Sur la science/02/04

Gallimard (p. 96-99).


CONCLUSION


Cette aventureuse suite de réflexions une fois terminée, il apparaît qu’elle s’écarte de la doctrine cartésienne au point de sembler parfois y contre-dire. Il serait étonnant pourtant qu’une pareille esquisse, si tâtonnante, si insuffisante soit-elle, du seul fait qu’elle imite le mouvement de la pensée cartésienne sans la suivre, ne l’éclairât pas dans une certaine mesure. Peut-être permettra-t-elle en effet d’entrevoir comment peuvent se résoudre les contradictions apparentes précédemment relevées dans Descartes, et quelques autres difficultés. On peut comprendre pourquoi le mouvement est dit, dans le Monde, être une notion plus simple que la figure ; comment se rattache à cette idée l’invention de la géométrie analytique, comment c’est par suite en devenant aussi concrète que possible que la géométrie a pris l’apparence d’une extrême abstraction, et comment c’est par un même acte de l’esprit que Descartes a identifié la géométrie, d’une part à l’algèbre, d’autre part à la physique. Par malheur, Descartes a rendu obscur à dessein l’exposé de sa découverte géométrique ; mais, du moins, sa Géométrie fait-elle voir qu’il a voulu principalement établir, parallèlement à la série des équations, la série des lignes géométriques, qu’il n’a pu d’ailleurs qu’ébaucher, et en deux manières différentes, mais que Lagrange devait construire en ses immortels travaux. L’on voit d’autre part comment c’est la même innovation qui a réduit la physique à la géométrie, et qui l’a fondée sur des comparaisons avec les phénomènes que nous rendent familiers l’expérience courante et les plus communs travaux ; comment aussi, chose qui a étonné les contemporains, Descartes, tout en imaginant toujours des mouvements, a cru devoir, pour restreindre à l’extrême la part d’esprit que la physique est forcée de sembler attribuer au monde, n’admettre autant que possible que de simples impulsions ; pourquoi enfin, après avoir fondé toute sa physique sur le mouvement, il la ruine en apparence en posant le mouvement comme purement relatif. Il apparaît aussi qu’il n’y a nulle contradiction, au contraire, à réduire l’imagination au corps humain, et à en faire, pour tout ce qui concerne le monde, l’unique instrument de la connaissance. On voit que les idées simples peuvent, à la fois être rapportées à l’esprit et considérées comme lois du monde, s’il est vrai qu’elles expriment, non le monde ni l’esprit, mais le passage que le monde laisse à l’esprit ; on voit aussi pourquoi on peut les dire créées par Dieu, puisque le rôle de Dieu à mon égard consiste à répondre en quelque sorte de l’union de l’âme avec le corps.

Les grandes corrélations, qui forment le nœud de la doctrine, apparaissent ; il n’y a plus de contradiction entre liberté et nécessité, entre idéalisme et réalisme. Pour cette dernière opposition, il suffit, pour n’être plus arrêté par elle, de remarquer que tout l’esprit est en acte dans l’application de la pensée à un objet. C’est pourquoi Descartes ose dire, en contradiction directe avec la manière dont la philosophie couramment enseignée définit la déduction, que « c’est le propre de notre esprit, de former les propositions générales de la connaissance des particulières ». (Réponses aux Secondes Objections, IX, p. 111). Aussi se contente-t-il, dans les Regulae, pour expliquer les quatre opérations arithmétiques, de ces preuves intuitives que Poincaré a cru devoir remplacer par des raisonnements analytiques. C’est par cette vue concernant l’esprit que les idées claires et distinctes apparaissent comme infaillibles, et la science comme uniformément simple, claire et facile, si loin qu’elle s’étende. Car elle ne fait que créer des séries où chaque idée soit aussi facile à saisir d’après la précédente que la première par elle-même ; autrement dit il n’y a pas d’autre ordre que celui qui règle la suite des nombres, et fait qu’on pense mille aussi facilement que deux.

Enfin l’on comprend que, conformément à cette même vue, lorsque l’esprit s’applique au monde, il prenne pour intermédiaires des figures géométriques et des signes algébriques, ou bien des sensations, c’est toujours le même esprit, le même monde, la même connaissance ; et c’est ce que Descartes, en tous ses écrits, fait assez clairement entendre.

Ce n’est pas que les idées formées au cours de cette hasardeuse reconstruction puissent prétendre à être les idées mêmes de Descartes, ou même à leur ressembler. Il suffit qu’une telle ébauche non pas même commente, mais permette seulement d’aborder à nouveau et plus fructueusement les textes mêmes. Aussi ne peut-on mieux la conclure qu’en invoquant, comme Descartes pour justifier sa Dioptrique, l’exemple des astronomes « qui, bien que leurs suppositions soient presque toutes fausses et incertaines, toutefois… ne laissent pas d’en tirer plusieurs connaissances très vraies et très assurées ».