Sur la formation des communautés de campagne

Œuvres de Condorcet
Didot (Tome 9p. 431-439).

SUR LA FORMATION
DES COMMUNAUTÉ
DE CAMPAGNE

Deux principes également vrais semblent rendre secondaire la réunion de plusieurs villages en une seule Communauté.

I.

D’abord toute élection doit être confiée à des personnes capables de choisir.

Je ne puis m’accoutumer à l’idée de regarder le Député d’un territoire à une Assemblée Nationale, et même à une Assemblée de Province purement administratrice, comme un simple mandataire à qui les habitants du territoire confient leurs intérêts à leurs risques, périls et fortunes. La voix de ce député influe sur le sort des autres parties de l’État, et quoique cette influence soit réciproque et consentie, ce qui la rend légitime ; cependant elle impose à chaque territoire un véritable devoir de faire un bon choix, et par conséquent de se soumettre à des formes propres à en donner une assurance suffisante.

Or rien ne conduirait plus sûrement à de bons choix que des institutions dont l’effet serait de ne confier la nomination immédiate de ces Députés qu’à des hommes qui puissent juger de la capacité des concurrents.

Cependant il est impossible de se flatter d’en trouver de tels dans chaque village, un grand propriétaire (le Seigneur) un ou deux autres possesseurs de fiefs dans quelques-uns, et le Curé, sont presque les seuls qui aient reçu assez d’éducation pour avoir des lumières suffisantes ; l’état, la fortune, l’éducation, souvent des intérêts pécuniaires les séparent trop de la plupart des Électeurs, et ils sont en trop petit nombre pour qu’il y ait entre eux un véritable choix, et une juste espérance de pouvoir en faire un bon.

Il existe dans presque tous les cantons des cultivateurs assez instruits, mais ils ne sont pas assez communs pour que chaque village puisse en offrir même un seul. Au contraire en réunifiant plusieurs villages pour ne former qu’un seul corps, on aura l’avantage d’avoir plusieurs nobles, plusieurs curés et quelques cultivateurs instruits. Ils pourront être choisis par des Électeurs qui n’auront point de motif d’animosité et de complaisance, et qui entre un plus grand nombre de sujets pourront faire un véritable choix. Enfin on sera d’autant plus à portée d’en faire de bons, qu’ils devient facile de diminuer le nombre des Électeurs. On était obligé d’en donner deux à chaque village, et il serait très raisonnable de n’en donner que deux ou trois à une Communauté de quatre, de cinq villages. Les Assemblées qui nommeraient les Députés à l’Assemblée Nationale pourraient donc être moins nombreux, et seraient plus éclairées.

II.

Autant ce qu’on appelle dans les constitutions, balance, équilibre de pouvoirs, me paraît une idée chimérique, et même dangereuse, autant il me paraît nécessaire d’établir une égalité suffisante entre les diverses divisions d’un État. Cette égalité est surtout nécessaire entre les divisions voisines, parce qu’elles peuvent agir l’une sur l’autre par leur force ; elle l’est plus encore à l’égard des divisions qu’on peut appeler naturelles, c’est-à-dire, qui ne sont pas l’ouvrage des institutions politiques : telle est une ville dont les habitants forment naturellement une Communauté, parce qu’ils ont un même intérêt, et que cet intérêt, du moins en apparence, n’est pas le même que celui d’une province qui formerait en quelque sorte un corps de Nation particulier.

Or 1o , il n’y a aucune égalité réelle entre une ville même assez petite et un village. Tous les agents du pouvoir local résident dans la ville, elle est l’entrepôt du commerce, le séjour de l’industrie, elle renferme des habitants riches qui ont reçu de l’éducation, qui sont accoutumés aux affaires, qui ont du loisir, et qui, moins occupés de leurs besoins le sont plus de leur vanité ou de leur ambition, une partie considérable des Propriétaires des biens de campagne, réside même dans les villes. Il faut donc pour rétablir l’égalité autant qu’il est possible, composer des communautés d’un certain nombre de villages. Je voudrais que les villes depuis 6000 habitants, jusqu’à 20,000 mille environ formassent une unité politique, à laquelle correspondraient des Communautés de campagne au moins de 4000 mille habitants ; les villes plus petites seraient réunies avec quelques villages, mais de manière que le nombre des habitants de ceux-ci équivalût au moins à celui des habitants de la ville. Une ville de 20,000 mille habitants serait, dans cette hypothèse, entourée de cinq ou six Communautés de campagne de 4000 ou 5000 habitants chacune, qui pouvant s’entendre aisément offriraient bientôt un pouvoir égal à celui de la ville.

2o . Une très grande ville ne peut avoir aucune proportion avec ces premières Communautés de campagne, il faudrait donc qu’elle seule formât un arrondissement, un District, auquel répondrait un autre District composé d’un nombre suffisant de petites Villes ou Communautés de campagne.

3o . Enfin les Villes du premier ordre sont presque des Provinces, elles seraient trop puissantes, relativement aux Districts voisins, et il faut ou qu’elles soient attachées à une grande Province, ou qu’elles en forment une à part.

Je proposerais de préférer le premier parti. Si les Districts qui touchent l’enceinte de la Ville réunis entre eux approchaient d’être égaux en population ; et le second, si l’inégalité est encore trop grande.

En ayant égard à ces principes dans les divisions de l’État, aucune de ses parties ne pourra opprimer l’autre ni par son influence dans le temps paisibles, ni par la force dans les moments d’effervescence.

Il serait dangereux que les Villes eussent la prépondérance dans la législation, soit qu’elles la dussent au nombre des Citoyens ou députés par elles à l’Assemblée Nationale, ou choisis parmi leurs habitants, soit que cette prépondérance eût pour cause la crainte des mouvements populaires, plus faciles à y exciter, comme on le voit en Angleterre.

C’est surtout pour les lois relatives au commerce, que cette prépondérance serait à craindre ; en général les Villes sont attachées au régime prohibitif, aux lois de Police, qui sont contraires à la liberté du travail, à celle des achats et des ventes. La plupart des réglements qui s’y exercent, blessent les droits des Citoyens de la même patrie, mais étrangers à la ville. Si l’on désire que peu à peu toutes ces lois abusives soient réformées, il faut donner aux habitants des campagnes le moyen de se faire entendre. On peut craindre aussi la trop grande prépondérance des Villes pour les lois relatives aux finances. Le nombre de leurs habitants propriétaires de bien fonds, et qui en tirent la plus grande partie de leur subsistance, y est dans une très faible proportion relativement au nombre total. Or, ou bien malgré les anciens préjugés, on finira par convenir qu’il n’existe qu’un seul impôt juste, celui qui est levé directement sur les terres proportionnellement à leur produit net, et alors il n’est pas à désirer que ceux qui n’ont aucun intérêt direct à la quotité et à la législation de l’impôt exercent la plus grande influence sur les lois qui en règlent la perception, sur les actes qui en fixent le montant ; ou bien les impôts indirects subsisteront, et alors les Villes et les Campagnes peuvent avoir ou se croire des intérêts opposés. Sans doute, en effet, l’intérêt réel de la pluralité des Citoyens des Villes n’est pas contraire à celui des habitants des Campagnes ; mais il est souvent plus difficile de tromper d’un faux intérêt injuste. Toutes les fois que les hommes peuvent sans obstacle se conduire d’après ce qu’ils croient leur intérêt, la force de l’habitude, et celle de la paresse, leur permettent rarement d’examiner s’il est bien fondé. Ils craignent tout changement, dont l’effet leur paraît incertain, et cette idée se mêlant au préjugé, lui donne un pouvoir qu’il n’aurait pas sans elle. Mais, du moment où pour ne rien changer, il faut discuter ou agir, le préjugé s’affaiblit, parce qu’on vient nécessairement à comparer les avantages de ce qui existe, et la peine qu’il doit en coûter pour le conserver.

Cet établissement en faveur des Campagnes est nécessaire à l’exercice de la liberté de penser et au progrès des lumières. La loi la plus positive en faveur de la liberté de la presse, sera nulle pour toutes les questions où ceux qui soutiendraient certaines opinions seront exposés à quelques désagréments ou exclus de quelques avantages. En Angleterre, où les Villes commerçantes et riches ont du crédit ou de la puissance, rien n’est plus rare que les Écrivain qui osent combattre les préjugés de ces villes ; on en compte à peine un ou deux sur des milliers d’Auteurs politiques. La raison en est simple, il n’existe aucune réunion entre les habitants des Comtés. Ceux qui défendent leurs intérêts, restent donc sans appui. La nécessité d’un grand revenu territorial pour y être élu concentre de plus les élections des Membres du Parlement, c’est-à-dire, des seuls places qui dépendent des Comtés entre un petit nombre de Propriétaires ; en sorte que l’Écrivain qui aurait le plus éloquemment, le plus fortement plaidé la cause des habitants des campagnes, en serait puni par l’exclusion absolue de toute autre place que celle de Professeur tout au plus. Si en France on n’offre pas un moyen de réunion aux Campagnes, nous serons exposés à voir les principes généreux de la liberté de Commerce, du respect pour le libre usage de toute espèce de propriété, n’avoir plus de défenseurs, et une politique étroite et fausse en prendre la place.

Outre ces avantages généraux, la réunion de plusieurs villages en une seule communauté en présente plusieurs de différents genres.

1°. Les arrangements pour le remboursement et pour la conversion des droits féodaux deviendraient plus faciles.

2°. Les accidents, comme la grêle, les incendies, les inondations, etc. affecteraient plus rarement une communauté entière, et on pourrait faire les réunions de villages, de manière à empêcher que les inondations, ou même jusqu’à un certain point, la grêle ne s’étendissent presque jamais sur la totalité du territoire([1]).

3°. Les travaux publics, la répartition, des impôts se feront mieux dans ces communautés qu’on ne pourrait l’espérer dans un seul village, les affaires communes y seront mieux administrées. Il sera beaucoup plus facile d’y établir une bonne police, objet très important, et qu’il serait presque impossible de remplir dans des villages séparés.

4°. Les procès et les querelles entre les villages deviendront beaucoup plus rares, et leurs intérêts seront mieux défendus, leur conduite plus modérée dans ceux qu’ils peuvent avoir avec les Seigneurs et avec les Curés.

5°. Cette réunion leur donnera plus de force contre les grands Propriétaires qui sont Seigneurs de plusieurs Paroisses.

6°. On pourrait établir pour chaque communauté, une petite justice municipale, qui n’aurait pas les inconvénients des justices seigneuriales, ni ceux qui résulteraient de la suppression absolue des Justices locales.

7°. Il se formerait dans les campagnes un esprit public, qui ne peut guère exister dans les villages isolés où il est resserré dans des bornes trop étroites, et leur habitants deviendraient vraiment des Citoyens.

8°. Une communauté de campagne serait divisée en plusieurs villages, comme une ville en plusieurs quartiers. La municipalité particulière de chaque village subsisterait toujours, ainsi chacun d’eux profiterait des avantages de l’association sans rien perdre de ses avantages particuliers.

  1. Dans presque tous les Pays les orages suivent une marche régulière, se dirigent suivant le cours des rivières, et dans le sens des grandes vallée. Ainsi cinq villages, par exemple, située sur le bord d’une rivière, dont le cours n’est pas très sinueux, seront plus souvent dévastés par un même orage que cinq autres villages du même canton distribués dans plusieurs vallées.