chaque ouvrier aurait acquis les notions théoriques nécessaires pour comprendre son propre métier, était plus proche de l’idée marxiste de « division dégradante du travail en travail intellectuel et travail manuel » que ceux qui, aujourd’hui, se réclament de Marx. Certes c’est seulement par son rapport aux applications que la science a une valeur. Mais d’autre part — et c’est ce que devraient comprendre facilement tous ceux qui se disent « dialecticiens » — le rapport véritable entre théorie et application n’apparaît qu’une fois que la recherche théorique a été purifiée de tout empirisme.


L’expérience pédagogique que je désire soumettre à mes camarades se rapporte à l’enseignement historique des sciences préconisé avec raison par Langevin et plusieurs autres.

Étant professeur de philosophie, j’ai profité de ce que le programme comporte l’examen de « la méthode en mathématiques » pour consacrer une douzaine d’heures à l’histoire des mathématiques, présentée comme étant orientée vers une résolution de la contradiction fondamentale entre continu et discontinu (nombre). En voici une esquisse très sommaire.

La première étape est la mesure des longueurs. La seconde est le théorème attribué par la légende à Thalès concernant la similitude des triangles ; la combinaison de ce théorème avec celui de Pythagore qui en est la conséquence directe permet de ramener tous les rapports de lignes à des rapports de nombres. La découverte des incommensurables semble ruiner les fondements mêmes de cette géométrie. Eudoxe lui rend sa valeur, sur un plan supérieur, par sa théorie des proportions (équivalente à notre théorie du nombre généralisé) et sa méthode de l’exhaustion (première esquisse du calcul infinitésimal). En même temps Ménechme, qui découvre à la fois les coniques et leurs formules, fait entrevoir par là même la possibilité de définir les lignes courbes par une loi, en les rapportant à des droites. Archimède et Apollonius n’ont guère fait que développer ces inventions, dont on ne pouvait cependant apercevoir encore la portée générale, faute d’un instrument indispensable, à savoir l’algèbre. On trouve déjà dans Diophante comme une première esquisse de l’algèbre. Mais l’algèbre proprement dite date de la Renaissance. Descartes s’en est servi pour donner toute leur portée aux découvertes de Ménechme et d’Apollonius ; Leibniz, Newton, Lagrange (et ce dernier seul d’une manière vraiment intelligible) ont fait le même travail pour le calcul infinitésimal dont le principe avait été trouvé par Eudoxe.

Le caractère sommaire de mes connaissances mathématiques m’empêche malheureusement d’aller plus loin.

Cette expérience a eu un plein succès, pédagogiquement parlant, en ce sens que l’exposé a été compris de toutes les élèves, y compris les plus mauvaises en mathématiques, et les a toutes intéressées jusqu’à l’enthousiasme. Elles ont compris que les mathématiques sont un produit de la pensée humaine, et non un ensemble de dogmes.

Quant à la valeur d’une telle expérience, c’est aux camarades à en juger.

À mon avis, l’enseignement de la science, pour constituer une culture, devrait comporter :

1o un enseignement pour une part au moins historique de chaque science, avec lecture de mémoires originaux, et, pour la physique, toutes les fois que ce sera possible, reproduction des expériences faites par les inventeurs ;

2o un enseignement de l’histoire des rapports entre la science et la technique ;

3o l’apprentissage et la pratique d’un métier productif, lié à un enseignement plus détaillé de l’histoire de ce métier dans son rapport avec la science et l’ensemble de la technique.