Sur la science/02/01

Gallimard (p. 11-17).

Ἀεὶ ὁ θεὸς γεωμετρεῖ[1].

INTRODUCTION


L’humanité a commencé, comme chaque homme commence, par ne posséder aucune connaissance, hors la conscience de soi et la perception du monde. Cela lui suffisait, comme cela suffit encore aux peuples sauvages, ou, parmi nous, aux travailleurs ignorants, pour savoir se diriger dans la nature et parmi les hommes autant qu’il était nécessaire pour vivre. Pourquoi désirer plus ? Il semble que l’humanité n’aurait jamais dû sortir de cette heureuse ignorance, ni, pour citer Jean-Jacques, se dépraver au point de se mettre à méditer. Mais cette ignorance, c’est un fait qu’autant que nous pouvons savoir jamais l’humanité n’a eu proprement à en sortir, car jamais elle ne s’y est renfermée. Ce qui explique que la recherche de la vérité ait pu et puisse présenter quelque intérêt, c’est que l’homme commence, non pas par l’ignorance, mais par l’erreur. C’est ainsi que les hommes, bornés à l’interprétation immédiate des sensations, ne s’en sont jamais contentés ; toujours ils ont pressenti une connaissance plus haute, plus sûre, privilège de quelques initiés. Ils ont cru que la pensée errante, livrée aux impressions des sens et des passions, n’était pas la pensée véritable ; ils ont cru trouver la pensée supérieure en quelques hommes qui leur semblèrent divins, et dont ils firent leurs prêtres et leurs rois. Mais n’ayant aucune idée de ce que pouvait être cette manière de penser supérieure à la leur, comme en effet ils n’auraient pu la concevoir que s’ils l’avaient possédée, ils divinisèrent en leurs prêtres, sous le nom de religion, les plus fantastiques croyances. Ainsi ce juste pressentiment d’une connaissance plus sûre et plus élevée que celle qui dépend des sens fit qu’ils renoncèrent chacun à soi, se soumirent à une autorité, et reconnurent pour supérieurs ceux qui n’avaient d’autre avantage sur eux que de remplacer une pensée incertaine par une pensée folle.

Ce fut le plus grand moment de l’histoire, comme c’est un grand moment dans chaque vie, que l’apparition du géomètre Thalès, qui renaît pour chaque génération d’écoliers. L’humanité n’avait fait jusque là qu’éprouver et conjecturer ; du moment où Thalès, étant resté, selon la parole de Hugo, quatre ans immobile, inventa la géométrie, elle sut. Cette révolution, la première des révolutions, la seule, détruisit l’empire des prêtres. Mais comment le détruisit-elle ? Que nous a-t-elle apporté à la place ? Nous a-t-elle donné cet autre monde, ce royaume de la pensée véritable, que les hommes ont toujours pressenti à travers tant de superstitions insensées ? A-t-elle remplacé les prêtres tyranniques, qui régnaient au moyen des prestiges de la religion, par de vrais prêtres, exerçant une autorité légitime parce qu’ils ont véritablement entrée dans le monde intelligible ? Devons-nous nous soumettre aveuglément à ces savants qui voient pour nous, comme nous nous soumettions aveuglément à des prêtres eux-mêmes aveugles, si le manque de talent ou de loisir nous empêche d’entrer dans leurs rangs ? Ou cette révolution a-t-elle au contraire remplacé l’inégalité par l’égalité, en nous apprenant que le royaume de la pensée pure est le monde sensible lui-même, que cette connaissance quasi divine qu’ont pressentie les religions n’est qu’une chimère, ou plutôt qu’elle n’est autre que la pensée commune ? Rien n’est plus difficile, et en même temps rien n’est plus important à savoir pour tout homme. Car il ne s’agit de rien de moins que de savoir si je dois soumettre la conduite de ma vie à l’autorité des savants, ou aux seules lumières de ma propre raison ; ou plutôt, car cette question-là, ce n’est qu’à moi qu’il appartient de la décider, si la science m’apportera la liberté, ou des chaînes légitimes. C’est ce que le miracle géométrique, considéré en sa source, permet difficilement de dire. La légende veut que Thalès ait trouvé le théorème fondamental de la mathématique en comparant, pour mesurer les pyramides, le rapport des pyramides à l’ombre des pyramides, de l’homme à l’ombre de l’homme. Ici la science semblerait n’être qu’une perception plus attentive. Mais ce n’est pas ainsi qu’en ont jugé les Grecs. Platon sut bien dire que, si le géomètre s’aide de figures, ces figures ne sont pourtant pas l’objet de la géométrie, mais seulement l’occasion de raisonner sur la droite en soi, le triangle en soi, le cercle en soi. Comme ivres de géométrie, les philosophes de cette école rabattirent, par opposition à cet univers des idées dont un miracle leur donnait l’entrée, l’ensemble des perceptions à un tissu d’apparences, et défendirent la recherche de la sagesse à quiconque n’était pas géomètre. La science grecque nous laisse donc incertains. Aussi bien vaut-il mieux consulter la science moderne ; car, si l’on excepte une astronomie assez rudimentaire, c’est à la science moderne qu’il a été réservé d’amener la découverte de Thalès, par la physique, sur le terrain où elle rivalise avec la perception, autrement dit jusqu’au monde sensible.

Ici il n’y a plus aucune incertitude ; c’est bien un autre domaine de la pensée que nous apporte la science. Thalès lui-même, s’il ressuscitait pour voir jusqu’où les hommes ont mené ses réflexions, se sentirait, en comparaison de nos savants, un fils de la terre. Veut-il feuilleter un livre d’astronomie ? Il n’y sera pour ainsi dire pas question d’astres. Ce dont parlera le moins un traité de la capillarité ou de la chaleur, c’est de tubes étroits et de liquides, ou de la question de savoir ce qu’est la chaleur ou par quel moyen elle se propage. Ceux qui veulent donner un modèle mécanique des phénomènes physiques, comme les premiers astronomes ont représenté par des machines le cours des astres, sont à présent méprisés. Thalès, dans nos livres concernant la nature, espérerait trouver, à défaut des choses ou des modèles mécaniques qui les imitent, des figures géométriques ; il serait encore déçu. Il croirait son invention oubliée, il ne verrait pas qu’elle est reine, mais sous forme d’algèbre. La science, qui était au temps des Grecs la science des nombres, des figures et des machines, ne semble plus consister qu’en la science des purs rapports. La pensée commune sur laquelle il semble que Thalès, s’il ne s’y bornait pas, du moins s’appuyait, est à présent clairement méprisée. Les notions de sens commun, telles que l’espace à trois dimensions, les postulats de la géométrie euclidienne, sont laissées de côté ; certaines théories ne craignent même pas de parler d’espace courbe, ou d’assimiler une vitesse mesurable à une vitesse infinie. Les spéculations concernant la nature de la matière se donnent libre cours, essayant d’interpréter tel ou tel résultat de notre physique sans s’inquiéter le moins du monde de ce que peut être pour les hommes du commun cette matière qu’ils sentent sous leurs mains. Bref tout ce qui est intuition est banni par les savants autant qu’il leur est possible, ils n’admettent plus dans la science que la forme abstraite du raisonnement, exprimée dans un langage convenable au moyen des signes algébriques. Comme le raisonnement ne se produit au contraire chez le vulgaire qu’étroitement lié à l’intuition, un abîme sépare le savant de l’ignorant. Les savants ont donc bien succédé aux prêtres des anciennes théocraties, avec cette différence qu’une domination usurpée est remplacée par une autorité légitime.

Sans se révolter contre cette autorité, on peut cependant l’examiner. L’on remarque aussitôt des contradictions surprenantes. Voyons, par exemple, quelles sont les conséquences de cet empire absolu exercé par la plus abstraite mathématique sur la science. La science s’est purifiée de ce qu’elle avait d’intuitif, nous l’avons remarqué, jusqu’à ne plus concerner que des combinaisons de purs rapports. Mais il faut bien que ces rapports aient un contenu, et où le trouver, sinon dans l’expérience ? Aussi la physique ne fait-elle autre chose que d’exprimer, par des signes convenables, les rapports qui se trouvent entre les données de l’expérience. Autrement dit la physique peut être considérée comme consistant essentiellement en une expression mathématique des faits. Au lieu d’être reine de la science, la mathématique n’est plus qu’un langage ; à force de dominer, elle est réduite à un rôle servile. C’est pourquoi Poincaré a pu dire, par exemple, que les géométries euclidienne et non euclidienne ne diffèrent que comme un système de mesure d’un autre. « Que doit-on penser, dit-il dans La Science et l’Hypothèse, de cette question : la géométrie euclidienne est-elle vraie ? Elle n’a aucun sens. Autant demander si le système métrique est vrai et si les anciennes mesures sont fausses ; si les coordonnées cartésiennes sont vraies et si les coordonnées polaires sont fausses. Une géométrie ne peut être plus vraie qu’une autre, elle peut seulement être plus commode. » Ainsi, selon le témoignage du plus grand mathématicien de notre siècle, la mathématique n’est qu’un langage commode. Elle joue toujours, sous une forme ou sous une autre, le même rôle que nous lui voyons jouer dans les lois élémentaires de la physique, représentées par des courbes. L’expérience donne les points qui, sur le papier, représentent les mesures réellement faites ; le mathématicien fournit seulement la courbe la plus simple qui comprenne tous ces points, de manière que les diverses expériences puissent être ramenées à une seule loi. Et c’est ce qu’a aussi reconnu Poincaré. « Toutes les lois, dit-il dans La Valeur de la Science, sont tirées de l’expérience ; mais pour les énoncer, il faut une langue spéciale… Les mathématiques fournissent au physicien la seule langue qu’il puisse parler. » À cette fonction, et à celle d’indiquer au physicien des analogies entre les phénomènes par la ressemblance des formules qui les expriment, se borne, selon Poincaré, le rôle de l’analyse. C’est au point qu’à en croire ceux qui sont compétents en la matière, les savants sont arrivés à traduire l’expérience par des équations différentielles qu’ils se trouvent incapables de rapporter à l’énergie ou à la force, ou à l’espace, ou à n’importe quelle notion proprement physique. Ainsi cette science qui méprisait superbement l’intuition se trouve ramenée à traduire l’expérience dans le langage le plus général possible. Une autre contradiction concerne le rapport de la science et des applications. Les savants modernes, considérant, comme, semble-t-il, il leur convient de le faire, la connaissance comme le plus noble but qu’ils puissent se proposer, refusent de méditer en vue des applications industrielles, et proclament bien haut, avec Poincaré, que, s’il ne peut y avoir de Science pour la Science, il ne saurait y avoir de Science. Mais c’est à quoi semble mal convenir cette autre idée, que la question de savoir si telle théorie scientifique est vraie n’a aucun sens, et qu’elle n’est que plus ou moins commode. Au reste, la distance qui semblait se trouver entre le savant et l’ignorant se réduit ainsi à une différence de degré, car la science se trouve être, non plus vraie, mais plus commode que la perception.

Ces contradictions ne sont-elles insolubles qu’en apparence ? Ou sont-elles un signe que les savants, en séparant comme ils font la pensée scientifique de la pensée commune, se règlent sur leurs propres préjugés plutôt que sur la nature de la science ? Le meilleur moyen de le savoir est de prendre la science à sa source et de chercher selon quels principes elle s’est constituée ; mais plutôt qu’à Thalès, c’est, pour les raisons données plus haut, à l’origine de la science moderne qu’il nous faut remonter, à la double révolution par laquelle la physique est devenue une application de la mathématique et la géométrie est devenue algèbre, autrement dit à Descartes.

  1. « Dieu est toujours géomètre. » (Parole attribuée à Platon.)