Émile-Paul frères (p. 255-258).


Sanglots sur la route


O vos, qui transitis


Le couchant rougoie. La blessure du ciel coule. La plaie a le feu de la fièvre. Le sang de l’occident inonde l’horizon de sa pourpre douloureuse. La route est noire. Je suis seul, dans une forêt d’arbres morts. La dernière lueur du jour me regarde avec méchanceté à travers les branches. Je suis loin de tout ; ma tête brûle et je tremble de froid.

— Ô vous, qui passez sur le chemin, à l’orée du bois où je souffre, pourquoi détournez-vous les yeux ? — Et pourtant, je sais que vous venez vers moi, vous qui paraissez tristes de me voir.

— Nous savons la cause de vos larmes.

— Ne la dites pas, si vous avez pitié de moi. Parfois, je rêve que je l’oublie, et que la main d’une bonté divine tarira les larmes dans mes yeux, soit qu’elle les rouvre sur la vie, ou qu’elle les ferme, je ne sais.

— En vérité, Il est mort. Il est mort, Celui qui vous était si cher.

— Touche-moi, enfant. Plus fort, — frappe. Est-ce que je suis vivant ? Répète les mots que tu viens de dire.

— En vérité, Il est mort.

— J’entends ce glas. Ainsi, c’est moi qui devais vivre, pour pleurer chaque jour, chaque soir le cœur de mon cœur. C’est pour nous, ô mon amour, qu’à jamais cette cloche sonne. Vous qui passez, pourquoi me regardez-vous en faisant des signes ?

— Nous avons pitié de vous, et nous avons mal de notre pitié. Vos larmes nous font reproche et nous font honte ; car nous n’y mêlons pas les nôtres.

— Je pleure parce que je suis, et qu’Il ne peut plus être ; et qu’il n’est pas possible, hommes, s’Il ne l’est plus, que je le sois. Il valait mieux que moi. Et je pleure, peut-être aussi, parce que vous êtes.

— Adieu ; nous le sentons. La vie est un outrage à la mort. Ô vous, qui souffrez, pardonnez-nous de vivre. Nous subissons notre destin, comme vous le vôtre ; mais il nous est plus facile.

— Jadis, j’ai cru être de ceux qui dominent leur sort. Mais on ne maîtrise que sa pauvre joie. Nul ne domine la mort. La suprême douleur est plus forte que les plus forts. Ô vous, qui passez sur le chemin et que j’attriste, dites s’il est une douleur semblable à la mienne ?