Sur la science/02/02

Gallimard (p. 19-47).


PREMIÈRE PARTIE


S’il a pu y avoir pour nous incertitude touchant la question de savoir si, dans sa source même, la science a comme substitué au monde sensible un monde intelligible, cette incertitude ne semble pas devoir être longue à dissiper. Car si nous ouvrons les Méditations, nous lisons tout d’abord : « Tout ce que j’ai reçu jusqu’à présent pour le plus vrai et le plus assuré, je l’ai appris des sens, ou par les sens ; or j’ai quelquefois éprouvé que ces sens étaient trompeurs, et il est de la prudence de ne se fier jamais entièrement à ceux qui nous ont une fois trompés. » En conséquence de quoi, lorsque Descartes veut chercher la vérité, il ferme les yeux, il bouche ses oreilles, il efface même de sa pensée toutes les images des choses corporelles, ou du moins, parce qu’à peine cela se peut-il faire, il les réfute comme vaines et comme fausses. Il est vrai que ceci concerne une recherche métaphysique, et non mathématique ; mais l’on sait que Descartes considérait sa doctrine métaphysique comme le fondement de toutes ses pensées. Ainsi la première démarche de Descartes pensant est de faire abstraction des sensations. Il est vrai que ce n’est là qu’une forme de son doute hyperbolique, et l’on pourrait croire que cette défiance à l’égard des sens n’est que provisoire, conformément à la comparaison par laquelle Descartes explique ce qu’est pour lui le doute dans sa réponse aux septièmes objections : « Si forte haberet corbem pomis plenam, et vereretur ne aliquaex pomis istis essent putrida, velletque ipsa auferre, ne reliqua corrumperent, quo pacto id faceret ? An non in primis omnia omnimo ex corbe rejiceret ? Ac deinde singula ordine perlustrans, ea sola qua agnosceret non esse corrupta, resumeret, atque in corbem reponeret, aliis relictis[1] ? » (VIII, p. 481.) De fait la croyance aux témoignages des sens n’est pas au nombre des pensées que Descartes, après les avoir rejetées, reprend comme saines. L’objet de la physique cartésienne est au contraire de remplacer les choses que nous sentons par des choses que nous ne faisons que comprendre, au point de supposer, comme source des rayons solaires, un simple tourbillon. Le soleil même est privé de sa lumière par l’esprit. Et voici en effet le début du Monde autrement intitulé Traité de la Lumière : « Me proposant de traiter ici de la Lumière, la première chose dont je veux vous avertir est qu’il peut y avoir de la différence entre le sentiment que nous en avons, c’est-à-dire l’idée qui s’en forme en notre imagination par l’entremise de nos yeux, et ce qui est dans les objets qui produit en nous ce sentiment, c’est-à-dire ce qui est dans la flamme ou dans le soleil, qui s’appelle du nom de lumière. » (IX, p. 3.) Ce qu’il montre par un exemple tiré de l’expérience même. « L’attouchement est celui de tous nos sens que l’on estime le moins trompeur et le plus assuré ; de sorte que, si je vous montre que l’attouchement même nous fait concevoir plusieurs idées, qui ne ressemblent en aucune façon aux objets qui les produisent, je ne pense pas que vous deviez trouver étrange, si je dis que la vue peut faire le semblable… Un gendarme revient d’une mêlée : pendant la chaleur du combat, il aurait pu être blessé sans s’en apercevoir ; mais maintenant qu’il commence à se refroidir, il sent de la douleur, il croit être blessé : on appelle un chirurgien, on le visite, et l’on trouve enfin que ce qu’il sentait n’était autre chose qu’une boucle ou une courroie qui, s’étant engagée sous ses armes, le pressait et l’incommodait. Si son attouchement, en lui faisant sentir cette courroie, en eût imprimé l’image en sa pensée, il n’aurait pas eu besoin d’un chirurgien pour l’avertir de ce qu’il sentait. » (XI, p. 5.)

Refusant donc de croire aux sens, c’est à la seule raison que Descartes se fie, et l’on sait que son système du monde est le triomphe de ce qu’on nomme la méthode a priori ; et cette méthode, il l’a appliquée avec une audace qui n’a eu, selon une parole connue, ni exemple ni imitateur ; car il va jusqu’à déduire l’existence du ciel, de la terre et des éléments. « L’ordre que j’ai tenu en ceci, écrit-il dans le Discours de la Méthode, a été tel. Premièrement j’ai tâché de trouver en général les Principes ou Premières Causes de tout ce qui est, ou qui peut être dans le monde, sans rien considérer pour cet effet que Dieu seul qui l’a créé, ni les tirer d’ailleurs que de certaines semences de vérité qui sont naturellement en nos âmes. Après cela j’ai examiné quels étaient les premiers et les plus ordinaires effets qu’on pouvait déduire de ces causes : et il me semble que par là j’ai trouvé des Cieux, des Astres, une Terre et même, sur la terre, de l’eau, de l’air, du feu, des minéraux, et quelques autres telles choses qui sont les plus communes de toutes et les plus simples. » (VI, p. 63.) Programme qui est rempli par les Principes avec ce commentaire presque insolent, qui se retrouve aussi dans la Correspondance : « Les démonstrations de tout ceci sont si certaines qu’encore que l’expérience nous semblerait faire voir le contraire, nous serions néanmoins obligés d’ajouter plus de foi à notre raison qu’à nos sens. » (Principes, (II, 52.) De quoi l’on peut rapprocher ce passage d’une lettre à Mersenne : « Je me moque du Sr Petit, et de ses paroles, et on n’a, ce me semble, pas plus sujet de s’écouter, lorsqu’il promet de réfuter mes réfractions par l’expérience, que s’il voulait faire voir, avec quelque mauvaise équerre, que les trois angles d’un triangle ne seraient pas égaux à deux droits. » ((II, p. 497.)

Ainsi la physique cartésienne est géométrique ; mais la géométrie cartésienne, à son tour, est bien loin de cette géométrie classique que Comte a si bien nommée spéciale parce qu’elle est attachée aux formes particulières. Ici, puisque nous considérons Descartes historiquement, il peut être utile de considérer quelle forme ont prise ses idées chez les philosophes qui sont plus ou moins ses disciples. Or, à la suite de la Géométrie de 1637, Malebranche et Spinoza se sont accordés à distinguer, quoique différemment, l’étendue intelligible de cette étendue qui est jetée comme un manteau sur les choses et ne parle qu’à l’imagination. Quoique Descartes n’ait pas été explicitement jusque-là, c’est à lui qu’il faut faire honneur de cette vigoureuse idée. Non qu’il n’ait semblé la sous-entendre par endroits, comme dans le célèbre passage du morceau de cire où Descartes dépouille l’étendue de ses vêtements de couleurs, d’odeurs, de sons, mais plus encore dans les lignes suivantes, adressées à Morus, où l’étendue semble déjà, comme elle sera dans Spinoza, conçue, non encore il est vrai comme indivisible, mais indépendamment des parties : Tangibilitas et impenetrabilitas in corpore est tantum ut in homine risibilitas, proprium quarto modo, juxta vulgares logicae leges, non vera et essentialis differentia, quam in exten sione consistere contendo ; atque idcirco, ut homo non definitur animal risibile, sed rationale, ita corpus non definiri per impenetrabilitatem, sed per extensionem. Quod confirmatur ex eo quod tangibilitas et impenetrabilitas habeant relationem ad partes, et praesupponant conceptum divisionis vel terminationis, possumus autem concipere corpus continuum indeterminatae magnitudinis, sive indefinitum, in quo nihil praeter extensionem consideretur[2].

Néanmoins c’est dans la révolution que fut, pour les mathématiques, la Géométrie de 1637 qu’éclate surtout cette idée de la pure étendue, de l’étendue en soi, pour parler un langage platonicien. Les géomètres anciens raisonnaient, il est vrai, non pas sur le triangle ou le cercle qu’ils avaient devant les yeux, mais sur le triangle ou le cercle en général ; ils restaient pourtant comme collés au triangle ou au cercle. Comme leurs démonstrations s’appuyaient sur l’intuition, elles gardaient toujours quelque chose de propre à l’espèce de figure qu’elles avaient pour objet. Quand Archimède eut mesuré l’espace enfermé par un segment de parabole, cette admirable découverte ne fut pourtant d’aucun secours pour les recherches analogues concernant, par exemple, l’ellipse ; car c’étaient les propriétés particulières de la parabole qui, au moyen d’une construction impraticable ou inutile pour toute autre figure, rendaient cette mesure possible. Descartes a compris le premier que l’unique objet de la science, ce sont des quantités à mesurer, ou plutôt les rapports qui déterminent cette mesure, rapports qui, dans la géométrie, se trouvent seulement comme enveloppés dans les figures, de même qu’ils peuvent l’être, par exemple, dans les mouvements. C’est après cette intuition de génie qu’à partir de Descartes les géomètres cessèrent de se condamner, comme avaient fait les géomètres grecs, à ne faire correspondre une expression ayant un degré quelconque qu’à une étendue ayant un nombre de dimensions correspondant, lignes pour les quantités simples, surfaces pour les produits de deux facteurs, volumes pour les produits de trois. En effet : Omnia eodem se habent modo, si considerentur tantum sub ratione dimensionis, ut bic et in Mathematicis disciplinis est faciendum… Cujus rei anidmadversio magnam Geometriae adfert lucem, quoniam in illa fere omnes male concipiunt tres species quantitatis : lineam, superficiem et corpus. Jam enim ante relatum est, lineam et superficiem non cadere sub conceptum ut vere distinctas a corpore, vel ab invicem ; si vero considerentur simpliciter, ut per intellectum abstractae, tunc non magis diversae sunt species quantitatis, quam animal et vivens in homine sunt diversae species substantiae[3]. (X, p. 448.) Les mathématiques étaient ainsi délivrées de la superstition par laquelle chaque figure avait comme sa quantité propre. Les figures ne furent plus dès lors que des données qui posaient des rapports de quantité ; il ne fallait plus qu’adapter les signes arithmétiques à cette nouvelle espèce de rapports ; mais déjà Viète, en créant l’algèbre, les avait adaptés à tous les rapports possibles. Les courbes elles-mêmes furent définies par la loi, c’est-à-dire par la formule, qui les rapprochait ou les éloignait, à mesure qu’elles étaient tracées, d’une droite arbitrairement choisie. Bref, à partir de 1637, l’essence du cercle, selon l’expression que devait employer Spinoza, n’était plus circulaire. Toutes les figures furent comme dissoutes, la droite subsista seule et les géomètres cessèrent, à l’exemple de Descartes, de considérer « d’autres théorèmes, sinon que les côtés des triangles semblables ont semblable proportion entre eux, et que dans les triangles rectangles le carré de la base est égal aux deux carrés des côtés… Car… si l’on tire d’autres lignes et qu’on se serve d’autres théorèmes… on ne voit point si bien ce qu’on fait, si ce n’est qu’on ait la démonstration du théorème fort présente à l’esprit ; et en ce cas on trouve, quasi toujours, qu’il dépend de la considération de quelques triangles, qui sont ou rectangles ou semblables entre eux, et ainsi on retombe dans mon chemin » (IV, p. 38).

Au reste il est clair que l’initiative hardie, et après quelque temps presque universellement imitée, par laquelle Fourier, dans ses célèbres études sur la chaleur, négligea l’intermédiaire de la mécanique pour appliquer directement l’analyse à la physique, ne faisait que répéter, sur une autre matière, la Géométrie de 1637. Ou plutôt, cette Géométrie n’était qu’une des applications de ce principe général, appliqué aujourd’hui dans toutes les études qui le comportent, que les rapports entre les quantités sont le seul objet du savant. L’on peut même penser que Descartes aurait devancé la science moderne en se servant de l’analyse pour la physique comme pour la géométrie, s’il avait eu entre les mains un instrument assez élaboré. Il ne faut pas s’étonner que l’inventeur de cette vue hardie n’ait eu, comme nous l’avons remarqué, que mépris pour ce que Spinoza appellera la connaissance du premier genre. Pas plus que Spinoza il ne croit qu’on puisse être sage sans philosopher, et nul n’a employé à ce sujet des expressions plus fortes. « C’est proprement avoir les yeux fermés, dit-il dans la préface des Principes, sans tâcher jamais de les ouvrir, que de vivre sans philosopher… et enfin cette étude est plus nécessaire pour régler nos mœurs, et nous conduire en cette vie, que n’est l’usage de nos yeux pour conduire nos pas. » Enfin l’on ne s’étonnera pas que celui qui écarte résolument les idées « qui se forment dans l’imagination par l’entremise de nos yeux », et délivre la mathématique du joug de l’intuition, ait, comme Spinoza, rabaissé l’imagination à ne consister qu’en des mouvements du corps humain. C’est ce que montre un texte des Regulae : Concipiendum est… phantasiam esse veram partem corporis, et plus loin : ex his intelligere licet, quomodo fieri possint omnes aliorum animalium motus, quamvis in illis nulla prorsus rerum cognitio sed phantasia tantum pure corporea admittatur[4] (X, p. 414).

Ainsi la science est comme purifiée de la boue natale, si l’on peut ainsi parler, dont Thalès et ses successeurs ne l’avaient pas entièrement nettoyée. Elle est ce que Platon avait pressenti : un ensemble d’idées. Et c’est ici l’occasion de saisir un autre aspect de la pensée cartésienne à l’aide d’un autre disciple de Descartes. Leibniz ; car si Leibniz a voulu bâtir, non seulement la connaissance humaine, mais même la connaissance divine, qui, selon son système, est la même chose que le monde, avec des idées, c’est Descartes, encore qui doit être considéré comme l’inspirateur de cette doctrine. Dans les Méditations il se contentait, il est vrai, de remarquer l’existence en son esprit d’idées qui, disait-il, ne peuvent être estimées un pur néant, et ne sont pas feintes par lui, mais ont leurs natures vraies et immuables. Mais dans les Regulae, œuvre dont Leibniz possédait une copie, Descartes va bien plus loin en sa doctrine des idées simples, qu’il définit ainsi : Absolutum voco, quidquid in se continet naturam puram et simplicem, de qua est quaestio : ut omne id quod consideratur quasi independens, causa, simplex, universale, unum, aequale, simile, rectum, vel alia hujusmodi ; atque idem primum voco simplicissimum et facillimum, ut illo utamur in quaestionibus resolvendis[5]. (X, p. 381.) Et comment doit-on s’en servir ? C’est ce qu’on voit plus loin. Notandum paucas esse dumtaxat naturas puras et simplices, quas primo et per se, non dependenter ab aliis ullis, sed vel in ipsis experimentis, vel lumine quodam in nobis insito, licet intueri ; atque has dicimus diligenter esse observandas : sunt enim eaedem quas in unaquaque serie maxime simplices appellamus. Caeterae autem omnes non aliter percipi possunt, quam si ex istis deducantur, idque vel immediate et proxime, vel non nisiper duas, aut tres aut plures conclusiones diversas[6]. (X, p. 383.) Et plus loin ce texte plus significatif encore : Colligitur tertio, omnem humanam scientiam in hoc uno consistere, ut distincte videamus, quomodo naturae istae simplices ad compositionem aliarum rerum simul concurrant[7]. (X, p. 427.) Il suffit de pousser l’idée jusqu’à ses dernières conséquences pour retrouver Leibniz. Car si ces édifices transparents faits d’idées simples arrivent, en s’élevant, à approcher de plus en plus la complication des choses existantes, devons-nous croire que l’abîme qui sépare malgré tout nos raisonnements du monde n’est pas dû à notre esprit borné, plutôt qu’à la nature des idées ? D’où l’on arrive à se représenter qu’en un entendement infini il doit être vrai que César a passé le Rubicon, exactement comme il est vrai pour nous que deux et deux font quatre. S’il n’en est pas ainsi pour nous, c’est qu’il est besoin, pour connaître à proprement parler un événement, d’une analyse infinie. « Quoiqu’il soit aisé, dit Leibniz, de juger que le nombre de pieds du diamètre n’est pas enfermé dans la notion de la sphère en général, il n’est pas si aisé de juger si le voyage que j’ai dessein de faire est enfermé dans ma notion ; autrement il nous serait aussi aisé d’être prophètes que d’être géomètres. »

L’idée que nous pouvons nous faire de Descartes comme fondateur de la science moderne semble ainsi complète. La géométrie classique était encore comme collée à la terre ; il l’en a détachée, il a été comme un second Thalès par rapport à Thalès. Il a transporté la connaissance de la nature du domaine des sens au domaine de la raison. Il a donc purifié notre pensée d’imagination, et les savants modernes, qui ont appliqué l’analyse directement à tous les objets susceptibles d’être ainsi étudiés, sont ses vrais successeurs. Poincaré, en substituant aux preuves intuitives concernant l’addition et la multiplication des preuves analytiques, a fait preuve d’esprit cartésien. Ceux qui, après Leibniz, espèrent bâtir pour ainsi dire l’univers avec des idées, ou pensent du moins que l’univers en Dieu, ou bien, pour parler autrement, en soi, n’est pas bâti autrement, ceux-là aussi procèdent de Descartes. Il n’est pas jusqu’à l’opposition, remarquée plus haut, entre la commodité prise comme règle de la science et le mépris des applications que l’on ne retrouve en Descartes. Car si dans sa jeunesse, lorsqu’il pense que les sciences ne servent qu’aux arts mécaniques, il juge que des fondements si fermes n’ont servi à rien de bien relevé, d’autre part il ne semble pas plus que Poincaré exiger des théories scientifiques qu’elles soient vraies, mais seulement qu’elles soient commodes. C’est ainsi qu’il compare souvent ses théories aux idées des astronomes concernant l’équateur et l’écliptique, qui, bien que fausses, ont fondé l’astronomie. C’est qu’il veut que l’ordre, essence de la science cartésienne, ne se conforme pas servilement à la nature des choses, mais s’applique « même aux choses qui ne se suivent pas naturellement les unes les autres ». Bref, la science moderne a été dès l’origine, quoique moins développée, ce qu’elle est actuellement. La question que nous nous posions tout à l’heure est résolue. Il faut accepter la science telle qu’elle est, ou y renoncer. Il n’y aurait qu’à en rester là, et il n’y aurait plus aucune question à poser, si une lecture quelque peu attentive de Descartes ne suffisait pas pour rencontrer une foule de textes difficilement conciliables, semble-t-il, avec l’esquisse de la philosophie cartésienne précédemment tracée ; aussi allons nous passer en revue quelques-uns de ces textes, que nous grouperons par ordre autant qu’il est possible, nous réservant de les commenter par la suite.

Tout d’abord il n’est pas vrai que Descartes, en cultivant les sciences, en dédaigne les applications. Non seulement les dernières années de sa vie ont été consacrées tout entières à la médecine, qu’il considérait comme le seul moyen propre à rendre le commun des hommes plus sages, en leur donnant la santé, mais, bien plus, ce n’est qu’en vue des applications qu’il a pris la peine de communiquer ses réflexions au public. Car, dit-il, tant qu’il n’était arrivé à des résultats satisfaisants que touchant les sciences spéculatives ou la morale, il ne s’était pas cru obligé de les publier. « Mais, poursuit-il, sitôt que j’ai eu acquis quelques notions générales touchant la physique, et que, commençant à les éprouver en diverses difficultés particulières, j’ai remarqué jusqu’où elles peuvent conduire, et combien elles diffèrent des principes dont on s’est servi jusqu’à présent, j’ai cru que ne je pouvais les tenir cachées sans pécher grandement contre la loi qui nous oblige à procurer, autant qu’il est en nous, le bien général de tous les hommes. Car elles m’ont fait voir qu’il est possible de parvenir à des connaissances qui soient fort utiles à la vie, et qu’au lieu de cette philosophie spéculative qu’on enseigne dans les écoles, on en peut trouver une pratique, par laquelle connaissant la force et les actions du feu, de l’eau, de l’air, des astres, des cieux, et de tous les autres corps qui nous environnent, aussi distinctement que nous connaissons les divers métiers de nos artisans, nous les pourrions employer en même façon à tous les usages auxquels ils sont propres, et ainsi nous rendre comme maîtres et possesseurs de la nature. » (VI, p. 61.) En ces lignes, qui rendent pour ainsi dire le même son que celles, non moins vigoureuses, où Proudhon osera dire plus tard que par les seules applications les spéculations scientifiques « méritent le noble nom de travaux », la science semble être considérée à l’égard de la nature, non comme la satisfaction de notre curiosité, mais comme une prise de possession. Ce n’est pas que la science cartésienne ne serve aussi à une fin qu’on peut considérer comme plus relevée ; mais c’est la dernière qui nous viendrait aujourd’hui à l’esprit, car cette fin consiste à fonder la morale. Descartes l’écrit expressément à Chanut, à propos des Principes : « On peut dire que ce ne sont que des vérités de peu d’importance, touchant des matières de Physique qui semblent n’avoir rien de commun avec ce que doit savoir une Reine. Mais… ces vérités de Physique font partie des fondements de la plus haute et de la plus parfaite morale. » (V, p. 290.) Et l’on ne peut soupçonner Descartes d’entendre cette liaison comme fit plus tard Comte, car il n’y a pas en son œuvre trace de sociologie.

Comment l’entendait-il ? C’est ce qu’il n’est pas facile de savoir. Mais ainsi prévenus nous serons moins étonnés en remarquant que, si Descartes, comme Poincaré, demande plutôt à la science de se conformer à l’esprit qu’aux choses, il ne s’agit nullement pour lui de penser commodément, mais bien, c’est-à-dire en dirigeant la pensée comme il faut. C’est pour cela, et non parce qu’elle n’est pas assez générale ou assez féconde, qu’il ne peut se contenter de la géométrie classique, où il avait d’abord espéré trouver de quoi satisfaire son désir de savoir. Sed in neutra Scriptores, qui mihi abunde satisfecerint, tunc forte incidebant in manus ; nam plurima quidem in iisdem legebam circa numeros, quae subductis rationibus vera esse experiebar ; circa figuras vero, multa ipsismet oculis quodammodo exhibebant, et ex quibusdam consequentibus concludebant ; sed quare haec ita se habeant, et quomodo invenirentur, menti ipsi non satis videbantur ostendere[8]. (X, p. 375.) Et s’il essaie de retrouver l’analyse des géomètres grecs, il fait clairement entendre en ses Réponses aux Deuxièmes Objections en quoi consiste l’avantage d’une telle analyse. « L’analyse montre la vraie voie par laquelle une chose a été méthodiquement inventée, et fait voir comment les effets dépendent des causes ; en sorte que, si le lecteur la veut suivre, et jeter les yeux soigneusement sur tout ce qu’elle contient, il n’entendra pas moins parfaitement la chose ainsi démontrée, et ne la rendra pas moins sienne, que si lui-même l’avait inventée. » (IX, p. 121.) À quoi s’oppose la science telle qu’on l’enseigne : « La synthèse, au contraire, par une voie tout autre, et comme en examinant les causes par leurs effets (bien que la preuve qu’elle contient soit souvent aussi des effets par les causes), démontre à la vérité clairement ce qui est contenu en ses conclusions, et se sert d’une longue suite de définitions, de demandes, d’axiomes, de théorèmes et de problèmes, afin que, si on lui nie quelques conséquences, elle fasse voir comment elles sont contenues dans les antécédents, et qu’elle arrache le consentement du lecteur, tant obstiné et opiniâtre qu’il puisse être ; mais elle ne donne pas, comme l’autre, une entière satisfaction aux esprits de ceux qui désirent d’apprendre, parce qu’elle n’enseigne pas la méthode par laquelle la chose a été inventée. » (IX, p. 122.) Aussi Descartes ne considère-t-il pas les résultats comme ayant, pour celui qui veut s’instruire, la plus petite importance. L’on peut trouver la solution d’une question sans que ce soit science : Quae omnia distinguimus, nos qui rerum cognitionem evidentem et distinctam quaerimus, non autem Logistae, qui contenti sunt, si occurrat illis summa quaesita, etiamsi non anidmadvertant quomodo eadem dependeat ex datis, in quo tamen uno scientia proprie consistit[9]. (X, p. 458.) Savoir qu’on ne peut savoir est science aussi bien : Rem quaesitam omnem humani ingenii captum excedere demonstrabit, ac proinde non se idcirco magis ignarum esse arbitrabitur, quia non minor scientia est hoc ipsum quam quodvis aliud cognovisse[10]. (X, p. 400.) L’ordre est toute la science, et la méthode cartésienne — les Regulae le répètent sans cesse — ne concerne que l’ordre. Il n’y a de problèmes que parce que souvent ce sont les éléments les plus composés d’une série qui nous sont donnés, alors que les plus simples nous restent inconnus ; l’esprit doit alors procéder selon sa démarche propre, en parcourant ces éléments, connus ou non, selon la série. « Ainsi, voulant résoudre quelque problème, on doit d’abord le considérer comme déjà fait, et donner des noms à toutes les lignes qui semblent nécessaires pour le construire, aussi bien à celles qui sont inconnues qu’aux autres. Puis, sans considérer aucune différence entre ces lignes connues et inconnues, on doit parcourir la difficulté selon l’ordre qui montre, le plus naturellement de tous, en quelle sorte elles dépendent mutuellement les unes des autres. » (VI, p. 372.) Ainsi comprise, la mathématique prend un véritable intérêt, alors que, selon la méthode d’explication classique, elle n’en avait, aux yeux de Descartes, aucun ; et il ne s’étonnait pas, dit-il dans les Regulae, si bien des gens habiles les dédaignent comme puériles et vaines, ou comme trop compliquées. Nam revera nihil inanius est, quam circa nudos numeros figurasque imaginarias ita versari, ut velle videamur in talium nugarum cognitione conquiescere[11]… (X, p. 375.) Aussi cette mathématique nouvelle vaut-elle la peine d’être cultivée, non parce qu’elle nous procure, au sujet de nombres ou de figures imaginaires, ces connaissances que Descartes traite de bagatelles, et qui ne sont, dit-il, que l’amusement de calculateurs ou de géomètres oisifs, mais parce qu’elle est comme l’enveloppe de la vraie science, seule digne d’être cultivée. Ce qui ressort aussi des Regulae : Quicumque tamen attente respexerit ad meum sensum, facile percipiet me nihil minus quam de vulgari Mathematica hic cogitare, sed quandam aliam me exponere disciplinam, cujus integumentum sint potius quam partes. Haec enim prima rationis humanae rudimenta continere, et ad veritates ex quovis subjecto eliciendas se extendere debet ; atque, ut libere loquar, hanc omni alia nobis humanitus tradita cognitione potiorem, utpote aliarum omnium fontem, esse mihi persuadeo[12]. (X, p. 374.) Puisque la science véritable ne consiste qu’à bien diriger sa raison, il n’y a pas inégalité, ni entre les sciences, ni entre les esprits. Une science ou une partie d’une science ne peut être plus difficile que n’importe quelle autre. Atqui notandum est illos, qui vere sciunt, aequa facilitate dignoscere veritatem, sive illam ex simplici subjecto, sive ex obscuro eduxerint : unamquamque enim simili, unico, et distincto actu comprehendunt, postquam semel ad illam pervenerunt ; sed tota diversitas est in via, quae certe longior esse debet, si ducat ad veritatem a primis et maxime absolutis principiis magis remotam[13]. (Regulae, p. 401.) Aucun homme ne doit donc renoncer à aborder une partie quelconque de la connaissance humaine parce qu’il juge qu’elle dépasse sa portée, ni non plus parce qu’il croit ne pouvoir faire de progrès sérieux dans une science qu’à condition de s’y spécialiser. Nam cum scientiae omnes nihil aliud sint quam humana sapientia, quae semper una et eadem manet, quantumvis differentibus subjectis applicata, nec majorem ab illis distinctionem mutuatur, quam Solis lumen a rerum, quas illustrat, varietate, non opus est ingenia limitibus ullis cohibere ; neque enim nos unius veritatis cognitio, veluti unius artis usus, ab alterius inventione dimovet, sed potius juvat[14]. (Regulae, p. 360.) Bien plus, il faut considérer au sujet des sciences : Ita omnes inter se esse connexas, ut longe facilius sit cunctas simul addiscere, quam unicam ab aliis separare[15]. (Regulae, p. 361.) Aussi un homme quelconque, si médiocres que soient son intelligence et ses talents, peut-il, s’il s’y applique, connaître tout ce qui est à la portée de l’homme ; tout homme … statim atque distinxerit circa singula objecta cognitiones illas quae memoriam tantum implent vel ornant, ab iis propter quas vere aliquis magis eruditus dici debet, quod facile etiam assequetur… : sentiet omnino se nihil amplius ignorare ingenii defectu vel artis, neque quidquam prorsus ab alio homine sciri posse, cujus etiam non sit capax, modo tantum ad illud idem, ut par est, mentem applicet[16]. (Regulae, p. 396.)

La mathématique ainsi considérée règne sur la physique cartésienne, mais non comme sur la nôtre ; elle n’y joue pas le rôle de langage, elle constitue la connaissance du monde. Il est faible de dire, quoique Descartes le dise lui-même, que la physique cartésienne est purement géométrique ; la vérité est que la géométrie en Descartes est par elle-même une physique ; et c’est presque en propres termes ce qu’il ose écrire à Mersenne : « Je n’ai résolu de quitter que la géométrie abstraite, c’est-à-dire la recherche des questions qui ne servent qu’à exercer l’esprit ; et ce, afin d’avoir d’autant plus de loisir de cultiver une autre sorte de géométrie, qui se propose pour questions l’explication des phénomènes de la nature. » L’explication de la réflexion et de la réfraction, entre autres, remplit ce programme avec une audace encore aujourd’hui inouïe, et qui a scandalisé Fermat. La démonstration de la loi par laquelle tout mouvement conserve sa direction, dans le Monde, n’est pas moins étonnante : « Dieu conserve chaque chose par une action continue, et, par conséquent, il ne la conserve point telle qu’elle peut avoir été quelque temps auparavant, mais précisément telle qu’elle est au même instant qu’il la conserve. Or est-il que, de tous les mouvements, il n’y a que le droit qui soit entièrement simple, et dont toute la nature soit comprise en un instant. Car, pour le concevoir, il suffit de penser qu’un corps est en action pour se mouvoir vers un certain côté, ce qui se trouve en chacun des instants qui peuvent être déterminés pendant le temps qu’il se meut. Au lieu que, pour concevoir le mouvement circulaire, ou quelque autre que ce puisse être, il faut au moins considérer deux de ses instants, ou plutôt deux de ses parties, et le rapport qui est entre elles. » (XI, p. 44.)

Il n’y a pas d’exemple, pour employer les termes de l’école, d’un idéalisme aussi audacieux. Cent autres textes de Descartes feraient voir que nul n’a poussé si loin le réalisme. C’est le monde tel qu’il est en soi qu’il veut connaître, et il l’écrit à Morus : « Res te monet, si dicatur substantia sensibilis, tunc definiri ab habitudine ad sensus nostros : qua ratione quaedam eius proprietas dumtaxat explicatur, non integra natura, quae, cum possit existere, quamvis nulli homines existant, certe a sensibus nostris non pendet[17]. » (V, p. 268.) Qu’après cela il ait choisi de définir le monde par l’étendue, c’est-à-dire par une idée, c’est ce dont on s’est de tout temps étonné. Mais que cet idéalisme et ce réalisme, tous deux extrêmes, soient pour lui non seulement conciliables, mais corrélatifs, c’est ce qu’il fait, sinon comprendre, du moins explicitement savoir dans le texte suivant de la Lettre sur Gassendi : « Plusieurs excellents esprits, disent-ils, croient voir clairement que l’étendue mathématique, laquelle je pose pour le principe de ma physique, n’est rien autre chose que ma pensée, et qu’elle n’a, ni ne peut avoir, nulle subsistance hors de mon esprit, n’étant qu’une abstraction que je fais du corps physique ; et partant, que toute ma physique ne peut être qu’imaginaire et feinte, comme sont toutes les pures mathématiques ; et que, dans la physique réelle des choses que Dieu a créées, il faut une matière réelle, solide, et non imaginaire. Voilà l’objection des objections, et l’abrégé de toute la doctrine des excellents esprits qui sont ici allégués. Toutes les choses que nous pouvons entendre et concevoir ne sont, à leur conte, que des imaginations et des fictions de notre esprit, qui ne peuvent avoir aucune subsistance : d’où il suit qu’il n’y a rien que ce qu’on ne peut aucunement entendre, ni concevoir, ou imaginer, qu’on doive admettre pour vrai, c’est-à-dire qu’il faut entièrement fermer la porte à la raison, et se contenter d’être singe, ou perroquet, et non plus homme, pour mériter d’être mis au rang de ces excellents esprits. Car, si les choses qu’on peut concevoir doivent être estimées fausses pour cela seul qu’on les peut concevoir, que reste-t-il, sinon qu’on doit seulement recevoir pour vraies celles qu’on ne conçoit pas, et en composer sa doctrine, en imitant les autres sans savoir pourquoi on les imite, comme font les singes, et en ne proférant que des paroles dont on n’entend point le sens, comme font les perroquets ? » (IX, p. 212).

Cette opposition se retrouve partout. Si cette géométrie, si aérienne qu’elle semble dédaigner les figures, se révèle assez substantielle pour constituer une physique, c’est qu’elle ne se détache jamais de l’imagination. « L’étude des mathématiques, écrit Descartes à la princesse Elisabeth, exerce principalement l’imagination » (III, p. 692), et à un endroit des Regulae : « Nous ne ferons plus rien désormais sans le secours de l’imagination. » (X, p. 443.) C’est dans l’imagination, y dit-il encore (p. 416), qu’il faut former l’idée de tout ce qui peut se rapporter au corps. Se servant de l’imagination, l’esprit géomètre ne manie pas des idées vides. Il saisit quelque chose. Aussi Descartes repousse-t-il, au nom de l’imagination, les propositions telles que : l’extension ou la figure n’est pas un corps ; le nombre n’est pas la chose nombrée ; la surface est la limite du volume, la ligne la limite de la sur face, le point la limite de la ligne ; l’unité n’est pas une quantité, etc., toutes propositions qui, dit-il, doivent être absolument écartées de l’imagination quand elles seraient vraies. (X, p. 445.) Il veut que, s’il est question de nombre, nous imaginions un objet mesurable au moyen de plusieurs unités, que le point des géomètres, quand ils en composent la ligne, ne soit qu’une étendue, abstraction faite de toute autre détermination. Car Descartes ne se contente pas d’avertir, et en termes vigoureux, ces savants qui usent de distinctions si subtiles qu’ils dissipent la lumière naturelle, et trouvent de l’obscurité même dans ce que les paysans n’ignorent jamais ; il ne se contente pas de les prévenir que pour son compte il ne reconnaît pas d’étendue séparée d’une substance étendue, ou aucun de ces êtres philosophiques quae revera sub imaginationem non cadunt[18] (X, p. 442). Il retrouve son idée dans la géométrie classique même, ainsi convaincue de contradictions : quis Geometra repugnantibus principiis objecti sui evidentiam non confundit, dum lineas carere latitudine judicat, et superficies profunditate, quas tamen easdem postea unas ex aliiscomponit, non advertens lineam, ex cujus fluxu superficiem fieri concipit, esse verum corpus ; illam autem, quae latitudine caret, non esse nisi corporis modum[19] (X, p. 446.)

Ainsi la science cartésienne est bien autrement chargée de matière qu’on ne croit d’ordinaire. Elle ne dédaigne pas les figures, puisque Descartes dit expressément que par elles seules rerum omnium ideae fingi possunt[20]. (X, p. 450.) Elle est si liée à l’imagination, si jointe au corps humain, si proche des plus communs travaux, que c’est par l’étude des métiers les plus faciles et les plus simples qu’il convient de s’y initier ; surtout de ceux où il règne le plus d’ordre, comme celui des tisserands, des brodeuses ou des dentellières. Quant à la partie proprement physique de la science cartésienne, on sait assez, par les innombrables exemples qu’on peut en trouver dans le Monde, les Principes, les Météores, qu’elle s’aide des comparaisons les plus familières, tirées parfois de la nature la plus proche de nous, comme les tourbillons des rivières, mais surtout des métiers et des outils, de la fronde, du raisin qu’on presse. On pourrait croire que ces comparaisons se sont que des moyens de vulgarisation ; elles sont au contraire la substance même de la physique cartésienne, comme Descartes a soin de l’expliquer à Morin : « Et j’ai dû me servir de ces boules sensibles, pour expliquer leur tournoiement, plutôt que des parties de la matière subtile qui sont insensibles, afin de soumettre mes raisons à l’examen des sens, ainsi que je tâche toujours de le faire » (II, p. 366), et, plus significativement encore : « Il est vrai que les comparaisons dont on a coutume d’user dans l’École, expliquant les choses intellectuelles par les corporelles, les substances par les accidents, ou du moins une qualité par une autre d’une autre espèce, n’instruisent que fort peu ; mais pour ce qu’en celles dont je me sers, je ne compare que des mouvements à d’autres mouvements, ou des figures à d’autres figures, etc., c’est-à-dire, que des choses qui à cause de leur petitesse ne peuvent tomber sous nos sens à d’autres qui y tombent, et qui d’ailleurs ne diffèrent pas davantage d’elles qu’un grand cercle diffère d’un petit cercle, je prétends qu’elles sont le moyen le plus propre, pour expliquer la vérité des questions physiques, que l’esprit humain puisse avoir ; jusque-là que, lors qu’on assure quelque chose touchant la nature qui ne peut être expliquée par aucune telle comparaison, je pense savoir par démonstration qu’elle est fausse. » (II, p. 368.)

La même opposition se retrouve au sujet des idées simples, dont on peut croire que la doctrine est liée aux idées précédentes, quoique Leibniz l’ait bien différemment développée. Toujours est-il que les idées simples sont bien loin en Descartes de constituer le monde comme en Leibniz. Ces idées simples, qui se conçoivent premièrement et par elles-mêmes, on ne les explique qu’en les obscurcissant, car, si on veut les expliquer, ou on explique autre chose sous leur nom, ou l’explication n’a aucun sens. Tout cela, il est vrai, Descartes le dit. Il ajoute même que ces natures simples « ne contiennent jamais rien de faux ». (Regulae, X, p. 420.) Mais loin de constituer le monde par leur enchevêtrement, elles n’appartiennent même pas au monde considéré en soi ; elles ont rapport à notre esprit ; ainsi souvent quaedam… sub una quidem consideratione magis absoluta sunt quam alia, sed aliter spectata sunt magis respectiva[21] (X, p. 382) ; et Descartes ajoute : intelligatur nos hic rerum cognoscendarum series, non uniuscujusque naturam spectare[22]. Aussi l’ensemble des idées claires est-il bien loin de constituer un entendement divin ; au contraire, suivant une doctrine qui a toujours semblé obscure, mais à laquelle Descartes attachait une grande importance, les vérités éternelles tirent leur être du seul décret de Dieu, tout comme les essences en Platon sont créées et nourries par le soleil du Bien. Car, écrit Descartes à Mersenne : « En Dieu ce n’est qu’un de vouloir et de connaître » (I, p. 149) ; et quelques jours auparavant : « C’est en effet parler de Dieu comme d’un Jupiter ou Saturne et l’assujettir au Styx et aux destinées que de dire que ces Vérités sont indépendantes de lui. Ne craignez point, je vous prie, d’assurer et de publier partout que c’est Dieu qui a établi ces lois en la nature, ainsi qu’un roi établit des lois en son royaume. » Loin que le fait soit idéalisé jusqu’à n’être constitué que d’idées, ce sont les idées qui semblent ici comme ramenées jusqu’au fait, et d’autant plus nettement que Descartes continue : « Elles sont toutes mentibus nostris ingenitae[23], ainsi qu’un roi imprimerait ses lois dans le cœur de tous ses sujets, s’il en avait aussi bien le pouvoir. » (I, p. 145.) Ainsi, que deux quantités égales à une troisième soient égales entre elles, ce ne serait pas une loi de l’esprit, mais une loi du monde. Ici encore il apparaît que la géométrie est une physique ; et il apparaît comme une idée liée à celle-là, encore qu’on comprenne difficilement comment, qu’il n’y a point d’entendement infini, puisque Dieu n’est que volonté, et que l’entendement est donc limité par sa nature même.

Enfin, non seulement Descartes regarde tout esprit, dès qu’il s’applique à penser comme il faut, comme égal au plus grand génie, mais encore dans la pensée la plus commune il retrouve l’esprit humain. Il y a, à ses yeux, une sagesse commune bien plus proche de cette philosophie véritable qui est à l’esprit ce que les yeux sont au corps que ne sont les pensées produites par l’étude… cum saepissime videamus illos, qui litteris operam nunquam navarunt, longe solidius et clarius de obviis rebus judicare, quam qui perpetuo in scholis sunt versati[24]. (X, p. 371.) Aussi son grand précepte, pour parvenir à la sagesse, est-il de ne point trop étudier. La perception elle même, qui a été considérée par tant de philosophes, à commencer par Spinoza, comme la connaissance la plus basse, est de même nature que la science, comme on voit par le célèbre passage du morceau de cire. « Quel est ce morceau de cire qui ne peut être compris que par l’entendement ou l’esprit ? Certes c’est le même que je vois, que je touche, que j’imagine… Ma perception n’est point une vision, ou un attouchement, ni une imagination, et ne l’a jamais été, quoiqu’il le semblât ainsi auparavant, mais seulement une inspection de l’esprit… et ainsi je comprends, par la seule puissance de juger qui réside en mon esprit, ce que je croyais voir de mes yeux. » Ce qu’il explique dans la Dioptrique par la comparaison de l’aveugle qui perçoit, non pas les sensations que cause la pression du bâton sur sa main, mais directement les objets au bout du bâton. Ce qui donne à Descartes de faire une théorie des sensations comme signes, par l’exemple des dessins, où nous voyons, non des traits sur du papier, mais des hommes et des villes (VI, p. 113). Et ce qui est remarquable, c’est qu’il use presque des mêmes termes dont il usera, dans les Réponses aux Cinquièmes Objections, pour expliquer que les lignes tracées sur le papier, loin de nous donner l’idée du triangle, ne sont que les signes du vrai triangle (VII, 382). Aussi Descartes trouve-t-il dans la perception une « géométrie naturelle » et « une action de la pensée qui, n’étant qu’une imagination toute simple, ne laisse point d’envelopper en soi un raisonnement semblable à celui que font les arpenteurs, lorsque, par le moyen de deux différentes stations, ils mesurent les lieux inaccessibles ». (Dioptrique, VI, p. 138.)

Ainsi ce Descartes qui de loin semblait présenter un système cohérent et convenable au fondateur de la science moderne, nous n’y trouvons plus, en y regardant de plus près, que contradictions. Et, ce qui est plus grave, ces contradictions semblent procéder toutes d’une contradiction initiale. Car on ne voit pas, pour ce fondateur de la science moderne, quel intérêt pouvait présenter la science, lui qui avait pris pour devise la maxime du temple de Delphes ainsi mise en vers par Sénèque :

Illi mors gravis incubat
Qui notus nimis omnibus
Ignotus moritur sibi
[25]

Comment celui qui avait ainsi adopté la devise socratique du « Connais-toi » a-t-il pu consacrer sa vie à ces recherches de physique que Socrate raillait ? À ce sujet le texte par lequel Descartes affirme qu’il a employé principalement la raison dont Dieu lui a donné l’usage à le connaître et à se connaître soi-même, ajoutant qu’il « n’eût su trouver les fondements de sa Physique s’il ne les eût cherchés par cette voie » (I, p. 144), ne fait que redoubler l’obscurité. Au reste quoi d’étonnant à ce que nous ne trouvions en Descartes qu’obscurités, difficultés, contradictions ? Il a averti lui-même ses lecteurs qu’ils n’y trouveraient pas autre chose s’ils ne faisaient que chercher à savoir son opinion sur tel ou tel sujet, le considérant du dehors et par fragments. La pensée cartésienne n’est pas telle qu’on puisse la commenter du dehors ; tout commentateur doit se faire au moins pour un moment cartésien. Mais comment être cartésien ? Être cartésien, c’est douter de tout, puis tout examiner par ordre, sans croire à rien qu’en sa propre pensée, dans la mesure où elle est claire et distincte, et sans accorder le plus petit crédit à l’autorité de qui que ce soit, et non pas même de Descartes.

Ne nous faisons donc aucun scrupule d’imiter, commentant Descartes, la ruse cartésienne. Comme Descartes, pour former des idées justes au sujet du monde où nous vivons, a imaginé un autre monde, qui commencerait par une sorte de chaos, et où tout se réglerait par figure et mouvement, de même imaginons un autre Descartes, un Descartes ressuscité. Ce nouveau Descartes n’aurait du premier ni le génie, ni les connaissances mathématiques et physiques, ni la force du style ; il n’aurait en commun avec lui que d’être un être humain, et d’avoir résolu de ne croire qu’en soi. Selon la doctrine cartésienne, cela suffit. Si Descartes ne s’est pas trompé, une réflexion semblable à partir du doute absolu doit, pourvu qu’elle soit librement conduite, coïncider au fond, en dépit de toutes les différences et même de toutes les oppositions apparentes, avec la doctrine cartésienne. Écoutons donc ce penseur fictif.

  1. « Si par hasard (quelqu’un) avait une corbeille pleine de fruits et qu’il lui semblât que quelques-uns de ces fruits fussent gâtés, et qu’il veuille les retirer, pour qu’ils ne pourrissent pas le reste, comment s’y prendrait-il ? Est-ce que d’abord il ne retirerait pas absolument tous les fruits de la corbeille ? Et ensuite, les examinant soigneusement un par un, ne reprendrait-il pas ceux-là seuls qu’il saurait ne pas être abîmés, et ne les replacerait-il pas dans la corbeille, en abandonnant les autres ? »
  2. « Mais encore un coup, ce pouvoir d’être touché, ou cette impénétrabilité dans le corps, est seulement comme la faculté de rire dans l’homme, le proprium quarto modo des règles communes de la logique : mais ce n’est pas sa différence véritable et essentielle, qui, selon moi, consiste dans l’étendue ; et par conséquent, comme on ne définit point l’homme un animal risible, mais raisonnable, on ne doit pas aussi définir le corps par son impénétrabilité, mais par l’étendue, d’autant plus que la faculté de toucher et l’impénétrabilité ont relation à des parties, et présupposent dans notre esprit l’idée d’un corps divisé ou terminé, au lieu que nous pouvons fort bien concevoir un corps continu d’une grandeur indéterminée ou indéfinie, dans lequel on ne considère que l’étendue. »
  3. « … Toutes ces choses sont équivalentes, si on les considère seulement sous le rapport de la dimension, comme on doit le faire ici et dans les sciences mathématiques… Cette considération jette un grand jour sur la géométrie, car la plupart des hommes ont le tort de concevoir dans cette science trois espèces de quantités : la ligne, la surface et le corps. Il a déjà été dit, en effet, que la ligne et la surface ne sont pas conçues comme vraiment distinctes du corps, ou comme distinctes l’une de l’autre ; mais si on les considère simplement en tant qu’abstraites par l’entendement, elles ne sont pas plus, pour lors, des espèces différentes de quantités que l’animal et l’être vivant ne sont dans l’homme différentes espèces de substances. »
  4. « Il faut se représenter que cette imagination est une véritable partie du corps… (Par là) on peut comprendre comment peuvent s’accomplir tous les mouvements que font les animaux, bien qu’en eux on ne puisse admettre aucune connaissance des choses, mais seulement une imagination purement corporelle… »
  5. « J’appelle absolu tout ce qui contient en soi la nature pure et simple dont il est question : ainsi tout ce qui est considéré comme indépendant, cause, simple, universel, un, égal, semblable, droit ou d’autres choses de ce genre ; et je l’appelle le plus simple et le plus facile, afin que nous nous en servions pour résoudre les questions. »
  6. « Il faut noter, deuxièmement, qu’il n’y a que peu de natures pures et simples, dont, de prime abord et par elles-mêmes, nous puissions avoir l’intuition, indépendamment de toutes les autres, soit par des expériences, soit par cette lumière qui est en nous ; aussi disons-nous qu’il faut les observer avec soin : car ce sont elles que nous appelons les plus simples dans chaque série. Toutes les autres, au contraire, ne peuvent être perçues que si elles sont déduites de celles-ci, et cela soit immédiatement et prochainement, soit par l’intermédiaire de deux, trois ou plusieurs conclusions différentes… »
  7. « Il résulte, troisièmement, que toute science humaine ne consiste qu’à voir distinctement comment ces natures simples concourent à la composition des autres choses. »
  8. « Mais ni pour l’une ni pour l’autre je ne mettais la main sur des auteurs qui m’aient pleinement satisfait : je lisais bien chez eux beaucoup de choses touchant les nombres, qu’après avoir fait des calculs je reconnaissais vraies ; et même touchant les figures ils me mettaient en quelque sorte sous les yeux bien des vérités, qu’ils tiraient de certains principes ; mais ils ne me paraissaient pas faire voir assez clairement à l’esprit pourquoi il en est ainsi, et comment s’était faite l’invention. »
  9. « Tout cela nous le distinguons, nous qui cherchons une connaissance évidente et distincte des choses, mais non les Calculateurs, qui sont satisfaits, pourvu qu’ils trouvent la somme cherchée, sans remarquer même comment elle dépend des données, alors que c’est là cependant la seule chose qui constitue vraiment la science. »
  10. « Il démontrera que ce qu’il cherche dépasse les bornes de l’intelligence humaine, et par suite il ne s’en croira pas plus ignorant, parce que ce résultat n’est pas une moindre science que la connaissance de quoi que ce soit d’autre. »
  11. « Car, en vérité, rien n’est plus vain que de s’occuper de nombres vides et de figures imaginaires, au point de paraître vouloir se complaire dans la connaissance de pareilles bagatelles. »
  12. « … Quiconque considérera attentivement ma pensée s’apercevra facilement que je ne songe nullement ici aux Mathématiques ordinaires, mais que j’expose une autre science, dont elles sont l’enveloppe plus que les parties. Cette science doit en effet contenir les premiers rudiments de la raison humaine et n’avoir qu’à se développer pour faire sortir des vérités de quelque sujet que ce soit ; et, pour parler librement, je suis convaincu qu’elle est préférable à toute autre connaissance que nous aient enseignée les hommes, puisqu’elle en est la source. »
  13. « Or il faut noter que ceux qui savent véritablement reconnaissent la vérité avec une égale facilité, qu’ils l’aient tirée d’un sujet simple ou d’un sujet obscur ; c’est en effet par un acte semblable, un et distinct, qu’ils comprennent chaque vérité, une fois qu’ils y sont parvenus ; toute la différence est dans le chemin, qui certainement doit être plus long, s’il conduit à une vérité plus éloignée des principes premiers et absolus ».
  14. « Car, étant donné que toutes les sciences ne sont rien d’autre que la Sagesse humaine, qui demeure toujours une et toujours la même, si différents que soient les objets auxquels elle s’applique, et qui ne reçoit pas plus de changement de ces objets que la lumière du soleil de la variété des choses qu’elle éclaire, il n’est pas besoin d’imposer des bornes à l’esprit : la connaissance d’une vérité ne nous empêche pas en effet d’en découvrir une autre comme l’exercice d’un art nous empêche d’en apprendre un autre, mais bien plutôt elle nous y aide. »
  15. « Il faut donc bien se convaincre que toutes les sciences sont tellement liées ensemble, qu’il est plus facile de les apprendre toutes à la fois, que d’en isoler une des autres. »
  16. « …Chaque fois qu’il aura distingué, à propos de chaque objet, les connaissances qui ne font que remplir ou orner la mémoire, de celles qui font dire de quelqu’un qu’il est vraiment plus savant, distinction qu’il est facile aussi de faire… il s’apercevra certainement qu’il n’ignore plus rien par manque d’intelligence ou de méthode, et que personne d’autre ne peut rien savoir qu’il ne soit capable de connaître lui aussi, pourvu seulement qu’il y applique son esprit comme il convient. »
  17. « Mais prenez garde qu’en disant une substance sensible vous ne la définissez que par le rapport qu’elle a à nos sens, ce qui n’en explique qu’une propriété, au lieu de comprendre l’essence entière des corps qui, pouvant exister quand il n’y aurait point d’hommes, ne dépend pas par conséquent de nos sens. »
  18. « … qui ne tombent pas en réalité sous l’imagination. »
  19. « Quel est le Géomètre qui ne mêle à l’évidence de son objet des principes contradictoires, quand il juge que les lignes n’ont pas de largeur, ni les surfaces de profondeur, et que cependant il les compose ensuite les unes avec les autres, sans remarquer que la ligne, dont il conçoit que le mouvement engendre une surface, est un véritable corps, et qu’au contraire celle qui n’a pas de largeur n’est qu’un mode du corps, etc. ? »
  20. « … les idées de toutes les choses peuvent être forgées. »
  21. « Certaines choses, en effet, à un certain point de vue, sont plus absolues que d’autres ; mais, considérées autrement, elles sont plus relatives. »
  22. « … pour mieux faire comprendre que nous considérons ici les séries des choses à connaître et non la nature de chacune d’elles… »
  23. « … innées en nos esprits. »
  24. « … puisqu’on voit bien souvent que ceux qui n’ont jamais donné leur soin à l’étude des lettres, jugent beaucoup plus solidement et clairement sur ce qui se présente à eux, que ceux qui ont toujours fréquenté les écoles ».
  25. « La mort le frappe durement,
    « Celui qui, trop connu de tous,
    « Meurt sans s’être connu lui-même. »