Gallimard (p. 101-104).


(1932-1942)



LETTRE À UN CAMARADE


Cher camarade,

Comme réponse à l’enquête que vous m’envoyez concernant l’enseignement historique des sciences, je ne peux que vous raconter une expérience que j’ai faite cette année[1] dans ma classe (classe de philosophie au lycée de jeunes filles du Puy).

Mes élèves, comme la plupart des élèves, ne regardaient les diverses sciences que comme des sommes de connaissances mortes, dont l’ordre est celui que donnent les manuels. Elles n’avaient aucune idée, ni de la liaison entre les sciences, ni des méthodes qui ont permis de les créer. Bref on peut dire que ce qu’elles savaient des sciences constituait le contraire d’une culture. Cela me rendait très difficile l’exposé de la partie du programme de philosophie intitulée « La méthode dans les sciences ».

Je leur ai expliqué que les sciences, ce n’étaient pas des connaissances toutes faites étalées dans les manuels à l’usage des ignorants, mais des connaissances acquises au cours des âges par les hommes, au moyen de méthodes entièrement distinctes des méthodes d’exposition qu’elles trouvaient dans les manuels. Je leur ai proposé de leur faire quelques cours supplémentaires d’histoire des sciences. Elles ont accepté, et les ont toutes suivis, sans que je les y oblige.

Je leur ai esquissé rapidement le développement des mathématiques, ordonné autour de l’opposition : continu, discontinu, et considéré comme un effort pour ramener le continu au discontinu, la première étape étant la mesure elle-même. Je leur ai raconté l’histoire de la géométrie grecque (triangles semblables [Thalès et les pyramides] — théorème de Pythagore — découverte des incommensurables, avec la crise qui en est résultée — solution grâce à la théorie des proportions d’Eudoxe — découverte des coniques comme sections du cône — méthode d’exhaustion) et de la géométrie du début des temps modernes (algèbre — géométrie analytique — principe du calcul différentiel et intégral). Je leur ai expliqué — ce que personne n’avait pris soin de leur dire — comment le calcul infinitésimal avait été la condition de l’application de la mathématique à la physique, et par suite de l’essor actuel de la physique. Tout cela a été suivi par toutes, même les plus nulles en science, avec un intérêt passionné, et s’est fait fort facilement en six ou sept heures supplémentaires.

Le manque de temps et mes trop faibles connaissances ne m’ont pas permis d’en faire autant pour la mécanique et la physique ; je n’ai pu leur raconter que des fragments de l’histoire de ces sciences. Les élèves auraient désiré en savoir plus.

À la fin de cette série de leçons, je leur ai lu l’enquête concernant l’enseignement historique des sciences, et toutes ont approuvé avec enthousiasme le principe d’un tel enseignement. Elles disaient qu’un tel enseignement seul peut faire de la science, pour les élèves, quelque chose d’humain, au lieu d’une espèce de dogme qu’il faut croire sans jamais bien savoir pourquoi.

Cette expérience conclut donc entièrement, et à tous les points de vue, en faveur de votre idée.

Simone Weil,
professeur de philosophie
au Lycée de jeunes filles du Puy.
  1. 1931-1932.