Émile-Paul frères (p. 245-254).


Pascal le grand nihiliste


Ils croient me faire rougir de chercher la Rédemption. Je suis passionnément en quête du salut. Si je rougis, ce n’est pas de le quêter, c’est que jamais je ne le trouve. Loin d’en avoir honte, le salut, si je savais où il est, j’en paierais la découverte de tout votre univers, de tout mon néant. Et votre univers ne vaut pas mon néant, peut-être. Que n’ai-je un Sauveur ? alors, je pourrais vivre. Il vous est plus facile qu’à moi de vous en passer. Vous n’avez sans doute pas tant à perdre.

Ils ne me feront donc pas honte de ce que je suis. Je les envie de ne pas l’être ; mais ils en seront là, quelque jour, et dans leurs petits-fils, sinon dès eux-mêmes. J’envie, oui, leur contentement et cette paix abjecte ; mais je l’envie encore plus aux pierres, si tant est qu’il n’y ait point de vie en elles ; et s’il y en a quelqu’une, j’envie l’état de ce qui dort absolument, n’espère pas ni ne désespère. Je ne puis même pas rougir d’être comme je suis ; pourtant, je le paie assez cher.

Heureux ils sont, de se croire hommes, sur la foi des livres. Oxygène plus hydrogène, voilà ce qui les contente ; voilà qui leur nourrit le cœur. Il ne leur faut que trois lettres, O + HO. Et, la plupart, leur nom, cité dans les journaux, les console. Pièces de toute sorte, on les joue sur toute sorte de théâtres ; ils font recette ; ils sont hommes de gain et de perte ; c’est à quoi cède toute douleur. Ils se passent de Dieu, sinon pour faire le dénouement. Une société d’auteurs et de comédiens, quel paradis pour des comédiens et des auteurs. Je n’en puis être. Je les remets pourtant eux-mêmes à la mort de ce qu’ils aiment, si toutefois ils savent ce que c’est que mort et ce que c’est qu’amour : O plus HO, ici, triomphe ; et ce n’est pourtant pas assez de trois lettres. Mais quoi ? Ceux qui aiment, en vérité, sont rares, et rares ceux qui souffrent. Et rares ceux qui pensent. Que de savants automates ! Rares enfin les hommes. A plus B ne fait pas l’homme, mais une infime partie de l’homme. L’homme est l’animal qui connaît la mort ; et qui médite la mort dans la douleur.

Pascal, lui du moins, ne cherche pas à m’abuser. Qui perd la vie, il ne le console pas en lui montrant la vie universelle ; et il ne propose pas la joie des fleurs, qui naissent de la terre fraîchement remuée, à qui pleure son amour sur une tombe.

Ce grand nihiliste de Pascal, si puissant à nier… Il a vu le néant de la farce tragique, de la scène où elle se joue, de la salle qui est le temps, et de toute l’assemblée qui est l’histoire et la société des hommes. Il a suivi jusqu’au bout le néant de la pièce bouffonne et la conclusion sanglante. De cette vue, il a laissé tomber sur le public, sur les acteurs et toute la comédie, un regard lourd de toute la misère humaine. Il a trop grand cœur : de là qu’il ne doute pas, il nie. Nier n’est pas douter. Avec plus d’esprit, on ne va pas si loin. Jamais grand cœur ne fut sceptique. Le doute n’est qu’un moyen. Douter n’est pas jouer, mais se jouer. Ce n’est pas un état où se tenir. Il faut croire ; ou nier et souffrir.

Le dénouement est sanglant ; mais quand il mord la terre, ce grand nihiliste y trouve enfin sa nourriture. Il n’est pas de vos sages, pour qui c’est un suprême contentement d’en donner une aux vers. Je ferais mon paradis de l’enfer, où Pascal précipite le monde dans son néant. Car cet enfer, il n’y fait qu’antichambre : sur le théâtre, il s’est réservé l’autre côté de la toile ; le rideau baissé sur la pièce misérable et les ridicules héros de la tragédie, le texte sacré commence. Le néant du monde, s’il est garant d’une vie éternelle, quelle sphère de plénitude. Perdez-moi sur l’heure, dispersez-moi en poussière de nullité, pourvu que mon cœur, à jamais, ensuite se retrouve. Où un monde infini lui est promis en échange, Pascal peut faire abandon de celui-ci, où tant de douleur porte une illusion de joie, comme une fleur de ne m’oubliez-pas dans la main du géant Atlas.


Pascal se confie même au néant : il a l’infini du cœur et la vie éternelle en récompense ; il les attend de Dieu même, enfin. Non pas d’un dieu qui n’est que dans les mots, sans forme et sans action ; non pas d’une idole verbale : mais d’une personne, d’une volonté vivante comme sa création. J’ai eu un père et un enfant que je n’ai plus. Je saurais me remettre de moi-même à un père qui peut tout, qui donne la vie comme il la prend, et, comme il l’a reprise, peut la rendre. Mais mon père est mort ; mon enfant est mort, et pour lui, je n’ai rien pu faire. Et que suis-je, déjà, moi-même ? J’appelle rédemption, la vie de mon amour. La science règne, mais sur la mort. Hélas ! je connais ce pouvoir absolu, et je n’espère plus m’y soustraire. Je suis le sujet de choix, que cette reine tue, après l’avoir initié à ses mystères. Pascal, lui, s’est assuré le salut.

En possession d’une réalité si pleine et si parfaite, ce grand nihiliste essaie le diamant de sa négation sur ces formes de verre, la vie, la mathématique, les vanités de l’homme, la gloire, la raison et toute la pièce du monde. Il peut même faire fi de la révolte ; et ainsi fait-il de la mort. Son bon père selon la chair, cet homme digne de faire un grand homme, il peut le perdre et n’en point verser de larmes. La mort n’est qu’un temps ; la prière l’abrège ; l’épreuve en est salutaire. Enfin, la vraie vie est au bout. Je sais, quand Pascal fait son ménage et couche un pauvre dans son lit, qu’il prend leçon du néant. Ô dieu, que n’en ai-je besoin comme lui ? — S’abêtir, pour être ; et non pour être une bête, mais pour cesser en soi, et naître à la vie. J’en suis jaloux : il n’est presque plus ; et dès lors, il n’est pas rebelle. Qui nie tout, est bien près de tout accepter. La philosophie ne vaut pas un quart d’heure de peine, — je dis la révolte. Ce sont de minces rebelles, qui font tant de bruit dans la cité : Reste l’univers à détruire. L’ordre du monde ne vaut pas la peine qu’on le change. À quoi bon ? Il faudrait qu’il y eût là une apparence de solidité, quelque raison, un semblant d’être. Théoriser là dessus, ô comble de niaiserie. Pascal, qui ne croit à rien d’humain, réserve les problèmes de géométrie pour les jours où il a mal aux dents. Et il ne se moque pas si bassement de croire aux grandeurs d’opinion, quelles qu’elles soient, — pas même au style. Le grand nihiliste nie tout, quant au fond ; et se contente de douter, quant aux formes. Qu’importe le masque changeant de la politique, des mœurs, des lois, toutes les singeries de la coutume ? Ce sont jeux d’atomes. Les masques sont divers, posés sur le même visage ; la folie des hommes se peint sur un égal néant, comme les nuages du ciel se mirent dans les eaux infiniment transparentes du même vide.


Que l’ordre humain s’en tire comme il pourra : les billes s’arrangent toujours dans le sac, de quelque manière ; et les grains de sable dans le tas. Ils prennent même une figure fatale, que l’on calcule. Quelle, — la curiosité seule s’en inquiète. Il est de plus pressantes affaires, selon Pascal. Il lui faut un Dieu à qui parler, — un dieu entre les dieux, que l’on connaisse dans son mystère même, et que l’on nomme. Voilà donc ce grand nihiliste en possession d’une vérité, qui les contient toutes, et les certifie ou les annihile. Que serait-ce de lui, moins cette vérité ? — Le néant total et la mort, où je suis. Où vous serez.