Sur la nécessité de faire ratifier la constitution par les citoyens

Œuvres de Condorcet
Didot (Tome 9p. 413-430).

SUR LA NÉCESSITÉ DE FAIRE RATIFIER
LA CONSTITUTION
PAR LES CITOYENS

Examen de cette question :

Une Nation peut-elle conférer à une Assemblée le pouvoir de lui donner une Constitution, ou celui de l’accepter en son nom, sans se réserver le droit de la ratifier immédiatement ; ou doit-elle se réserver ce pouvoir ?

I.

J’observerai d’abord que si on examine cette question uniquement d’après le droit, on ne peut entendre ici qu’un consentement individuel donné ou refusé par tous les Citoyens ; car il est évident que si un village, par exemple, peut donner à une Assemblée élue par lui, le droit de faire ou d’accepter une Constitution, plusieurs villages peuvent le donner à une Assemblée commune, et que de degrés en degrés une Nation peut le confier à ses représentants. Mais on peut aussi traiter la même question d’après des principes d’utilité, et alors on peut demander s’il n’est pas utile que le Constitution faite dans une Assemblée Nationale soit ratifiée dans une convention de Représentants de chaque Province.

II.

Il faut distinguer le pouvoir de donner une Constitution et celui de l’accepter ; dans le premier cas, les Membres sont élus avant que la Constitution soit faite, et l’on se soumet d’avance à celle qu’ils feront ; dans le second, on élit les Membres pour approuver ou rejeter une Constitution déjà connue. Ce qui forme une différence essentielle, parce que dans le second cas, les limites du pouvoir sont plus déterminées, et qu’on peut élire les Membres de cette convention d’après une connaissance plus certaine de leurs intentions et de leurs opinions. Ainsi on peut demander si une Nation doit séparer le droit de former une Constitution du droit de la ratifier, et le confier à deux Assemblées différentes. Je vais examiner ces différentes questions.

III.

Il serait absurde de supposer qu’une Nation conférât à une convention le pouvoir de faire une Constitution quelconque pour un temps indéterminé ; il faut donc que le pouvoir de cette convention soit borné quant à son étendue, et quant à la durée des lois qu’elle est chargée de faire.

Les bornes du pouvoir de toute convention doivent être une déclaration des droits, dont elle ne puisse violer aucun des articles.

Les bornes de la durée des lois constitutionnelles ne doivent pas s’étendre au-delà d’une génération.

En effet, on peut regarder comme unanimement reçue toute loi acceptée par la pluralité d’une Nation, parce qu’on peut supposer que, vu la nécessité de recevoir la loi ou de la rejeter, et celle de préférer l’opinion du plus grand nombre, ceux qui rejetaient une loi proposée ont cependant formé le vœu de s’y soumettre, si elle était conforme à l’opinion de la pluralité. Ainsi l’approbation donnée à une loi par cette espèce d’unanimité, peut s’étendre à tout le temps où ceux qui existaient à cette époque, continuent de former la pluralité, puisque tous ont pu consentir à se soumettre à cette loi pour ce temps. Mais cette approbation cesse d’avoir la même valeur lorsque ces individus ne forment plus la pluralité de la Nation.

La durée de toute loi constitutionnelle a donc pour véritable limite le temps nécessaire pour que la moitié des citoyens existants au moment de l’acceptation de la loi ait été remplacée par de nouveaux Citoyens ; espace facile à déterminer, et qui est de vingt ans environ si la majorité est fixée à vingt et un ans, de dix-huit si elle est fixée à vingt-cinq. La même observation à lieu pour une Constitution faite par une convention, parce que dans ce cas, la pluralité des Citoyens, et par elle l’unanimité, ont consenti à se soumettre à cette Constitution.

Cette détermination de la plus grande durée que l’on puisse donner à une loi irrévocable, me parait importante. Car personne n’ose plus soutenir qu’il puisse exister légitimement de lois perpétuelles ; mais il serait également déraisonnable et dangereux que toutes les lois puissent être révoqués à tous les instants. Il aurait donc fallu donner à certaines lois une durée arbitraire, ce qui renferme encore un inconvénient. Supposons, en effet, que cette durée soit fixée à dix ans, le Citoyen qui est obligé d’obéir à ces lois sans avoir concouru à leur formation, pourrait demander pourquoi il est privé de ce droit, parce qu’il a obtenu le droit de cité lorsque la loi n’a que six ans de date, tandis qu’un autre Citoyen qui obtiendra le droit de cité la onzième année, jouira sur le champ du pouvoir de la discuter et de la réformer.

La fixation du terme où toute loi doit être irrévocable dépend de deux éléments. D’abord de l’âge où l’on fixe la majorité, âge qui doit être celui où la nation est formée, et dépendre par conséquent des progrès de l’éducation et des lumières, ensuite de l’ordre de la mortalité. Mais en suivant les principes que j’ai exposés, chaque convention chargée de la Constitution, doit déterminer le premier élément ; le second, est un point de fait ; ainsi chacune de ces conventions pourra fixer la durée des lois d’après des principes dont aucun n’est arbitraire.

IV.

Quand bien même une Nation ne pourrait renoncer au droit de ratifier immédiatement les lois constitutionnelles, elle est nécessitée à donner à une convention le pouvoir de régler la forme de cette ratification, ou du moins la manière de délibérer sur cette forme.

V.

D’après ces réflexions nécessaires pour bien fixer l’état de la question ; examinons d’abord si une Nation peut abandonner le droit de ratifier sa constitution, ou si elle doit se la réserver, et ensuite à qui il serait plus utile de le confier. Une Nation peut sans blesser les droits des individus, faire exercer en son nom tout droit limité, quant au temps et à l’objet, quand elle ne trouve pas utile de l’exercer par elle-même. Ce principe me parait incontestable, et il le devient plus encore, s’il s’agît d’un pouvoir que la Nation n’exercerait pas réellement, quand même elle se le serait réservé, d’un pouvoir qu’elle ne pourrait pas exercer d’une manière efficace.

VI.

Or 1° Quand une Nation se réserverait le pouvoir de ratifier la Constitution elle ne l’exercerait point réellement. On peut assurer en effet, sans crainte de se tromper, que vu l’état actuel de l’éducation, la pluralité des Citoyens n’est pas assez éclairée pour juger un plan de Constitution, puisque pour le juger, il faudrait connaître les motifs de chaque disposition, et en peser les conséquences ; et que les idées nécessaires pour juger ces motifs, pour connaître ces conséquences manquent à la pluralité des Citoyens. La ratification immédiate ne serait donc pas réelle, la Nation paraîtrait avoir exercé un droit, et elle ne l’aurait pas exercé. Qui l’exercerait donc alors ? ce seraient ceux qui dans chaque Assemblée générale de Citoyens auraient sur les esprits l’autorité momentanée que leur donneraient leur éloquence, leur réputation, leur considération personnelle ! La question est donc de savoir, s’il est plus utile pour la Nation de remettre son droit à des hommes choisis par elle exprès pour l’exercer ou de le laisser saisir par ceux qui auront l’art de s’en emparer.

VII.

Si une grande Nation se réservait le pouvoir d’accepter immédiatement la constitution, elle ne pourrait en faire usage de manière à obtenir une décision. En France, par exemple, comment environ quarante mille assemblées exprimeraient-elles un vœu sur un plan nécessairement assez compliqué ? Leur proposera-t-on seulement de dire sur la totalité du plan j’accepte ou je refuse. Alors, si par malheur le refus avait la pluralité, il faudrait que la convention chargée de faire la Constitution cherchât dans les mémoires qui contiendraient les motifs de ce refus à deviner quel est le vœu commun. Supposons maintenant que vingt-deux mille Assemblées aient refusé, par des motifs différents ou contradictoires, qui répondra que sur dix-huit mille qui avaient accepté, celles qui adopterons les changements conformes au vœu de douze, de quinze mille de celles qui avaient refusé d’abord, seront en assez grand nombre, pour qu’il en résulte une décision. On pourra donc se voir obligé de consulter de nouveau ; et qui fait ce que cette méthode peut consommer de temps et produire de troubles.

Consultera-on sur des articles séparé ? Alors les articles qui seront adoptés par la pluralité formeront une Constitution incomplète, et il faudra la compléter en changeant successivement les autres articles, jusqu’à ce qu’on soit parvenu à un résultat suffisant. Or, il n’est personne qui ne sente qu’une telle Constitution manquera nécessairement d’ensemble. Quoique adoptée en détail par la pluralité, elle sera peut-être fort éloignée d’en exprimer le véritable vœu.

Il est difficile de connaître même celui d’une Assemblée de cent personnes sur un objet un peu compliqué. J’en ai développé les raisons dans un autre ouvrage, (Voyez l’essai sur la Constitution et les fonctions des Assemblées Provinciales, chez Froullé, quai des Augustins). Mais la discussion commune, les explications qu’elle entraîne, la promptitude, la facilité des communications, font qu’on parvient à un résultat qui, s’il n’exprime point ce vœu, peut du moins en approcher. Ici les Assemblées sont séparées et la difficulté d’obtenir un vœu devient presque insurmontable.

VIII.

Après être convenu qu’une Nation ne doit pas réserver aux Citoyens le droit immédiat d’accepter ou de refuser la Constitution ; on peut demander si lorsqu’elle a chargé une Assemblée de lui en donner une, elle doit confier à une autre Assemblée le droit de ratifier la Constitution proposée par la première.

Ou il faut accorder à cette nouvelle convention le pouvoir de changer ce qu’aura fait la première, et il en résulte qu’il faudra en nommer une troisième pour ratifier ces changements, et ainsi de suite. Ou il faut établir que la première fera elle-même les changements pour les renvoyer à la seconde, méthode longue et qui conduirait difficilement à une Constitution bien combinée. D’ailleurs la première Assemblée ne serait alors q’un grand comité de rédaction chargée de présenter à la seconde les articles sur lesquels elle doit prononcer. Ce moyen ne peut donc être regardé comme bon en lui-même.

Cependant si la première Assemblée avait de véritables vices dans sa représentation, alors elle pourrait borner son droit relativement aux lois constitutionnelles, à régler la forme sous laquelle serait formée la convention chargée de les rédiger, et à faire une Constitution provisoire, jusqu’à ce que la nouvelle Assemblée en ait établi une plus durable.

Il se présente ici de nouvelle difficultés, une assemblée législative fera partie de cette constitution provisoire et on peut statuer ou que cette assemblée législative sera la même que la convention ou qu’elle en sera séparée. Sans doute dans un ordre durable la convention qui à certaines époques doit revoir les lois constitutionnelles, doit être séparée du pouvoir législatif ordinaire ; sans une telle institution il ne peut y avoir dans une Nation ni droit, ni véritable liberté. Il n’y existe qu’une autorité de fait qui peut être combinée de manière à ce que les droits soient respectés, la liberté civile assurée, les lois faites pour l’utilité générale ; mais il n’y existe point d’autorité de droit, d’autorité vraiment obligatoire, autrement qu’en vertu du devoir de ne pas troubler la paix publique sans des motifs très puissants.

Mais au moment de la formation d’une Constitution nouvelle, la co-existence de ces deux Assemblées ne serait elle pas un mal ? Serait-elle compatible avec la paix, avec la tranquille exécution des lois établies ? Si au contraire on convoque une nouvelle Assemblée qui soit à la fois et puissance législative et convention chargée de revoir la Constitution, on ne fait que substituer une Assemblée où la représentation est régulière à une Assemblée où elle l’était moins. Or dans la position présente de la France, ne serait-ce pas attacher un trop grand prix aux vices de la représentation actuelle ? N’est-il pas évident que la presque totalité de la Nation a revêtu les Députés du pouvoir de faire une Constitution ? D’ailleurs exclura-t-on de cette convention nouvelle les Membres de l’Assemblée Nationale actuelle ? Alors la convention sera composée d’homme intéressés à critiquer, à détruire l’ouvrage de ceux qui leur avaient été préférés. Si on ne les exclut pas, ils y auront une grand influence, et tous les débats qui auront pu agiter l’Assemblée actuelle reparaîtront avec l’espérance d’obtenir des décisions contraires. Si la convention nouvelle est séparée de l’Assemblée législative établie par l’Assemblée actuelle ; les Membres de celle-ci se partagerons-ils entre les deux Assemblées, dans l’une pour exécuter les résolutions auxquelles ils ont contribué, dans l’autre, pour les juger et les réformer ? Partout il se présente des obstacles, partout l’esprit de parti semble naître de chacune de ces dispositions.

IX.

On a proposé de faire ratifier la Constitution par les Provinces. Cette opinion ne peut être fondée sur l’idée que chaque Province forme un corps de Citoyens qui a des droits à part. Car elle ne serait vraie que de quelques Provinces qui ont toujours eu une administration particulière. Les autres ne forment point encore de véritables associations, consacrées par l’habitude et par des lois communes.

D’ailleurs ces provinces ne demanderaient pas seulement à ne se soumettre qu’à la pluralité des provinces, mais elles prétendraient au droit d’accepter ou de refuser pour elles seules ; ce qui devient une question d’un genre différent.

On peut prétendre seulement que le vœu de l’Assemblée actuelle sur la constitution doit être ratifié par les commettants immédiats des députés, c’est-à-dire, par les assemblées qui les ont élus. Il se présente encore ici de grandes difficultés, fera-t-on vérifier par ordres séparés, une Constitution qui détruira cette distinction aussi impolitique qu’injuste ? Faudra-t-il le vœu unanime des trois Ordres, pour former celui d’un baillage, ou le vœu de deux Ordres seulement ? Comptera-t-on les voix des baillages, ou celles des Assemblées ? De quelque manière qu’on décide ces questions, n’est-il pas évident qu’un vœu ainsi recueilli ne sera pas un vœu vraiment national, et qu’il n’y aura aucune égalité de droits entre les citoyens. Réunira-t-on les ordres ; mais où est l’égalité entre des Nobles et des Ecclésiastiques personnellement appelés, et des députés des communes, ou de certains corps Ecclésiastiques ? Les députés de la pluralité des citoyens ne seront-ils pas en moindre nombre dans plusieurs Assemblées ? Aura-t-on recours à des conventions provinciales formées exprès ? J’ai déjà observé, que quant au droit la sanction de ces conventions n’ajouterait rien à celle dune Assemblée Nationale, autorisée à faire la constitution, parce que si les Citoyens ont le droit d’accorder à une convention provinciale l’autorité de ratifier une Constitution, ils ont celui d’en charger une Assemblée Nationale.

Sans doute, si la possibilité en était réelle, il serait juste que toutes les Lois fussent ratifiées dans toutes les divisions d’un État, même jusqu’à celles où la généralité des Citoyens peut se réunir, et ce serait de plus, une institution très utile, peut-être même nécessaire pour assurer le maintien des droits des hommes dans toute leur intégrité.

J’ai esquissé dans un autre ouvrage (Voyez les Lettres d’un Bourgeois de New-haven. Recherches historiques et politiques, sur les États-Unis d’Amérique, tome Ier.) le plan des moyens par lesquels on pourrait faire concourir immédiatement tous les Citoyens à la confection des Lois. Mais ce qui sera un jour praticable, ce qui dans vingt ans pourra commencer à s’établir, lorsqu’il sera question de soumettre à un nouvel examen la Constitution qui va se former, serait-il sage aujourd’hui ? Si on exige une grande pluralité des provinces, dans quel temps peut-on se flatter d’obtenir cette pluralité ? Si on se contente de la pluralité simple, quelle autorité aura une Constitution nouvelle, que presque la moitié des pays qui doivent s’y soumettre auront rejetée ? Oublie-t-on que pour consulter les Provinces sous cette forme, il faut supposer d’abord qu’elles aient accepté la nouvelle Constitution qui leur sera donnée, qu’elles aient formé ces Assemblées nouvelles ? N’est-il pas évident que sans nuire au droit, la ratification d’une convention où toutes les Provinces enverraient des Députés, serait dans ce moment préférable à cette ratification partielle ? N’est-il pas probable pour l’adoption d’une constitution nouvelle qu’elle exprimerait encore mieux le vœu national qu’il ne le serait par la seule pluralité des Assemblées de la pluralité des Provinces. Or, nous en avons déjà montré les inconvénients, même de cette convention nouvelle. Elle serait sans doute le moyen le plus praticable d’obtenir une ratification, si on le jugeait nécessaire ; nous croyons avoir prouvé qu’elle ne l’est pas. Je n’ajouterai qu’un mot : l’adoption provisoire de la Constitution donnée par l’Assemblée Nationale actuelle, est indispensable, parce qu’une Nation ne peut subsister sans Constitution. Jusqu’où cette adoption provisoire doit-elle s’étendre ? Au moins jusqu’au temps où elle aura été, ou confirmée ou remplacée par une autre Constitution. Au lieu de cette durée indéfinie où des troubles sans cette renaissance arrêteraient à chaque pas la marche de l’Assemblée législative, je propose seulement de porter la durée de la nouvelle constitution jusqu’au terme, où dans le droit elle cesserait d’être légitime. Ce terme est de 18 ou 20 ans ; et en parcourant toutes les branches de la législation et de l’administration, en considérant tout ce qu’il faut créer, tout ce que l’établissement de la Constitution actuelle entraînera de changements, en observant combien il est nécessaire d’établir entre les Citoyens de nouveaux liens de substituer des principes d’union aux principes de subordination que servaient à maintenir la paix aussi nécessaire au bien-être des Citoyens que liberté, et qui est aussi un de leurs droits, je ne trouve point cet espace trop long, et je craindrais plutôt qu’une réforme plus prompte, loin de conduire à une Constitution meilleure, ne nous conduisît à une Constitution plus vicieuse.

X.

Enfin, simple Citoyen, n’ayant reçu aucun pouvoir, et obligé de me soumettre aux lois qui seront établies, je m’interroge moi-même, et je me demande quels sont ici mes intérêts ? N’est-ce point n’être pas soumis à une Constitution qui viole quelqu’un de mes droits, et non de n’être pas soumis à une Constitution dont quelques articles blessent mes opinions.

De quelque manière qu’elle fût faite, il est vraisemblable qu’il y en aurait beaucoup que je n’approuverais point. Mais est-ce la pluralité de ceux qui peuvent avoir une opinion, ou la pluralité de ceux à qui les Citoyens ont accordé leur confiance qui doit ici l’emporter ? Suis-je bien sûr, moi qui n’ai point obtenu cette confiance, de juger le travail des Représentants avec une entière impartialité ? Ne serais-je point entraîné vers de fausses idées de perfection par la vanité de paraître plus digne de l’honneur qui m’a été refusé ? Est-il bien certain que de légères imperfections dans la Constitution fassent dans les vingt ans pendant lesquels elle peut légitimement subsister, sans pouvoir être réformée, plus de mal qu’il n’en résulterait d’un retard peut-être de plusieurs années, pendant lequel la France serait sans Constitution, ou n’aurait qu’une Constitution incertaine ? Si mes droits, si ceux de mes concitoyens sont blessés, sans doute je dois les réclamer avec force ; je ne dois pas craindre de retarder l’établissement d’une Constitution injuste, puisque je dois, au contraire, désirer qu’elle ne s’établisse jamais. Mais si mes droits sont respectés, quel autre intérêt peut balancer celui de la paix, celui de voir bientôt le règne des lois.

XI.

Qu’ai-je à demander ? Deux choses seulement ; 1°. que la déclaration des droits renferme la fixation de l’époque où les lois constitutionnelles pourront être réformées par un pouvoir distinct du pouvoir législatif ; que cette Déclaration soit publiée avant la Constitution, et que tous les Citoyens soient appelés à dire, non qu’elle est bien ou mal rédigée, mais qu’elle ne renferme point de principes contraires aux véritables droits des hommes, mais qu’elle n’en a omis aucun. Or tous les citoyens peuvent prononcer sur ces deux objets.

2°. Que la Constitution soit présentée aux Citoyens, non pour dire qu’elle est bien ou mal combinée, mais pour dire ou qu’elle ne renferme rien de contradictoire à la déclaration de nos droits, ou que tel article y est contraire, et tous les Citoyens peuvent encore répondre à ces questions.

Alors ceux qui ont formé la déclaration des droits, ceux qui ont rédigé la Constitution réformeraient l’une et l’autre, d’après les diverses réclamations qui pourraient s’élever, et les proposeraient de nouveau. Il est facile ici non seulement de connaître, mais de prévenir le vœu commun. Il ne s’agit point d’opinions plus ou moins arbitraires, de discussions politiques, peut-être de querelles d’amour propre ; il ne s’agit que des droits de tous, que tous se font un devoir de respecter, dont tous les Citoyens sont intéressés à empêcher, à réparer les violations.

Les articles de la Constitution qui peuvent attaquer les droits, sont en petits nombre, et sont nécessairement les plus simples.

Que dans l’admission au droit de cité et dans la jouissance de ce droit, l’égalité soit scrupuleusement respectée.

Que la même égalité subsiste dans l’Assemblée Nationale ; que les diverses Provinces soient proportionnellement représentées d’après un principe conforme à l’égalité naturelle ; que le pouvoir judiciaire soit indépendant de toute autorité, mais soumis à la loi ; que le Gouvernement, également soumis à la loi, ne puisse ni faire des lois, ni en dispenser, ni exercer une autorité arbitraire. Alors les droits sont en sûreté, et les lois constitutionnelles peuvent être plus ou moins bonnes, mais ne peuvent plus être injustes.

Je ne propose point aux Citoyens de se soumettre pour toujours à une Constitution peut-être tyrannique, je leur propose de se soumettre pour un temps à une Constitution, qu’eux-mêmes auront reconnue ne rien renfermer de contraire à leurs droits.

XII.

L’ordre social n’aura vraiment atteint le degré de perfection auquel on doit tendre sans cesse, qu’à l’époque où aucun article des lois ne sera obligatoire, qu’après avoir été soumis immédiatement à l’examen de tout individu, Membre de l’État, jouissant de sa raison, et n’étant ni appelé en jugement pour un crime, ni privé de ses droits par une condamnation légale, et que chacun des Citoyens ayant prononcé que cet article renferme ou ne renferme pas une atteinte à ses droits, la pluralité aura décidé en faveur de l’article proposé suivant une forme réglée par une loi antérieure. Alors plus les hommes s’éclaireront, plus l’exercice de ce droit individuel s’étendra, car si toutes les lois ne sont pas de simples conséquences des droits de l’homme bien entendus, si quelques unes de leurs dispositions sont dictées par des règles de prudence ou d’intérêt commun, toujours un peu arbitraires, c’est que les hommes ne sont pas encore éclairés. De même qu’attribuer au hasard un événement, c’est seulement avouer qu’on ignore les causes qui le déterminent ; se décider arbitrairement dans les lois d’après des motifs vagues de convenance, c’est avouer qu’on ignore ce que la justice exige rigoureusement ou ce que la raison prononce avec précision. En bornant ainsi le droit individuel des Citoyens à prononcer seulement sur ce qui est ou n’est pas contraire à leurs droits, on leur en conserve donc la portion relative à l’établissement et au maintien de l’ordre social précisément dans tout l’étendue où leur lumières leur permettent de l’exercer réellement.

Je propose pour cette fois de borner ce droit individuel aux seuls articles relatifs à la Constitution, mais c’est dans l’espérance que les progrès de la raison et l’effet que des institutions plus égales et plus justes produiront nécessairement dans les esprits, permettront à une autre époque d’étendre ce même droit à d’autres classes de lois, et successivement de l’étendre à toutes.