Sur la science/02/03

Gallimard (p. 48-95).


DEUXIÈME PARTIE


Nous sommes des vivants ; notre pensée s’accompagne de plaisir ou de peine. Je suis au monde ; c’est-à-dire que je me sens dépendre de quelque chose d’étranger que je sens en retour dépendre plus ou moins de moi. Selon que je sens cette chose étrangère me soumettre ou m’être soumise, je sens plaisir ou peine. Tout ce que je nomme des objets, le ciel, les nuages, le vent, les pierres, le soleil, sont avant tout pour moi des plaisirs, en tant qu’ils me manifestent ma propre existence ; des peines, en tant que mon existence trouve en eux sa limite. Aussi plaisir et peine ne sont-ils pas sans mélange l’un de l’autre, ainsi qu’il apparaît dans les poètes ; mon plaisir ne peut être tel qu’il ne soit corrompu par le désir d’un plaisir plus grand :

medio de fonte leporum
Surgit amari aliquid quod in ipsisfloribus angat[1]

Inversement la douleur n’est jamais goûtée sans quelque volupté ; car respirer, courir, voir, entendre, même me blesser, c’est avant tout goûter ce plaisir qui est comme la saveur de ma propre existence. La présence du monde est avant tout pour moi ce sentiment ambigu ; ce que le nageur appelle l’eau, c’est avant tout pour lui un sentiment composé de la volupté que donne la nage, de la peine qu’amène la fatigue. Selon qu’en nageant il désire la nage ou l’arrêt de cette nage, l’eau est plutôt volupté ou plutôt peine ; plutôt amie ou plutôt ennemie ; mais, par l’ambiguïté du sentiment, toujours perfide. Et, comme en un mélange de bruits confus je lis soudain des paroles prononcées par une voix connue, en un linge froissé que j’aperçois au réveil de bizarres figures d’animaux ou d’hommes ; ainsi apparaissent, en ce sentiment indéfinissable, au nageur l’eau sous son corps et devant ses bras, au coureur le sol sous ses pieds, l’air devant ses genoux, sur son visage, dans sa poitrine. Dans mes rêves, en passant à la joie ou à la tristesse, je fais apparaître les paysages soit lumineux soit ternes ; quand je marche ou cours, ma puissance m’apparaît sous l’espèce d’un air pur et vif, d’un sol comme élastique, ou ma lassitude se fait connaître à moi en un air lourd, un sol glissant. Ce sentiment nuancé de plaisir et de peine, qui est la seule chose que je puisse éprouver, est donc l’étoffe du monde ; c’est tout ce que j’en puis dire. Si ce sentiment ambigu qui rend l’eau présente au nageur est jugé par lui être l’effet, ou la trace, ou l’image d’une fraîcheur, d’une transparence, d’une résistance qui ne seraient pas comme constituées par ce sentiment même, il dit plus qu’il ne sait. Je ne puis donc rien dire du monde. Je ne puis dire : cette épine me fait mal au doigt, ni même : j’ai mal au doigt, ni même : j’ai mal. Dès que je donne un nom à ce que je ressens, je dis, comme l’avait vu Protagoras, plus que je ne puis savoir.

Ces choses qui me sont si intimement présentes ne le sont que par la présence de ce sentiment inséparable de mon existence même, et qui par leur intermédiaire seulement m’est révélé. Mais j’irais trop vite si j’en concluais que hors de ce sentiment même je ne puisse rien affirmer ; il semble que les vérités abstraites, indépendantes de ce sentiment, ne sont pas entamées par mon incertitude concernant les choses. Les propositions arithmétiques sont vides de plaisir et de peine ; elles se laissent aisément oublier ; mais, pour peu que je les examine, les interdictions dont elles sont chargées sont pour moi irrésistibles. Ma soif, qui m’est sensible en ce moment par l’intermédiaire d’oranges qui sont devant moi, ne peut, même si je rêve, m’apparaître en deux couples d’oranges qui, ensemble, soient cinq oranges. Mon existence se manifeste à moi par l’intermédiaire d’apparences, mais elle ne peut m’apparaître que de certaines manières ; il y a des manières d’apparaître qui ne définissent pour moi aucune apparence. Pourquoi, si l’on veut me montrer un carré qui soit, à la fois quant à la surface et quant au côté, le double d’un autre carré ne me dérangerai-je pas ? C’est que si, en dessinant, je double le côté d’un carré, je ne sais comment empêcher que ne m’apparaisse un carré quadruple. Un carré double d’un autre quant à la surface et quant au côté serait un carré que je ne pourrais pas reproduire, ni esquisser, ni définir ; non pas carré, forme indéchiffrable ; non pas même forme. Ce n’est pas que le monde me soit transparent ; les apparences me sont impénétrables en tant qu’en elles m’est présent ce sentiment qui en fait comme l’épaisseur, la saveur amère et douce de ma propre existence. Car cette saveur est mienne, mais n’est pas par moi ; si rien en moi n’était étranger à moi, ma pensée serait pure de plaisir et de peine. Mais, dans la mesure où cette chose impénétrable est pour moi distincte et définie, dans la mesure où elle m’apparaît, elle est comme moulée en creux sur moi. Que, rêvant à moitié, je me sente baigner dans l’eau « plus molle que le sommeil » comme dit le poète, puis que, m’éveillant, je me sente dans mon lit, l’eau et le lit ne sont que des formes définies pour moi de ce moelleux indéfinissable qui me les rend présentes. Pourquoi deux couples d’oranges formant quatre oranges sont-elles quelque chose de saisissable pour moi, et non deux couples d’oranges formant cinq oranges ? Je suis ainsi. Pourquoi je suis ainsi, c’est ce que je ne vois aucun moyen d’apprendre, puisque je reconnais que mes pensées ne peuvent me renseigner sur rien, sinon sur moi-même. Aucun progrès de mes pensées ne peut m’instruire. Non pas que le progrès me soit défendu. Certaines propriétés d’une figure ou d’une combinaison de quantités ne peuvent m’apparaître sans des formes ou des quantités auxiliaires ; c’est par le moyen seulement des parallèles accompagnées de leurs propriétés que la somme des trois angles d’un triangle, semblable au génie que seule la lampe merveilleuse faisait apparaître à Aladin, peut être présente à mon esprit. Qu’à moins de trois droites on ne puisse enfermer un espace, c’est ce qui, au contraire, n’a besoin pour m’apparaître que des formes correspondantes. Pourquoi ? C’est un hasard. Ce que j’appelle le monde des idées n’est pas moins que le monde des sensations un chaos ; les idées m’imposent leurs manières d’être, me tiennent, m’échappent. Si d’ailleurs, au lieu de me servir des formes pour en évoquer les propriétés, je les interroge par exemple au moyen de la mesure, rien ne m’assure qu’elles me répondront par ces mêmes propriétés ; aussi l’illustre géomètre Gauss n’a-t-il pas jugé inutile de mesurer la somme des trois angles d’un triangle. Si la géométrie, la mesure, l’action s’accordent, c’est hasard. Tout est livré à ce malin génie de Descartes qui n’est autre chose que le hasard. Hasard, non point nécessité. Autrement dit, rien de ce qui passe dans ma conscience n’a d’autre réalité que la conscience que j’en ai ; il n’y a d’autre connaissance pour moi que d’avoir conscience de ce dont j’ai conscience. Connaître un rêve, c’est le rêver ; connaître une souffrance, c’est la souffrir ; connaître un plaisir, c’est en jouir. Tout est sur le même plan. Il ne me sert en rien de passer de ce qu’on nomme le sensible à ce qu’on nomme l’intelligible ; je connais une propriété du triangle quand, à la suite des constructions convenables, elle me saute aux yeux ou pour mieux dire à l’imagination. Si les idées mathématiques me donnent un sentiment de clarté et d’évidence que n’apportent pas les sensations, il ne s’ensuit pas que ce sentiment soit quelque chose indépendamment de la conscience que j’en ai. Aucune pensée, aucune action n’a pour moi plus de valeur qu’une autre. Tout est indifférent tant que le hasard me tient. Non pas que peut-être une échelle de valeurs, que j’ignore, ne puisse s’appliquer à mes pensées ; cela même est hasard. Le hasard est vêtu, déguisé de bleu, de gris, de lumière, de dur et de mou, de froid et de chaud, de droit et de courbe, de triangles, de cercles, de nombres ; le hasard, c’est-à-dire n’importe quoi. Je n’ai jamais conscience de rien, sinon des vêtements du hasard ; et cette pensée même, en tant que j’en ai conscience, est hasard. Il n’y a rien de plus.

N’y a-t-il rien de plus ? Non, si rien pour moi ne se révèle exister qu’autant que j’en ai conscience. Moi-même, en tant que j’ai conscience de moi, je suis n’importe quoi ; ce que ma conscience me révèle, ce n’est pas moi, mais la conscience que j’ai de moi, tout comme elle ne me révèle pas les choses, mais la conscience que j’ai des choses. Ce dont j’ai conscience, je ne sais jamais ce que c’est ; je sais que j’en ai conscience. Voilà donc une chose que je sais : j’ai conscience, je pense. Et comment est-ce que je le sais ? Ce n’est pas une idée, un sentiment parmi les idées et les sentiments qui apparaissent à ma pensée. J’éprouve que le ciel est bleu, que je suis triste, que je jouis, que je me meus ; je l’éprouve, je n’en sais rien. Ce que je pense, je le pense ; il n’y a rien d’autre à connaître. Rien ? Si. Et quoi donc ? Tout ce que j’éprouve est illusion, car tout ce qui se présente à moi sans que j’en reçoive l’atteinte de l’existence réelle se joue de moi. Et non seulement plaisir, souffrance, sensation, mais par suite aussi cet être que je nomme moi, qui jouit, souffre et sent. Tout cela est illusion. Qu’est-ce à dire ? Que tout cela semble illusoire ? Non ; c’est-à-dire, au contraire, que tout cela fait illusion, par suite semble certain. C’est à peine si je puis admettre que cette table, ce papier, cette plume, ce bien-être et moi-même ne sont que des choses que je pense ; des choses que je pense et qui font semblant d’exister. Je les pense ; elles ont besoin de moi pour être pensées. En quoi donc ? Car je ne pense pas ce que je veux. Elles me font illusion de même par leur puissance propre. Qu’est-ce donc qu’elles empruntent de moi ? La croyance. Ces choses qui font illusion, c’est moi qui les pense, ou comme sûres, ou comme illusoires, le prestige qu’elles exercent sur moi restant d’ailleurs intact. La puissance que j’exerce sur ma propre croyance n’est pas une illusion ; c’est par cette puissance que je sais que je pense. Ce que je prends pour ma pensée, ne serait-ce pas la pensée d’un Malin Génie ? Cela peut être quant aux choses que je pense, mais non pas pour ceci, que je les pense. Et par cette puissance de pensée, qui ne se révèle encore à moi que par la puissance de douter, je sais que je suis. Je puis, donc je suis. Et en cet éclair de pensée se révèlent à moi plusieurs choses dont je ne savais auparavant ce qu’elles étaient, à savoir le doute, la pensée, la puissance, l’existence et la connaissance elle-même. Au reste cela n’est pas un raisonnement ; je puis me refuser à cette connaissance. Ou plutôt je puis la négliger ; je ne puis la refuser. Car dès que je repousse une pensée quelconque comme illusoire, par là même je pense quelque chose que je ne puise pas dans la chose qui se présente à ma pensée ; car dans mes pensées illusoires je ne puis puiser que l’illusion, c’est-à-dire la croyance qu’elles sont sûres. En tant que j’accueille une idée, je ne sais si je l’accueille ou si seulement elle se présente ; dès que je repousse une idée, quand ce serait l’idée même que je suis, aussitôt je suis. Ma propre existence que je ressens est une illusion ; ma propre existence que je connais, je ne la ressens pas, je la fais. Exister, penser, connaître, ne sont que des aspects d’une seule réalité : pouvoir. Je connais ce que je fais, et ce que je fais, c’est penser et c’est exister ; car du moment que je fais, je fais que j’existe. Je suis une chose qui pense. Dira-t-on que, sans le savoir, je suis, je fais peut-être autre chose encore, en dehors de la pensée ? Qu’est-ce à dire ? Que serait une puissance que je n’exerce pas ? Certes un dieu inconnu peut se servir de moi, sans que je le sache, en vue d’effets que j’ignore ; mais ces effets, je ne les produis pas. Et quant à connaître mon être propre, ce que je suis se définit par ce que je puis. Il est donc une chose que je puis connaître, c’est moi ; et je ne peux en connaître aucune autre. Connaître, c’est connaître ce que je puis ; et je connais dans la mesure où, à jouir, à souffrir, à ressentir, à imaginer, je substitue, transformant ainsi l’illusion en certitude et le hasard en nécessité, faire et subir.

Faire et subir, cette opposition est prématurée ; car je ne me connais qu’une puissance, celle de douter, puissance dont l’exercice ne saurait être empêché par rien. Ce n’est pas que, parmi tous les objets, toutes les idées dont j’ai décidé de douter, la plupart ne m’aient semblé laisser une certaine prise à ma puissance, ou pour mieux dire tous. En ce moment même, c’est moi qui meus ma plume sur le papier. Tout ce que je vois, je le fais disparaître, reparaître, se mouvoir, en fermant, en rouvrant les yeux, en tournant la tête. Je puis transporter la plupart des objets que je touche, marcher, bondir, courir. Mais ces yeux, ce corps, ces objets, sais-je s’ils existent ? Un pouvoir exercé sur des illusions ne peut être qu’illusoire. La croyance que m’inspirent ces illusions est chose réelle, aussi le pouvoir que j’exerce sur elle est-il réel ; je n’existe encore que par le doute. Si plus tard j’arrive à me reconnaître une autre puissance, elle m’appartiendra certes ; mais le pouvoir de douter seul me définit, car seul il est immédiatement reconnu. Cependant le pouvoir que j’ai sur ma croyance, ne l’ai-je pas sur certaines des choses que je pense ? Ne puis-je créer ou anéantir quelques-unes au moins de mes propres pensées ? Il m’arrive de forger moi-même l’objet de ma pensée, que j’appelle alors rêverie ; j’ai alors, semble-t-il, une pleine domination sur moi-même, je joue à l’égard de moi-même le rôle du Malin Génie. Mais non. Tout d’abord, jamais je ne me fais illusion, jamais, quand je le voudrais, je ne puis me donner, à l’égard des choses rêvées, la croyance que m’inspirent en leur existence ce que j’appelle les choses réelles. Je reconnais ainsi que mon pouvoir sur ma propre croyance n’est que négatif ; je puis douter, je ne puis croire. Puis ces rêveries, qu’est-ce qui les produit ? Rien ne m’assure que c’est moi. Si j’en ai le sentiment, c’est que, même pénibles, elles ne se présentent à moi qu’autant que je les accueille ; mais, de la suite bizarre qu’elles forment, je puis toujours dire la parole inspirée à Figaro par les événements de sa vie : « Pourquoi ces choses et non pas d’autres ? » Je puis les repousser, mais si je les crée, c’est par un pouvoir qui, bien différent du pouvoir de douter, me laisse dans l’incertitude au sujet de sa propre existence. Peut-être les choses que je rêve me sont-elles aussi extérieures que les choses que je crois entendre, voir, toucher. Peut-être aussi ce que j’appelle par excellence les choses m’appartiennent-elles aussi bien que les rêveries. Quoique ce soit étrange à dire, cette supposition, si elle était vraie, rendrait la puissance que je crois avoir sur les choses illusoire ; sensations imprévues ou voulues, course ou chute, tout serait mien au même titre. Il est vrai que les événements me surprennent, même quand ils sont désirés ; toujours il y a en ce que je perçois, même agréable, quelque chose que je n’ai point désiré, qui me saisit, s’impose à moi comme une chose étrangère. C’est ce qui me fait croire presque invinciblement que, si mes rêveries n’existent que pour moi, au contraire ce papier, cette table, le ciel, la terre, Paris existent indépendamment de moi. Mais ce n’est pas une preuve. Je n’ai jamais cru que ma colère ait une existence indépendante de moi, et pourtant est-ce que je ne me mets pas en colère subitement, et souvent quand je désire en même temps rester calme ? Ai-je une raison de penser que le bleu du ciel, les nuages blancs ou gris, le contact du papier sur ma main, la chaleur du soleil, sont plus séparés de moi que ma colère, mon inquiétude ou ma joie ? Et comme à la colère succède un calme que je peux croire avoir conquis, de même à la lumière et aux couleurs succède une obscurité que je crois produire, en même temps que le contact de mes paupières, en fermant les yeux. Mais je reconnais facilement que mon irritation est mienne au même titre que l’apaisement qui la suit, ma peur au même titre que ma hardiesse, ma tristesse au même titre que ma joie. De même les ténèbres que j’ai cru produire, le sentiment des paupières qui se touchent, ne se rapportent pas à moi autrement que tout à l’heure la lumière et les yeux ouverts. Certes, si la lumière me fatigue, les ténèbres répondent immédiatement à mon désir ; et de même, des jambes, même malades, s’agitent immédiatement au moindre désir de courir ; mais autre est la course que je désire, autre la course que je sens. Ces ténèbres non plus, je ne les ai pas désirées parsemées de taches, accompagnées du contact des paupières. En un mot, autre chose est désirer sentir, autre chose est sentir. Au contraire, au sujet de toutes ces choses, vouloir me retenir de juger témérairement, c’est me retenir de juger témérairement. Autant qu’il s’agit seulement, non des choses que je pense, mais de ma pensée, le vouloir est par lui-même efficace, et il n’a pas un autre effet que le vouloir même. Vouloir et agir ici ne font qu’un. Aussi, si joie et tristesse, ténèbres et lumière, m’appartiennent au même titre, ma pensée de ces choses est bien autrement à moi, elle est moi. Ce qui fait que je suis, ce n’est pas que je me meus, c’est que je le pense. Quant à ce que j’appelle la puissance de me mouvoir, elle n’est qu’une relation entre mes désirs et les sensations qui me semblent répondre à mes désirs tant bien que mal ; ainsi, au désir d’un fruit peut répondre le fruit dans ma bouche ou seulement mon bras tendu. Mais, quand à chaque désir répondrait une jouissance, je n’exerce en désirant aucun pouvoir. Aussi le désir des ténèbres qui, devant une lumière aveuglante, ferme mes yeux, n’est-il pas plus moi que cette douleur aux yeux. Ni étrangers ni miens, les désirs, les passions, les sensations, les rêveries ne peuvent témoigner d’aucune existence, non pas même, sinon en tant que je les pense, de la mienne propre. Rien n’empêche d’en dire autant au sujet des calculs, des raisonnements, des idées. Ces pensées ne se présentent à moi ni comme les rêveries, ni comme les désirs, ni comme les choses perçues ; je ne les trouve que si je les cherche, mais alors sans pouvoir les changer, comme un trésor incorruptible qui serait caché en moi. Il n’en est pas moins vrai qu’elles ne m’apprennent rien, sinon que, moi qui les pense, je suis. Ainsi, comme il en est de la connaissance que je suis, il en est de toute connaissance. Je dois renoncer à apprendre en interrogeant mes pensées. Des choses que je pense ne peuvent auprès de moi témoigner de rien. Moi qui pense, je suis l’unique témoin. Unique témoin de mon existence propre, mais aussi, si je puis jamais connaître autre chose que moi, unique témoin de l’autre existence. Témoin suffisant. Il m’a suffi d’écarter la supposition d’une existence quelconque pour connaître aussitôt que j’existe ; j’écarte à présent la supposition de toute autre existence. Je pose qu’il n’y a que moi qui existe. Mais qui suis-je ? Une chose qui exerce ce pouvoir que je nomme pensée. Sinon par ce pouvoir librement, autrement dit réellement exercé, l’être que je nomme moi n’est rien. Pour me connaître, il me reste donc à savoir jusqu’où ce pouvoir s’étend ; mais qu’est-ce à dire ? Ce pouvoir ne comporte pas de degrés plus que l’existence même, que j’ai reconnue être identique avec lui. Je puis, comme j’existe, absolument. Un pouvoir comme celui que j’attribue à un roi, qui est un rapport entre une chose et une autre, par exemple entre ses paroles et les mouvements de ses sujets, peut être mesuré ; mais mon pouvoir n’est pas cette ombre de pouvoir, il réside tout entier en moi-même, étant cette propriété de moi, qui est moi, par laquelle décider, pour moi, c’est agir. Tout pouvoir réel est infini. S’il n’existe que moi, il n’existe que cette puissance absolue ; je ne dépends que de mon vouloir, je n’existe qu’autant que je me crée, je suis Dieu. Je suis Dieu, car cette même domination souveraine que j’exerçais sur moi négativement quand je m’interdisais de juger, je dois en ce cas l’exercer positivement, concernant la matière de mon jugement ; c’est-à-dire que rêves, désirs, émotions, sensations, raisonnements, idées ou calculs ne doivent être que mes vouloirs. Ai-je jamais attribué à Dieu une puissance plus grande ? Or il n’en est rien. Je ne suis pas Dieu. Ce pouvoir qui est mien, infini par sa nature, je dois lui reconnaître des bornes ; ma souveraineté sur moi, absolue tant que je ne veux que suspendre ma pensée, disparaît dès qu’il s’agit de me donner une chose à penser. La liberté est la seule puissance qui soit mienne absolument. Il existe donc autre chose que moi. Si nul pouvoir n’est limité par lui-même, il me suffit de connaître que ma puissance n’est pas toute-puissance pour connaître que l’existence de moi n’est pas l’unique existence. Quelle est l’autre existence ? Elle se définit par cette empreinte en creux sur moi, qui me prive de la domination en me laissant la liberté. Liberté à conquérir. Il serait absurde de supposer d’un côté ma liberté intacte, et de l’autre les choses que je pense semblables, selon une parole célèbre, à des tableaux muets ; du moment que mes pensées sont autre chose que mes vouloirs, elles m’engagent. Ma croyance est engagée en effet, je ne m’en aperçois que trop à la difficulté de douter ; mais plus simplement les choses que je pense m’engagent, moi, c’est-à-dire ma volonté. Tout ce qui apparaît d’une manière ou de l’autre à mon imagination, rêves, objets ou formes, m’est rendu présent, je l’ai reconnu, par un sentiment mêlé de plaisir et de peine, c’est-à-dire par ceci, que je l’accueille et le repousse à la fois. C’est par cette répulsion et cet accueil, qui me semblent constituer l’imagination, que mes pensées m’engagent ; je ne suis libre qu’autant que je peux me dégager. Autrement dit, autant l’autre existence, par l’intermédiaire de mes pensées, peut sur moi, autant moi, par le même intermédiaire, je peux sur elle. Aussi ces pensées dont je ne puis créer une seule sont-elles toutes, depuis les rêves, les désirs, les passions jusqu’aux raisonnements, autant qu’elles dépendent de moi, signes de moi, autant qu’elles n’en dépendent pas, signes de l’autre existence. Connaître, c’est lire en une pensée quelconque cette double signification, c’est faire apparaître en une pensée l’obstacle, en reconnaissant dans cette pensée ma propre puissance ; non pas un fantôme de puissance comme ce pouvoir surnaturel que je crois parfois posséder dans mes rêves, mais cette même puissance qui me fait être, que je connais mienne depuis que je sais que, du moment que je pense, je suis. Je peux aussi bien dire que sont vraies toutes les pensées que je nomme claires et distinctes, c’est-à-dire toutes les pensées dont le Je pense, donc je suis est le modèle. Autant que j’affirme de telles pensées, je suis infaillible ; cette infaillibilité, c’est Dieu qui me la garantit. Toutes mes autres pensées n’étaient que des ombres ; l’idée de Dieu seule a pu porter témoignage d’une existence. Aussi l’idée de Dieu seule était-elle l’idée d’une puissance véritable, par suite réelle ; la puissance véritable ne saurait être imaginaire. Si la toute-puissance pouvait être une fiction de mon esprit, je pourrais être moi-même une fiction, car je n’existe qu’autant que je participe à la toute-puissance. Ainsi Dieu même me garantit que, dès que je pense comme il faut, je pense la vérité. Je n’ai pas lieu de supposer que cette garantie est trompeuse, que cette autre existence dont je crois dépendre n’est qu’une illusion imposée par Dieu. Il est vrai que si j’arrive à me heurter à la limite de mon pouvoir, je ne connaîtrai à la rigueur pas autre chose, sinon de quelle manière Dieu m’empêche d’être Dieu ; mais il n’y a rien de plus à savoir, cette connaissance étant la connaissance du monde. Voici qu’il est en mon pouvoir de connaître, et par le moyen que j’avais entrevu ; en ne lisant dans le sentiment de ma propre existence, dans le plaisir et la souffrance qui le colorent, dans les apparences et les illusions dont il se revêt, que l’obstacle subi et vaincu. Connaître ainsi, c’est me connaître, c’est connaître sous quelle condition je dépends de moi ; seule connaissance qui m’importe, et d’ailleurs seule connaissance. Connaissance qu’il m’appartient d’acquérir, que je ne puis recevoir que de moi, et que je suffis à me donner. L’autorité d’autrui peut me persuader, les raisons d’autrui me convaincre, l’exemple d’autrui me guider ; il n’y a que moi qui puisse m’instruire. Dieu même ne m’apprend rien, il ne me donne qu’une garantie. Je n’ai donc point d’aide, et n’ai comme matériaux que des rêveries confuses, des idées trop claires, des sensations aussi obscures qu’impérieuses, toutes choses dont aucune, je ne l’ai que trop éprouvé, ne constitue une connaissance. Je ne commettrai plus la faute de vouloir les considérer en elles-mêmes, elles que je n’ai jamais cru saisir sans m’apercevoir aussitôt que je ne saisissais rien. Je ne veux plus que chercher ce que je puis sur moi. Peut-être cette recherche est-elle sans fin ; d’autant qu’elle ne consiste pas à m’apercevoir peu à peu d’une puissance que j’exercerais à mon insu, idée plausible naguère à mes yeux, mais qui m’apparaît à présent comme aussi absurde que l’incertitude au sujet de ma propre existence. Apprendre à connaître ma puissance, ce n’est autre chose, je le sais maintenant, qu’apprendre à l’exercer. Ainsi se rendre savant et se rendre maître de soi, ces deux entreprises qui me semblaient entièrement distinctes, et dont la première me paraissait d’ailleurs de beaucoup la moins importante, je reconnais qu’elles sont identiques. Il se peut donc que ce double apprentissage ne soit jamais terminé, qu’il me reste toujours quelque puissance à acquérir ; peut-être aussi rencontrerai-je tout de suite la limite de mon pouvoir. Mais ce que je sais dès maintenant, c’est que connaître ne dépend que de moi ; je ne connaîtrai rien par hasard. Mais comment donc dois-je faire pour apprendre plus que je ne sais présentement ? Car, jusqu’à présent, je n’espérais guère m’instruire autrement que par l’étude de ce que les autres avaient trouvé avant moi ; je me considérais comme un livre vide, où seuls quelques axiomes étaient écrits, mais où chaque journée d’étude remplissait une page. L’idée ne me venait pas qu’on put recevoir une connaissance nouvelle, sinon du dehors, ou par l’enseignement, ou par rencontre. Aussi, quoique ne désespérant pas d’apporter peut-être un jour moi-même quelque contribution nouvelle au trésor des connaissances acquises, ne formais-je aucun projet à l’avance concernant la manière dont je m’y prendrais ; je comptais seulement rapprocher, comparer, combiner de toutes les manières qui me viendraient à l’esprit les connaissances mises à ma disposition par l’étude, puis, dans l’amas des vraisemblances, des problèmes, des incertitudes nées de ce brassage, avoir assez de bonheur pour ramasser quelques idées vraies. Comment, en effet, aller autrement qu’au hasard à la recherche de vérités non encore soupçonnées ? Je connaissais pourtant une méthode sûre pour employer les connaissances que je possédais à prouver la légitimité d’une affirmation ; c’est ce qu’on nomme la logique. Mais je remarquais que cette méthode ne constituait qu’une simple analyse, absolument sûre parce qu’absolument infructueuse ; elle pouvait me servir à tirer de l’ensemble de mes connaissances la connaissance dont je pouvais avoir besoin, mais je la reconnaissais impuissante à me faire rien acquérir. Quant aux moyens de connaître quelque chose de nouveau, je n’en connaissais que deux ; le premier n’est autre que les hasards de l’expérience. Une grande partie de la science que l’étude m’avait procurée était constituée par les réponses que des hommes obstinés à interroger de toutes les manières les astres, les mers, les mouvements des corps, la lumière, la chaleur, toutes les transformations des corps inertes ou vivants avaient eu quelquefois le bonheur d’obtenir. Quant à l’autre moyen d’apprendre, je le trouvais dans le pouvoir presque miraculeux des géomètres ; ils tracent un triangle, en rappellent quelques propriétés, tracent, comme au hasard ou par inspiration d’autres lignes dont ils énoncent aussi les propriétés, et cela suffit pour que soit soudain évoquée, comme par une cérémonie magique, une propriété du triangle inconnue jusque-là. Cette propriété, les preuves me contraignaient à l’accepter, mais, rigoureusement parlant, je n’y comprenais rien ; si je pensais pouvoir peut être moi-même, un jour, ajouter quelque chose à l’ensemble des mathématiques, je n’espérais pas pour cela arriver à créer les preuves au lieu de les subir. Je supposais seulement qu’à la condition de combiner, en m’aidant d’une certaine habileté instinctive, figures, propriétés et formules, la miraculeuse apparition d’une propriété nouvelle se produirait parfois d’elle-même, le hasard me tenant lieu de manuel. Si l’on m’avait persuadé alors que ni l’étude, ni l’expérience, ni les hasards de la mathématique ne peuvent fournir autre chose que l’illusion de connaître, j’aurais renoncé une fois pour toutes à rien savoir. Mais est-il permis de me résigner ainsi, maintenant que j’ai mis la connaissance en ma possession, en la définissant comme la connaissance de moi, de mon pouvoir sur moi, des conditions de ce pouvoir ? Je ne peux plus que par lâcheté renoncer à me satisfaire au sujet de toutes choses. Ce n’est pas à dire que j’aie l’ambition de répondre à toutes les questions qui pourront se poser à moi ; connaître, par rapport à un problème quelconque, j’ai cru autrefois que c’était le résoudre, je sais maintenant que c’est connaître de quelle manière il me concerne. Répondre effectivement à une question ou savoir à quelle condition il est en mon pouvoir d’y répondre, ou savoir qu’elle est pour moi insoluble, ce sont trois manières de connaître, et qui constituent, au même titre, des connaissances. Je ne tirerai que de moi cette science sans lacunes. Je ne chercherai pas de méthode non plus que de hasards, en vue de faire apparaître une vérité entièrement nouvelle ; une telle vérité n’est qu’une chimère à mon égard, et je ne puis avoir pour méthode que l’analyse. C’est-à-dire que ce que je connais présentement, que je pense, que je suis, que je dépends de Dieu, que je subis un monde, cette connaissance que j’ai dû développer non sans précautions, mais intuitive et qui ne fait qu’un avec l’acte de connaître, contient tout ce que j’ai à connaître ; je dois trouver en elle de quoi me satisfaire à n’importe quel sujet. S’ensuit-il que grâce à elle je puisse résoudre ou reconnaître insoluble toute question ? Je me demanderai, par exemple, ce qu’est ce papier sur lequel j’écris ? s’il est quelque chose autre que les impressions de couleur ou de contact que je crois en recevoir ? ou si la question est hors de ma portée. Or tout cela, je m’aperçois que je l’ignore. Avant d’essayer de résoudre cette contradiction, je veux examiner plus soigneusement ce que je sais dès à présent touchant ce qu’est le monde par rapport à moi. Cette connaissance de moi que je me donne du fait seul que je pense, serait la connaissance totale si j’étais Dieu ; mais je reste impénétrable à moi-même dans la mesure où je ne me crée pas par l’acte de penser, c’est-à-dire autant que je subis l’empreinte d’un monde. Ce monde se presse sur moi par tout le poids de l’aversion, du désir, de la croyance, sans me laisser, je l’ai reconnu, d’autre pouvoir que le refus. Et que puis-je refuser ? En ce moment par exemple je jouis d’un air plus pur et plus frais, je désire la campagne, la promenade et la brise printanière, je crois, par une impérieuse persuasion, en l’existence de ce ciel voilé, de cette ville en rumeur, et, au milieu de tout cela, je ressens une inquiétude vague, que je rapporte à des êtres absents ; sur cette jouissance, ce désir, cette croyance, cette inquiétude, si je veux m’en délivrer ou les changer, ma volonté a-t-elle prise ? Pas le moins du monde. Tout ce que je puis, c’est, à ce que je crois, à ce que je désire, refuser mon assentiment. Je n’ai à moi que mon jugement seul ; je n’ai pas sur mes pensées un pouvoir royal, je n’en suis que l’arbitre. Est-ce à dire que je ne possède qu’une impuissante liberté de m’approuver ou de me désapprouver moi-même ? S’il en est ainsi, je ne puis espérer une autre vertu que celle qui permettait à Médée, selon le poète, de voir le meilleur parti et de l’approuver, tout en suivant le pire, ni un autre savoir que la connaissance intuitive de mon existence et de ma dépendance par rapport à une chose inconnue, et la conscience de mes passions. Mais ce fantôme de liberté ne pourrait même être nommé liberté ; je ne me reconnais libre qu’autant que je dépends effectivement de moi. Et en vérité si, lorsque je me sens envahir par le désir de vengeance, je ne suis libre que de ne pas consentir à cette colère douce comme le miel, selon la parole du poète, l’exercice de cette liberté n’est pourtant pas une chose indifférente ; si petite qu’en soit la portée, ce pouvoir est efficace, ce refus est un acte. Je n’ai à moi que mon jugement, mais mon jugement n’est pas sans changer quelque chose. Il ne peut modeler les désirs, les croyances par lesquelles le monde me tient ; du moins donc mon jugement mord sur le monde même. La peine presque insurmontable que me coûte un jugement libre en témoigne. Le monde pèse sur mon libre arbitre de manière à faire de moi, si je ne résiste, le jouet des impulsions ; en retour l’exercice de mon libre jugement ne peut point laisser le monde intact. De sorte que, autant les choses en mes passions ont prise sur moi, autant en même temps elles me laissent prise ; et ainsi le monde, sans dépendre de moi, n’est pas non plus une emprise inexplicable sur moi, mais bien, comme je l’avais entrevu, l’obstacle. L’obstacle, c’est-à-dire que l’acte de douter, par lequel je suis, et par lequel j’éprouve le poids de l’autre existence en même temps que j’exerce tout mon pouvoir de résister, cet acte implique bien pour moi toute la connaissance, mais ne me donne pas de quoi résoudre la moindre question concernant ce qui est hors de ma puissance. Je n’imaginais autrefois que deux manières de m’instruire, le triage des connaissances acquises, la rencontre inopinée de connaissances étrangères à ma pensée ; mais ce monde qui ne dépend en rien de moi et qu’en même temps je puis changer, ce monde doit laisser le même genre de prise à la connaissance qu’à l’action. Autant que je puis changer le monde, autant que par suite le connaître n’est qu’une manière de me connaître moi-même, je connais par analyse ; autant que le monde ne dépend pas de moi, je ne possède pas de quoi me satisfaire au sujet des questions le concernant, telles que celle de savoir ce qu’est ce papier. Il ne me reste qu’à inventer une analyse d’une espèce inconnue aux logiciens, une analyse qui soit un principe de progrès. N’est-ce pas absurde ? Sur quoi peut se fonder un pareil progrès ? Il ne peut se fonder que sur le monde même ; aussi bien cette nécessité de n’apprendre que peu à peu est-elle à mon égard comme le témoin qu’il existe un monde. Ou, pour mieux dire, ce progrès doit se fonder sur la charte qui lie moi et le monde, à savoir que, n’ayant à moi que ma liberté, je n’exerce qu’une puissance indirecte.

Qu’est-ce que cette puissance ? Comment est-ce que sans avoir d’action sinon sur moi-même, et seulement négative, je mords en même temps sur le monde ? C’est ce qu’il n’est pas facile de connaître, car cette prise que j’ai sur le monde, je ne puis ni la déduire, ni l’expliquer, ni la constater, mais seulement en user. Mais en user, en quoi est-ce que cela consiste ? Dois-je me résoudre à agir aveuglément ? Agir aveuglément, ce n’est pas agir, c’est pâtir. Posséder une puissance que je ne dirigerais pas, ce serait n’exercer aucune puissance. Il me faut donc un moyen de disposer de ma propre action. Où chercher ce moyen ? Dans ma pensée ; aussi bien n’y a-t-il rien, du moins à mon égard, qui ne soit pensée. Ou du moins, au sujet de ce qui n’est pas ma pensée, ma pensée seule m’instruit ; c’est ma pensée qui a témoigné de ma propre existence, ma pensée qui a témoigné de l’existence du monde. Ma pensée doit témoigner aussi de mon action sur le monde ; comme les impressions me servent d’intermédiaires pour subir le monde, une autre espèce de pensée doit me servir d’outil pour le changer. C’est par ces pensées que sera défini le passage que le monde me laisse. Que sont-elles ? Le « Je pense, donc je suis » ne m’est ici d’aucune utilité ; je me trouve dans un nouveau royaume, devant une connaissance nouvelle. Connaître, jusqu’ici, n’a pas été autre chose pour moi que de rendre compte d’une pensée. Quand j’ai dit : « Je pense, donc je suis », j’ai su que j’existais, je l’ai su aussitôt, d’une manière parfaite, complète, et qui me satisfaisait au point que je ne conçois pas autrement la pensée divine ; car, par un même acte, je pensais, j’existais, je connaissais, de sorte qu’en moi, comme en Dieu, connaître et vouloir ne faisaient qu’un. Mon existence, au moment où je l’ai conçue, m’a rendu compte d’elle-même de telle sorte que je ne puis même penser qu’il y ait lieu d’en savoir plus ; car je suis parce que je pense, je pense parce que je le veux, et le vouloir est sa propre raison d’être. La connaissance par laquelle je saisis autre chose que moi est bien autre ; il n’y est plus question de demander compte. La prise que m’offre le monde ne dépend pas de moi, et quelle qu’elle soit, il n’y a pour moi aucune raison qu’elle soit telle. Elle me donne, ou me donnera quand je la connaîtrai, éminemment l’occasion de poser l’éternelle question de Figaro : « Pourquoi ces choses et non pas d’autres ? » et de me répondre la seule réponse que cette question comporte : C’est ainsi. Je dois accepter le rapport qui se trouve exister entre mon action et les choses, et je dois de même accepter comme des connaissances les pensées qui déterminent ce rapport ; tant connaître est loin désormais de se confondre avec vouloir. Ainsi, dès lors qu’il s’agit du monde, il ne me sert de rien de m’interroger. Que dois-je donc interroger ? Le monde ? Mon action doit se guider sur lui, mais, quoique le monde tienne ma pensée et ne la lâche jamais, il lui serait malaisé de me guider ou de m’éclairer, guider et éclairer étant des faits de l’esprit.

Puisque le monde ne peut m’enseigner, et que j’ai à m’instruire, j’irai demander des oracles concernant les choses, non aux choses muettes, non à moi ignorant, mais à ce troisième être, cet être ambigu, composé de moi et du monde agissant l’un sur l’autre. Telle semble avoir été la pratique des Grecs, qui interrogeaient à Delphes ce point de rencontre des choses et d’un esprit, en la personne d’une femme qu’ils pensaient vraisemblablement avoir réduite à n’être plus autre chose. Moi qui ne veux croire qu’en moi, je ne consulterai qu’en moi aussi ce lien d’action et de réaction entre le monde et ma pensée, que, par opposition à l’entendement, nom de moi qui pense, et à la sensibilité, mon nom en tant que je subis, je nommerai imagination. L’imagination sera désormais ma seule institutrice, elle qui est seule cause de toutes mes incertitudes et de toutes mes erreurs. Car l’entendement ne peut me tromper, d’autant que par lui-même il ne m’apprend rien, sinon : Je pense, donc je suis, et les impressions des sens ne peuvent me tromper, puisqu’il est toujours vrai que je sens ce que je sens. Si je n’étais qu’entendement et sensibilité, je saurais que je vois un éclair, que j’entends le tonnerre, à peu près comme je sais que les paroles que l’art muet me présente sur un écran sont prononcées par une voix d’homme ou de femme. Mes impressions, mes pensées, seraient sans mélange les unes des autres, et je n’aurais, hors de la certitude que je suis, ni opinions, ni croyances, ni préjugés, ni passions ; je jouirais d’une sagesse négative, mais parfaite. Je serais toujours comme on est au spectacle quand la mise en scène est mauvaise, et que la tempête, l’émeute ou la bataille sont ridiculement imitées. Mais cette supposition est absurde, tant elle est contraire à la réalité, car les impressions des sens ne parviennent à ma pensée qu’en la troublant, et, loin d’être un entendement auquel des sens sont ajoutés comme des téléphonistes à un état-major, je ne suis d’abord qu’imagination. De ce que le tonnerre éclate, il s’ensuit, non que je prends connaissance d’un son, mais que l’acte par lequel je pense est troublé en sa source, que ma volonté n’est plus mienne, qu’en s’emparant du monde elle s’y livre, et que, perdant aussi en efficacité tout ce qu’elle perd en autonomie, elle devient effroi, inquiétude, aversion, désir, espoir. À défaut d’un coup de tonnerre, un léger murmure établit cette mainmise mutuelle et, sinon par ma mort, indissoluble, du monde et de moi l’un sur l’autre. Le monde et mon esprit s’y mêlent si bien que, si je crois penser l’un des deux séparément, je lui attribue aussi ce qui est à l’autre ; ainsi, les pensées confuses occupent toute mon âme. Le moindre ébranlement des sens me jette sur le monde ; mais, comme il ne m’est pas donné sur le monde cette prise directe que j’y cherche à tâtons, mon vouloir, loin d’être actif, tombe à la passion ; j’attribue alors à ce vouloir plus ou moins d’influence selon qu’il est moins ou plus déçu, je regarde mon être comme constitué par cette puissance imaginaire qui ne vient que du monde, et, en retour, je doue le monde de passions. En ce corps à corps, le monde est toujours vainqueur, quoique je m’y trompe toujours. Je dois sortir du monde si j’y veux prendre pied. Je ne dois pas attaquer de front et essayer d’étreindre, mais ruser, chercher une prise et saisir de biais. Déjà, de ce chaos mélangé du monde et de moi, j’ai pu me dégager. J’ai un instant rendu mon esprit, par le doute, aveugle et sourd aux assauts du dehors, j’ai fait taire le tumulte de l’imagination qui m’empêchait de reconnaître en moi non pas un être qui se nourrit, marche, s’arrête, aime, hait, mais un être qui pense, et j’ai enfin connu que je suis. Je sais maintenant tout ce que je peux savoir par le pur entendement. À présent je n’ai plus à suspendre l’imagination, mais à lui laisser cours pour m’instruire auprès d’elle. C’est en ce nœud d’action et de réaction qui me retient au monde que je dois trouver ma part et connaître ce qui me résiste. À cet égard l’élan qui, au moindre grincement, me jette à recréer le monde me trompe à chaque fois ; car les impressions qui lui succèdent et par lesquelles il se trouve exaucé ou déçu, ou plutôt exaucé et déçu à la fois, sont fortuites. Aussi ne dois-je pas étudier l’imagination comme action, c’est-à-dire en rapport avec les effets, mais uniquement comme pensée. Le monde n’est pas hors de ma pensée, il est avant tout ce qui n’est pas moi en moi. Je ne dois pas chercher à sortir de moi pour définir l’obstacle.

Ainsi je vais interroger l’imagination. Non pas la faire parler, car elle parle assez d’elle-même ; je n’entends qu’elle en moi, je n’ai pu la faire taire qu’un instant pour écouter le pur esprit. Mais il faut que j’apprenne à l’écouter, que je distingue quand elle parle vrai. Je le puis, car il ne s’agit que de distinguer, dans les pensées où l’imagination a part, celles où elle est déréglée, ou plutôt où elle me mène, et celles où l’esprit tient les guides. Car l’imagination par sa nature est double. Elle représente pour moi, ou la présence de ce monde étranger que je ne puis comprendre, ou ma prise sur ce monde. Or sur le monde l’imagination ne peut me renseigner ; si je me fie à elle, le monde ne sera jamais qu’une cause de tristesse ou de joie, soit, puisque je me représente toujours la cause de même nature que l’effet, une volonté étrangère à la mienne, redoutable, bien ou mal disposée ; il ne sera jamais l’obstacle. Car il n’y a d’obstacle que pour qui agit, et il n’y a point d’action pour l’esprit que l’imagination domine ; l’imagination représente bien, ou plutôt constitue, la prise que j’ai sur le monde, la correspondance qui se trouve être, par l’union de l’âme et du monde, entre une pensée de moi et un changement hors de moi ; mais cette correspondance ne constitue pas une action, je puis seulement en user pour agir. C’est selon cette double nature que je vais examiner tout ce qui en moi est imagination. Je rappelle donc en foule toutes les pensées dont je m’efforçais d’oublier la présence : ville, nuages, bruits, arbres, formes, couleurs, odeurs, émotions, passions, désirs, tout cela a de nouveau pour moi un sens ; la question est de savoir quel sens. L’imagination me semble déréglée en toutes ces pensées marquées de passion, qui s’imposent à moi parfois aussi violemment que les impressions des sens, puis qui changent, que je change, qui m’échappent. C’est ainsi que parfois quelque chose, au tournant de la route, m’effraie ; qu’est-ce ? Non pas des impressions sensibles ; les impressions ne parviennent pas plus à ma pensée que les dessins bizarres formés par les lettres, lorsque je lis. Ce qui m’effraie, c’est l’idée, formée par l’imagination à l’occasion de ce que je vois, d’une volonté hostile et puissante qui me menace. Quelques instants plus tard mon imagination forme une autre idée : celle d’un être inoffensif, d’un arbre. Parfois je puis ensuite jouer avec ma frayeur, me l’inspirer de nouveau si je veux, mais il arrive alors, ou qu’elle m’échappe, ou qu’elle me saisisse malgré moi. En toutes ces choses qui m’entourent, que je croirais indépendantes de moi, je remarque de pareils jeux d’imagination. De toute manière les idées que j’en ai représentent bien la présence du monde sur moi, non la prise de moi sur le monde ; car elles se forment en moi au moins en partie malgré moi. Je les subis, elles ne m’apportent donc qu’ignorance. Mais poursuivons. N’y a-t-il pas d’autres pensées où l’imagination ait part ? Si, il y en a, et bien autres. Quand je compte ces mêmes choses à l’occasion desquelles l’imagination règne en moi, je rencontre une idée d’une autre espèce, qui ne s’impose pas à moi, qui n’existe que par un acte de mon attention, que je ne puis changer ; elle m’est, comme le « Je pense, donc je suis », transparente et invincible. Cette idée du nombre, et celles qui lui ressemblent, je trouve qu’elles remplacent pour ainsi dire les changements sans règle auquel les autres sont sujettes par un progrès dont elles sont le principe. Elles servent d’abord à des raisonnements qui, encore qu’ils soient clairs et immuables comme elles, semblent contraindre mon esprit presque à la manière des sens, et comme me jeter les vérités aux yeux. Mais je trouve aussi parfois, entre ces idées, un ordre qui me permet de former une idée après une autre, de telle manière que chacune soit marquée de la même évidence qu’avait par elle-même l’idée première. C’est ainsi que je pense deux après un, trois après deux.

Si je cherche quel crédit doit être accordé à toutes ces pensées que l’imagination nourrit, je trouve que seules, parmi elles, les idées claires ne représentent pas l’invasion du monde en moi, puisque seule ma propre attention me les présente. L’imagination y a bien part cependant, car elles ne me sont pas, comme l’idée de « Je pense, donc je suis », entièrement limpides. Pourquoi sept est-il un nombre premier ? Pourquoi pas neuf ? Je ne sais. C’est ainsi. Ces idées ne rendent pas compte d’elles-mêmes. Je dois les prendre telles qu’elles sont. Elles procèdent donc de quelque chose qui m’est étranger, autrement dit du monde ; et puisque l’imagination est le seul intermédiaire entre le monde et moi, elles procèdent de l’imagination. Mais l’imagination les forme, non pas en tant qu’elle soumet la pensée au monde ; en tant au contraire que, conduite par l’esprit, elle lui ouvre un passage dans le monde. Telle est donc l’arme de l’esprit contre le hasard. Si mes pensées laissaient tout intact hors de moi, ou si, ce qui à cet égard reviendrait au même, elles s’imprimaient elles-mêmes dans les choses, il n’y aurait point place pour le hasard. Mais ces pensées laissent sur le monde une trace qui ne leur ressemble pas ; moi cependant, je cherche sans cesse une telle ressemblance, et crois plus ou moins la trouver ; telle est la source des superstitions, des passions, de toutes les folies, qui consistent, sans exception, en ce que la pensée est livrée au hasard. Mais le propre de l’esprit est de supprimer le hasard. Il trouve ici sa tâche, tâche négative, la seule qui lui reste, car par l’acte de poser le « Je pense, donc suis », l’esprit a donné tout ce qu’il pouvait donner de positif. Or l’esprit rencontre ici sa ressource contre le hasard ; car ses passions céderont la place à une volonté qui, malgré la condition où le réduit le monde, s’imprimera directement dans les choses, pourvu qu’il ne prenne pour objet immédiat de son vouloir que ce changement dont il dispose, et qui constitue sa prise sur le monde. Les idées claires, filles de l’imagination docile, seront donc désormais mon seul appui.

Il est vrai que cet appui semble bien frêle, car ces idées sont évidemment insuffisantes. Il n’en peut être autrement ; si cette prise sur le monde, à quoi elles correspondent, n’était pas insuffisante, elle constituerait une domination directe, je ne subirais pas le monde, l’esprit resterait pur sans combats. Au contraire, le monde limite ce pouvoir souverain sur soi qui fait l’esprit. Il réduit l’esprit à ne pouvoir que changer partiellement cette existence étrangère par laquelle il se sent tenu. Or l’action de l’esprit, c’est l’esprit même ; et si le monde peut ainsi réduire l’esprit à n’être qu’une chose finie, le monde est le plus fort, l’esprit périt. Mais cette action partielle n’est pas par elle-même action, elle ne me définit pas, la pensée infinie en dispose. Quoique réduit à exercer une prise misérablement peu efficace, l’esprit se retrouve esprit par le pouvoir infini d’ajouter à elle-même cette action finie. Par ce pouvoir, l’esprit échappe à la domination du monde, il égale le monde. Ainsi l’insuffisance même des idées claires témoigne pour moi de leur prix. Une idée claire ne constitue pas une connaissance, je ne fais acte de connaissance qu’au moment où j’ajoute une idée claire à elle-même et conçois qu’une telle addition est sans fin. C’est ainsi que j’ajoute un à un. Ce que je connais ainsi, ce n’est pas le monde ; une série n’est pour moi qu’un modèle ou un plan d’action. Mais ce modèle, c’est le modèle d’une action véritable, c’est-à-dire d’une action que rien ne limite, infinie en droit, qui me fait en quelque sorte égaler Dieu. Ainsi, autant du moins que le monde est soumis à mon action, l’ordre me donne le pouvoir de tenir le monde, dans sa totalité, en quelque sorte sous mon regard, de le passer en revue, de me fier à la certitude que d’aucune manière le monde ne dépasse ma pensée.

Si j’examine à présent en quoi consiste la prise que me laisse le monde et que les idées claires me serviront à définir, je trouve qu’elle n’est pas constituée par autre chose que par ce que je nomme le mouvement droit. Ce qu’est le mouvement, je n’essaierai pas de l’expliquer, puisque, sauf ma pensée propre, dont il ne procède point, rien n’est plus clairement connu par soi. Ainsi cette source inconnue des pensées que les sens et l’imagination ensemble produisent en moi, le monde, est défini comme quelque chose sur quoi j’agis par l’intermédiaire du mouvement droit. Cette idée de mouvement droit, conçue selon la puissance infinie par laquelle j’ajoute l’action à l’action, n’est autre que l’idée de droite. D’où le monde est encore défini comme ce qui reçoit la droite. À présent, puisque j’ai décidé de concevoir le monde, dans mon corps à corps avec lui, comme un lutteur, pour ainsi dire, semblable à moi, mais à tête innombrable, je vais combiner le mouvement droit avec le mouvement droit, la droite avec la droite. J’imaginerai par exemple un objet que je tire par une corde, et qui est en même temps tiré dans une autre direction ou retenu par un rebord ; l’objet ne pourra se mouvoir que dans une direction oblique par rapport à celle que je lui ai donnée. Ainsi se trouve défini l’oblique, qui est à la géométrie ce qu’est le nombre deux à la suite des nombres. Si je suppose à présent l’objet que je meus rattaché, non plus à une direction quelconque, mais à un point fixe, je définis le cercle ; si je le suppose rattaché à deux points fixes, je définis l’ellipse. Cette esquisse est grossièrement tracée, et je me trouve présentement incapable de pousser la série plus loin. Mais du moins je conçois tout d’abord que, si je considère la série sous un aspect un peu différent, le rapport d’une droite avec une droite parallèle joue le rôle de l’unité. Le rapport de deux droites qui se coupent suit immédiatement dans l’ordre de la complication ; la distance entre les droites n’est plus constante, mais elle change comme la suite des nombres ; c’est ici le moment d’énoncer ce fameux théorème de Thalès sur lequel est fondée la géométrie analytique. Toutes les autres lignes se trouvent définies de même, par rapport à la droite, d’après le degré qui marque leur distance à la droite dans la série. Ainsi la suite des nombres, autrement dit l’arithmétique, s’applique à la géométrie. À vrai dire il ne convient pas de lui appliquer l’arithmétique elle-même, mais une arithmétique redoublée qui est à la deuxième espèce de série, dont il a été dit qu’elle convient à la connaissance du monde, ce qu’est l’arithmétique simple à la première espèce, qui définit mon action. Cette autre arithmétique, qui a nom algèbre, se constitue en remplaçant, comme principe générateur de la série, l’addition par la multiplication.

Tel est l’édifice des idées que je dois préparer avant de tourner mon esprit vers le monde. J’ai ainsi de quoi remplacer les idées que l’imagination trompeuse me fait lire dans les sensations. Cette maison qui me semble un être secret et perfide, je supposerai qu’elle n’est qu’objet de mon action, résistance à mon action. Je ne puis concevoir une telle résistance que comme étant de même espèce que mon action elle-même qui s’y applique, c’est-à-dire non pas comme pensée, volonté, passion, mais comme mouvement. Et pour représenter ce que je suis à l’égard du monde, je supposerai qu’à l’unique mouvement dont je dispose il oppose un mouvement innombrable, un mouvement qui soit à l’impulsion droite ce qu’est le nombre que les mathématiciens nomment infini à l’unité, les mouvements qui correspondent à l’oblique, au cercle, à l’ellipse étant comme deux, trois, quatre. Mais pour concevoir clairement ce mouvement infiniment composé, il n’est pas d’autre moyen pour moi que de concevoir une quantité indéfinie d’impulsions droites qui se combinent, et de les concevoir chacune séparément, sur le modèle du mouvement dont je dispose. Je supposerai dans le monde une quantité indéfinie d’impulsions simples, et je définirai chacune d’elles, comme la mienne propre, par une droite. C’est dire qu’autant que dans le monde elle se trouvera détournée, je la supposerai déformée, tordue par ses innombrables sœurs. Je définirai aussi ce mouvement comme uniforme ; bref je supposerai l’impulsion première se reproduisant sans cesse, toujours semblable à elle-même. La part du monde est ainsi réduite à ce qui déforme, arrête, accélère, ralentit un mouvement uniforme et droit. Je puis ensuite, cette part même, la réduire à nouveau en y considérant à nouveau un mouvement uniforme et droit. Je puis ainsi décomposer sans fin le monde. Ce n’est pas que j’espère arriver à un résultat ; la condition où je me trouve consiste en particulier en ceci, que je ne puis jamais épuiser le monde. Jamais je ne rejoindrai le monde au mouvement droit. Mais ce que j’ai acquis du moins, c’est de savoir qu’il n’y a pas de limite à mon analyse, qu’elle est toujours valable, que toujours je puis trouver que le monde consiste en un mouvement, puis un mouvement, puis un mouvement. Je fais ainsi société avec le monde, non, il est vrai, comme un homme avec un homme, mais comme un homme avec une multitude indéfinie. Comme un mouvement du monde répond à une espèce de pensée en moi, que je nomme vouloir, de même ces autres pensées, que je nomme impressions des sens, je suppose qu’elles sont ce qui, en moi, correspond à ce peuple de mouvements. Mais cette foule ne m’effraie plus à présent que je la compose en ajoutant une unité à une unité. Je vois bien que la direction que ma pensée y imprime doit aussitôt, par tous les mouvements qui s’y combinent, être rendue méconnaissable ; mais je vois aussi qu’elle se combine à son tour aux mouvements que je subis, et je conçois qu’il peut m’être ainsi possible de les diriger. J’entrevois comment on peut apprendre à louvoyer dans cette mer.

Cette physique est-elle vraie ? Je ne saurais l’affirmer. Car elle consiste à supposer tous les changements en mes impressions comme constitués par des mouvements du monde, par des mouvements droits. Or l’idée même de mouvement procède de l’imagination, et, quoiqu’elle soit plus claire que toutes les idées auxquelles l’imagination participe, elle n’est pas moins ambiguë ; car, comme l’imagination elle-même, elle participe de moi et du monde. Ainsi une droite est à la fois une et divisible ; l’unité y est ma marque. Quand je fais à une volonté correspondre l’idée d’un mouvement, je puis dire en deux sens que ce mouvement est continu. Par la volonté, par le projet, le mouvement est un du commencement à la fin. En revanche dès que je conçois que le mouvement se réalise, je conçois qu’il se dissout, que loin d’être un il se recommence sans cesse. Ainsi, par le mouvement, mon vouloir est comme éparpillé dans le temps. Or c’est là en quoi consiste la part du monde en moi. C’est cette double nature de mon action qui se trouve comme imitée en tout ordre, et par exemple dans la suite des nombres. Aussi puis-je dire qu’entre un et deux le monde est enveloppé tout entier, en quelque sorte en puissance. Un, deux, cela forme comme une pince à saisir le monde. Or si ma pensée, en tant qu’elle est jointe au monde, est ainsi comme morcelée, sans cesse hors d’elle-même, c’est que le monde est ce qui est sans fin extérieur à soi. Ce qui fait l’unité du mouvement, la direction, est la part de l’esprit ; si je cherche ce qui reste du mouvement, abstraction faite de la direction, je trouve que la part du monde est la juxtaposition. Dans le monde tout est hors de tout, tout est étranger à tout, tout est indifférent à tout. S’il est cause qu’en ma pensée autant qu’elle lui est jointe, rien n’est immédiat, c’est parce qu’en lui tout est immédiat. Bref ce qui n’est pas à moi dans le mouvement, c’est le fait, non pas qu’il est dirigé, mais qu’il s’étend ; et ce qui соnstitue le monde, c’est l’étendue. Et l’on ne peut pas dire que le monde soit défini ainsi seulement en tant qu’il me fait obstacle, et par suite seulement par rapport à moi. Si le monde me fait obstacle, c’est autant qu’étant joint à la pensée, la pensée doit se conformer au monde, en suivre la nature propre qui n’a point de rapport avec l’esprit. Ce qui dans le monde me fait obstacle, c’est le monde. Le monde est ce qu’il est, il ne se modèle pas sur la pensée en s’unissant à elle, et c’est en quoi il l’empêche. Ainsi je puis dire que le monde, en soi-même, n’est autre chose qu’une substance étendue. Les idées géométriques et physiques, en attribuant au monde des lignes et des mouvements dirigés, non seulement vont plus loin que ce que je puis savoir, mais même elles sont fausses. Est-ce à dire qu’elles ne me font rien connaître ? On peut dire qu’à proprement parler elles ne peuvent rien me faire connaître, puisque je sais tout quand je sais que le monde, c’est l’étendue. Mais elles ne laissent pas pourtant de m’instruire, non en tant que je suis entendement, mais en tant que je suis aussi imagination. En ces impressions où je commence par lire des pensées qui me sont étrangères, des pensées cachées, ces théories m’aident à supposer que le texte véritable est l’étendue.

Cette sagesse est-elle la dernière sagesse ? Ne puis-je jamais que supposer l’étendue ? Ce serait une sagesse bien incomplète, bien maigre, toute négative, de pure défiance. Car, tandis que la folle imagination fait que je crois voir, dans les sensations, les choses les plus fantastiques, et que je fais lever un dieu à chaque pensée, il sert peu qu’à cette éloquente folie j’oppose la simple supposition que ce qui est véritablement signifié par les sensations, c’est l’étendue. La raison est alors abstraite, et, séparée de l’imagination, ne l’empêche pas de se donner libre cours. Je suis toujours deux, d’un côté l’être passif qui subit le monde, de l’autre l’être actif qui a prise sur lui ; la géométrie, la physique me font concevoir comment ces deux êtres peuvent se rejoindre, mais ne les rejoignent pas. Ne puis-je atteindre la sagesse parfaite, la sagesse en acte, qui rejoindrait les deux tronçons de moi-même ? Certes je ne puis les unir directement, puisque c’est en cette impuissance que consiste la présence du monde en mes pensées ; mais je peux les rejoindre indirectement, puisque ce n’est pas en autre chose que consiste l’action. Non pas cette apparence d’action par laquelle l’imagination folle me fait bouleverser aveuglément le monde au moyen de mes désirs déréglés, mais l’action véritable, l’action indirecte, l’action conforme à la géométrie, ou, pour la nommer de son vrai nom, le travail.

C’est par le travail que la raison saisit le monde même, et s’empare de l’imagination folle. C’est ce qui ne se pourrait pas si je connaissais le monde par le pur entendement. Mais cette imagination folle que je veux modeler selon la raison n’est pas autre que l’imagination docile, ma maîtresse de géométrie, ou plutôt mon instrument ; il n’y a qu’une imagination. Cette imagination simple, et cette autre à tête innombrable, c’est la même, la prise mutuelle du monde et de moi, selon qu’elle obéit surtout au monde ou surtout à moi. Par l’intermédiaire du monde seulement, par l’intermédiaire du travail, je les rejoins ; car par cet intermédiaire, si je n’unis pas les deux parties de moi, celle qui subit, celle qui agit, je peux faire du moins que je subisse les changements produits par moi, que ce que je subis, ce soit ma propre action. C’était impossible tant que je ne savais que désirer, puisque au désir d’un bonheur quelconque ne correspondait qu’un mouvement dans le monde, entièrement étranger au bonheur. Mais si je ne fais porter ma volonté que sur l’idée d’une direction, à ce vouloir répond aussitôt une impulsion qui lui est conforme ; ma volonté s’imprime toute vive dans le monde. Mais cela ne suffit pas, il faut trouver des intermédiaires qui rejoignent le mouvement droit, que seul je peux produire, à ce changement complexe que je veux faire parvenir à mes sens. Je dois ruser, je dois m’empêcher moi-même par des obstacles qui me mènent où je veux. Le premier de ces obstacles, c’est l’imagination même, cette attache, ce nœud entre le monde et moi, ce point de rencontre entre le mouvement simple dont je dispose et le mouvement infiniment composé qui représente pour mon entendement le monde. Ce point de rencontre des deux mouvements, c’est une chose qui reçoit le mouvement, c’est une chose étendue, c’est un corps. Je le nomme mon corps, et par excellence, le corps. En lui, et dans le monde autant que je le saisis par le travail, se rejoignent les deux imaginations.

Elles se trouvent toutes rejointes en ma pensée, et même, je le reconnais à présent, elles le sont depuis les plus anciennes pensées que je puisse me souvenir d’avoir formées. Car j’ai eu tort, quand j’ai passé en revue mes pensées, de ne distinguer, dans les unes, que l’imagination conduite par l’entendement, que définissait la géométrie ; dans les autres, que la sensibilité passive et l’imagination trompeuse. En cette dernière classe je rangeais, avec les passions et les rêves, les pensées de toutes les choses présentes autour de moi : cette chambre, cette table, ces arbres, mon corps même. Je reconnais à présent en ces choses perçues l’union de ces deux espèces d’imagination, qui se trouvent, séparées, l’une dans les émotions, l’autre dans la géométrie. La perception, c’est la géométrie prenant possession en quelque sorte des passions mêmes, par le moyen du travail. Il est impossible que je ressente directement ma propre action, puisque telle est la condition que le monde m’impose. Mais du moins je puis, au lieu de prendre les impressions comme signes d’existences fantastiques, ne les prendre que comme intermédiaires pour saisir mon propre travail, ou plutôt l’objet de mon travail, l’obstacle, l’étendue. C’est en quoi consiste la perception, comme on peut voir par le célèbre exemple du bâton de l’aveugle. L’aveugle ne sent pas les différentes pressions du bâton sur sa main, il palpe directement les choses de son bâton, comme si son bâton était sensible et faisait partie de son corps. Moi-même, en ce moment, je sens le papier au bout de ma plume, et bien mieux encore si je ferme les yeux. La pression du porte-plume sur ma main, seule chose, semble-t-il, que je devrais sentir, je dois y faire attention pour la remarquer, tout comme j’ai besoin d’attention pour voir des plaques de couleur jaune ou rouge, et non une peau de femme, sur la toile qui représente la Joconde. Mes sensations présentent toujours à la pensée, non elles-mêmes, mais une idée qui s’accorde au trouble qu’elles y causent. Quand je réponds à ces assauts du monde contre moi, que je nomme sensations, non plus par la joie ou la tristesse, mais par le travail, elles n’apportent autre chose à la pensée que l’objet du travail. C’est ainsi que de son bâton comme d’une main l’aveugle, loin de subir purement et simplement, comme on croit volontiers, des contacts, palpe, non pas la matière sensible, mais l’obstacle. Et inversement pour chacun le bâton de l’aveugle n’est autre chose que son propre corps. Le corps humain est pour l’esprit comme une pince à saisir et palper le monde. Mais, pour décrire la chose par ordre, le corps n’est pas naturellement à ma disposition. Je dois prendre possession de mon corps. À chacune de mes pensées sont joints des mouvements de mon corps ; ainsi, quand j’ai peur, le corps court. Mais parmi tous ces mouvements, je ne dispose que de quelques-uns ; tout ce que je puis, c’est imprimer un mouvement droit en certains points de mon corps. Mais encore que je ne dispose pas de mouvements plus compliqués, mon corps en dispose, il déforme suivant sa structure propre la direction que je lui transmets, et je dois apprendre à me servir de cette déformation, à utiliser l’obstacle pour suppléer à la puissance qui me manque. Ainsi je ne sais pas ce que c’est qu’imprimer un mouvement circulaire, mais j’y remédie en m’empêchant moi-même, dans l’acte même de mouvoir mon bras en ligne droite, par l’attache du bras à l’épaule. En plus, comme, par l’étendue du corps, je dispose de plusieurs mouvements droits, je puis les combiner ; mais tout d’abord, je les sépare, et, tout comme dans un problème, je divise la difficulté pour en considérer à part chaque élément ; de même j’apprends à mouvoir, non tout le corps par une pensée, mais seulement le membre que je veux. Puis, par une sorte de géométrie en acte, je combine ces mouvements suivant un ordre du simple au complexe. Ce n’est pas trois qui m’instruit sur trois, ni le cercle sur le cercle, mais l’unité et la droite. De même, pour peu que je craigne, mon corps sait courir ; mais si je veux, moi, savoir courir, ce n’est pas en courant que je l’apprends, c’est en m’exerçant séparément à lever les genoux et à allonger le pas ; exercices qui ne ressemblent pas plus à la course que la droite au cercle. Cet intermédiaire entre la géométrie et le travail, c’est la gymnastique. J’apprends à me servir de mes sens d’une manière analogue, car tous mes sens sont des espèces de toucher ; pour mieux dire je n’aperçois qu’en agissant et en palpant ; c’est ainsi que, comme le fait voir la célèbre analyse de Descartes, je saisis chaque objet de mes deux yeux, comme de deux bâtons. Dès que mon corps est ainsi à moi, je ne conçois plus seulement, comme la géométrie me le permettait, qu’on puisse louvoyer en cette mer du monde ; j’y louvoie ; non seulement j’ai prise sur le monde, mais ma pensée est comme un élément du monde, tout comme le monde, d’une autre manière, fait partie de ma pensée ; de ce moment, j’ai part à l’univers, je suis au monde.

Cela ne me suffit pourtant point. Le corps n’est pas ce qu’il faut pour le travail. Car le travail consiste, comme il a été dit, en ce que, pour me faire ressentir ce que je veux, je dois user de mouvements par eux-mêmes indifférents à ce que je veux. Mais si ces mouvements sont étrangers par eux-mêmes à ce que je veux ressentir, ils ne le sont pas à ce que je ressens ; à chacun d’eux se trouve attaché plaisir ou douleur, et je dois en tenir compte. C’est ainsi que je ne puis mettre ma main sous une lourde pierre pour la soulever. En plus la structure de mon corps me sert parfois, il est vrai, comme pour courir, pour lancer, mais d’autres fois elle m’empêche ; c’est un obstacle qui me mène parfois où je veux, parfois non, et je ne puis le jeter pour le remplacer par un autre. Aussi ai-je besoin pour ainsi dire d’autres corps humains, des corps humains insensibles, que je puisse engager n’importe où, dont je puisse disposer, que je puisse prendre, quitter, reprendre, bref qui représentent parfaitement la nature indirecte du travail. Ces corps humains moins ambigus, qui, de ce mélange de sensibilité et de travail, gardent ceci seulement, qu’ils sont propres au travail, je les possède, ce sont les outils. L’impulsion de l’esprit est ainsi coulée, non uniquement dans le moule immuable de ce premier outil qui m’est joint, mon corps, mais en plus dans le moule des outils proprement dits, dont la structure n’est immuable qu’autant qu’il me plaît. Au reste ces outils, tout en étendant ma portée, jouent le même rôle à mon égard que le corps même. Ce sont des obstacles formés de manière à transformer mes impulsions en mouvements plus composés. L’attache du bras au corps me permet de décrire un cercle ; cette transformation de mouvement droit est parfaite pour le paysan, quand au bout de son bras il a mis une faux. La roue, la manivelle, me permettent de décrire des cercles où je veux, alors que ceux que je décris avec mon bras ont toujours mon épaule pour centre. Le rémouleur, en levant et en abaissant son pied, perpendiculairement au sol, c’est-à-dire par un mouvement droit, obtient le mouvement circulaire de sa roue. Le levier au contraire transforme un mouvement vertical en un mouvement vertical. On pourrait essayer ainsi une série des outils selon un ordre géométrique. Au reste ces outils eux-mêmes, tout comme le corps, ne me permettent que les mouvements les moins complexes ; la puissance qu’ils me procurent est de même espèce que celle que fournit le corps, quoique plus étendue. Aussi, si je veux étendre à nouveau mon royaume, je n’ai qu’un moyen de le faire, c’est de composer les outils simples entre eux. L’action humaine se rapproche ainsi de plus en plus de la complexité indéfinie du monde, sans jamais l’atteindre. L’homme compose des machines avec la roue et le levier, comme il construit un point quelconque d’une conique avec la règle et le compas. C’est ainsi qu’au travail s’ajoute l’industrie.

C’est ainsi que je peux distinguer plusieurs manières de connaître le monde. Par le travail je le saisis. Cette plume que je meus sur le papier sert d’intermédiaire entre moi et le monde. Les sensations qu’il me procure, n’ayant aucun intérêt pour moi par elles-mêmes, ne se rapportent en mon esprit qu’à mon action et au papier qui la reçoit. C’est de la même manière que je cache le Panthéon par mon volet, d’un mouvement de ma tête, puis, d’un mouvement inverse, le découvre, et saisis ainsi que le volet est entre mes yeux et le Panthéon. C’est ainsi encore que je rapporte les sensations que me procurent les deux yeux à un seul Panthéon, dont je détermine le relief, la distance ou la grandeur en variant, par mon propre mouvement, ce double contact. Car une telle exploration, encore qu’elle s’exerce à distance, qu’elle ne mette en mouvement que mon propre corps, qu’elle n’ait pas pour fin de rien changer, est, sinon travail, du moins préparation au travail ; elle fait des sensations les signes des distances, des grandeurs, des formes, autrement dit, de mes travaux possibles. Inversement le travail effectif a rapport à la connaissance, non autant qu’il change quelque chose dans le monde, mais autant qu’il l’explore. Je sens ou plutôt je perçois la pierre au bout du levier, comme je perçois le Panthéon au bout, si je puis dire, de mon regard, au point de rencontre de mes deux regards. Ainsi autant le monde est soumis à mon action, exercée au moyen du corps et des plus simples outils, autant je saisis l’étendue elle-même en mes sensations. Je ne me contente plus de construire la géométrie, je l’exerce. L’ambiguïté qui se trouve dans la géométrie théorique, qui appartient à la fois à l’esprit et au monde, disparaît ici ; dans l’exercice même de l’action géométrique, dans le travail, la direction que je donne, l’obstacle que je rencontre, sont nettement séparés ; ce qui est objet pour l’esprit, ce n’est plus l’ordre, c’est ce qui dans l’ordre est la part du monde tout seul ; je saisis l’ordre immédiat. L’ordre immédiat, c’est s’étendue nue. Cette étendue que je perçois comme directement, dépouillée de tout mélange d’esprit, de toute parure d’imagination, cette étendue intuitivement saisie, c’est l’espace.

L’étendue est plus pourtant que l’espace, car elle échappe à ma perception autant qu’elle échappe à la prise de mon corps et des outils que j’ai en main. Je fais glisser le Panthéon le long du ciel rien qu’en bougeant la tête, j’en couvre de ma main les parties que je veux, j’en change le relief par mes mouvements, je détermine à quelle distance de moi mes deux regards, braqués sur lui comme deux bâtons qui le saisissent, se rejoignent, et ainsi j’y perçois l’espace ; mais je ne le touche pas. Je ne fais qu’en imaginer la consistance. Car autant que sur un objet je n’exerce aucune prise, j’en imagine une ; mais cette imagination, dans la mesure où elle n’est pas réglée par la mémoire des travaux et des explorations passés, est libre, par suite trompeuse. Ainsi le Panthéon est bien au sommet du triangle déterminé par la distance de mes yeux, que je connais, et la direction de chacun de mes deux regards, que je connais également ; mais un tel triangle n’existe pas pour le soleil. Si je voulais saisir les objets avec deux bâtons que je pourrais rendre plus grands ou plus petits à volonté, j’écarterais les bâtons pour saisir les objets éloignés ; mais comme je ne peux écarter les yeux, cette pince que constitue ma vue n’a pas prise sur le soleil. Aussi je ne perçois pas la distance du soleil à moi, je ne fais jamais que l’imaginer, par exemple à deux cents pas. Le soleil peut être saisi, non pas par deux yeux d’un même homme, mais par deux hommes ; s’ils s’éloignent suffisamment, ils peuvent, connaissant la distance qui est entre eux et la direction de leur regard, déterminer la distance du soleil exactement comme je perçois celle du Panthéon. Mais quand je participerais à cette mesure, ma manière de percevoir n’en serait pas changée, car cette action qui saisit le soleil est collective, je n’en dispose pas. Je sais que le soleil est à trente-six millions de lieues, mais je ne le perçois pas plus à trente-six millions de lieues qu’un de mes yeux, s’il pensait, ne percevrait en ce moment la distance du Panthéon. On peut dire que les deux observateurs qui mesurent la distance du soleil sont comme deux yeux de l’humanité, que l’humanité seule perçoit l’espace qui sépare la terre du soleil ; tout comme on peut dire que, par l’industrie, c’est l’humanité qui travaille. Pour prendre un autre exemple : si, en faisant tourner la nuit une roue devant moi, on ne me donne qu’une lumière interrompue d’instant en instant, je ne verrai que des positions successives de la roue, mais j’en percevrai pourtant le mouvement ; on peut dire que c’est de la même manière que, par les observations, les registres, les archives, l’humanité perçoit le retour des comètes.

Telle est la science. Le lien que ma tâche est d’établir, du fait que je perçois, entre mes sensations et mes actions, la science doit d’abord le dissoudre, car, dans le domaine de la science, un tel lien ne peut être qu’imaginaire et par suite trompeur. Je ne puis cependant, dans la perception même, séparer ce lien d’imagination des liens réels qui constituent l’espace. La science réduit chaque observateur à être, non un être percevant, mais autant qu’il est possible analogue à un simple organe des sens. Toute tromperie possible de la part de l’imagination est supprimée, du fait que celui qui observe est strictement réduit à la prise qu’il exerce réellement sur les phénomènes observés ; cette prise, si petite qu’elle soit, existe toujours, car dans la mesure où le monde ne nous laisse aucune prise il échappe aussi entièrement à nos sens. C’est ainsi que la prise que nous avons sur le ciel consiste en particulier à en cacher les parties que nous voulons par des objets interposés ; aussi pour l’astronome le ciel étoilé n’est-il que des taches brillantes dans les quarts de cercle que détermine son réticule. Telle est la constatation. Comme les outils forment les pièces des machines, ainsi chaque observateur, autant que, par sa prise trop simple, il saisit les phénomènes compliqués qui le dépassent, est comme une pièce de la science. D’autre part, comme la géométrie la plus simple est comme enfermée en mon corps, d’autres corps sont fabriqués qui, tels que les lunettes astronomiques, en même temps qu’ils sont purs de tout mélange de sensibilité, enferment une géométrie supérieure ; ce sont les instruments. Ainsi, là où les hommes ne saisissent pas l’espace, la science les aide à supposer l’étendue. Car elle imite, par la construction de la géométrie, entre ce qui est constaté et l’étendue, cette liaison parfaite qu’établirait le travail. À cet effet elle imagine, pour ainsi dire, sous les phénomènes constatés, des combinaisons d’outils simples, tels qu’en forment les machines. Ces modèles mécaniques des choses, elle ne prétend pas qu’ils reproduisent le monde ; cela n’aurait même pas de sens. Du moins permettent-ils de placer les phénomènes que nous ne saisissions pas en série avec ceux que nous saisissons, selon l’ordre géométrique du simple au complexe. Aussi tous les modèles mécaniques d’un phénomène, pourvu qu’ils le placent au même rang dans la série, sont-ils équivalents. Ou plutôt ils sont plus qu’équivalents, ils sont un, comme l’ellipse qu’un jardinier trace au moyen d’une corde nouée à deux piquets est la même que la section d’un cône ; et l’unité de tous ces modèles mécaniques est définie par ce qui exprime leur degré commun de complication, c’est-à-dire par une formule algébrique. Peut-être peut-on interpréter de la sorte la célèbre parole de Maxwell, que, quand on a obtenu un modèle mécanique d’un phénomène, on en peut trouver une infinité. L’on peut aussi comprendre ainsi comment l’analyse peut s’appliquer directement à la physique. Mais en une telle application, il est à craindre que ce qui la légitime soit oublié ; ce n’est que dans la géométrie, ce n’est que dans la mécanique que l’algèbre trouve sa signification. Si le but de la science était d’ajouter des connaissances vraies à l’entendement, peut être la science purement algébrique vaudrait-elle bien plus, ou tout au moins autant, que la science géométrique et mécanique. Mais il n’en est pas ainsi ; l’entendement ne peut retirer aucun profit de la science ; nous savons tout quand nous savons que le monde est étendu. La fin de la science est toute autre ; elle est d’abord de rendre l’esprit humain maître, autant que possible, de cette partie de l’imagination que la perception laisse libre, puis de le mettre en possession du monde ; et peut-être en regardant bien les deux fins ne font-elles qu’une. Cela est vrai même de l’astronomie, pourvu qu’on comprenne ce que c’est que posséder. Celles des découvertes de l’industrie qui, obtenues par le hasard ou par une technique aveugle, nous permettent de bouleverser le monde par des changements incompréhensibles pour nous-mêmes nous donnent bien l’illusion d’une sorte de tyrannie ; mais c’est un pouvoir extérieur à nous-mêmes ; par ces innovations, le monde n’est pas plus à nous qu’il n’était auparavant. Au contraire, comme par le regard je m’empare du Panthéon, de même l’astronomie, sans nous donner aucun pouvoir effectif sur le ciel, le fait entrer pourtant dans notre royaume ; au point que ces astres, dont le pouvoir de l’humanité réunie ne pourrait faire dévier le cours de l’épaisseur d’un cheveu, le pilote ose s’en servir comme de ses instruments.

En fin de compte, la seule sagesse consiste à savoir qu’il y a un monde, c’est-à-dire une matière que le travail seul peut changer, et que, l’esprit excepté, il n’y a rien d’autre. Mais pour faire apparaître l’univers, un pas suffit. Entre un pas et un pas je touche le monde à même. Entre un et deux je le pressens seulement ; aussi bien compter, n’est-ce que comprendre qu’on peut marcher, marcher d’une marche qui nous laisse où nous sommes. La sagesse que j’ai laborieusement cherchée, la plus simple perception la contient. L’ordre que j’ai cru devoir suivre n’a-t-il donc aucun sens, puisque moi-même, puisque tout homme, même le moins méditatif, sans avoir douté de tout, sans avoir, de sa pensée, conclu sa propre existence comme la seule chose sûre, sans avoir pensé à Dieu ni cherché de raisons pour croire à une existence étrangère à lui, ni réfléchi au mouvement, à la géométrie, à l’étendue, possède cette sagesse que j’ai cru n’atteindre qu’après toutes ces préparations ? Il n’en est pas ainsi. En un éclair, l’esprit qui s’arrache à ce qu’il sent se retranche en soi-même et agit ; le pilote qui dans la tempête dirige le timon, le paysan qui balance sa faux, se sait soi-même et sait le monde de la manière qu’exprime la parole : « Je pense, donc je suis » avec son cortège d’idées. Les travailleurs savent tout ; mais, hors du travail, ils ne savent pas qu’ils ont possédé toute la sagesse. Aussi, hors de l’action efficace, dans les moments où le corps, dans lequel les perceptions passées se sont inscrites, dispensent le corps d’explorer, la pensée humaine se trouve-t-elle livrée aux passions, à l’imagination qui fait surgir les dieux, aux discours d’apparence plus ou moins raisonnable qui sont reçus d’autrui. C’est pourquoi l’homme a besoin de la science, pourvu qu’au lieu d’imposer ses preuves elle soit enseignée de la manière que Descartes nommait analytique, c’est-à-dire de sorte que chaque écolier suivant le même ordre que s’il inventait lui-même méthodiquement, puisse être dit moins recevoir l’instruction que s’instruire lui-même. La science ainsi conçue, en réduisant à un système de machines le ciel, la terre, toutes choses, et l’imagination même sous le nom de corps humain, ajoutera pour chacun une connaissance, une seule, à la connaissance que renferme le travail percevant, à savoir que celle-ci contient tout et qu’il n’y a rien d’autre.

  1. « De la source même des plaisirs naît quelque chose d’amer qui nous angoisse jusque parmi les fleurs. » (Lucrèce De rerum natura, IV, 1133-1134.)