Émile-Paul frères (p. 259-266).


L’acte de foi
jusque dans le doute



Soumission à ses désirs.


Il dort.

Mon Bien Aimé dort dans un sommeil ineffable. Il ne reste qu’un espoir à ma douleur ; elle n’a qu’une consolation : c’est qu’il dorme dans un repos adorable, comme celui du soir sur la mer délicieuse.

Il dort ; et je reste à veiller dans la divine horreur de la vie. Il repose ; et malgré moi j’envie pour lui mes insomnies, mes désespoirs et mes veilles. L’immense joie de l’amour, je la paie d’une immense douleur : dans ma cruauté, j’envie pour lui la joie, et la douleur. Malgré les vents contraires, contre les marées de la mauvaise fortune et les librations fatales de l'anéantissement, le bonheur de vivre avait gardé en lui son innocence.

Je suis dans les ténèbres. Je descends dans les profondeurs du noir tourbillon.

Il dort ; et pourtant je l’appelle. Il me parle dans ma blessure. Mes larmes me sont chères, parce qu’il me visite dans mes larmes. Dès qu’il n’est plus là, je le revois dans sa misère. Et je le rappelle : — Reviens, mon Bien Aimé. Ton sommeil m’épouvante. Même s’il est doux, ton sommeil me fait mal. Reviens. Ne me quitte pas. Assiste moi, pour que je t’assiste.

Ha, si je pouvais t’entrevoir, entendre un seul instant ta voix, te bénir et tenir ta main dans la mienne ? Où es-tu, ma chère pitié, dans quel abîme, pour ne pas me répondre dans ces abîmes du chagrin ?


— Je suis là, pauvre frère. Écoute docilement, cher dépossédé, et obéis. Il faut te soumettre.

— Toi ? Toi ? Ha…

— Ne pleure pas ainsi.

— Mais toi aussi tu pleures.

— De tristesse, sur ta douleur. Soumets-toi.

— Je ne puis au destin. Mais à la douleur, je me donne.

— Soumets-toi à la vie, pauvre frère. Il faut vouloir.

— Ah, pourquoi le faut-il ?…

— Il le faut, parce que tu vis.

— Je ne puis être consolé.

— C’est cela. Tu ne dois pas l’être, mon bien aimé. Ne te console donc point. Vis pour moi ; vis, pour que je vive.

— Pourquoi l’exiges-tu, chère victime ?

— Parce que tu m’aimes à ce point que tu préfères la douleur de vivre à la douleur de me perdre, en te perdant toi-même. Et, aussi, parce que je t’ai tant aimé. Tu dois vivre, pour ne rien faire contre toi. Pense à moi, comme si j’y étais. Tu dois vivre, pour surmonter la vie, pauvre frère, et te vaincre.

— À quelle douleur tu me condamnes…

— C’est le mal où ton amour m’eût condamné. Souffre donc, tu me conquerras, peut-être : au prix de ta chair, au prix de tout ton sang. Je les attends de toi, qui sait ?

— Ce ne serait rien, frère chéri, si seulement je te rendais le souffle.

— Ne compte pas avec l’amour. Paie de tout ton cœur. Tu te dois à la vie, puisque tu te dois à moi, mon bien aimé.

— Pourquoi, pourquoi me demander cette halte encore sur la route déserte ? Va, pour moi aussi, bientôt, c’est l’anéantissement. Absous-moi de te survivre. Tu veux que je demeure, pour souffrir tous les tourments de la soif, de l’inanition, des blessures à travers le cœur, et de l’amour calomnié ?

— Je le veux, frère chéri. J’attends de toi le printemps de mon âme, et la moisson. Lève-toi. Va. Sois fort. Sois-moi fidèle. Je suis à tes côtés. J’attends l’heure de ta suave création.

— Je n’y crois plus.

— C’est cela, c’est cela ; livre-toi à la vie, sans y croire. Elle est pleine de moi, tant que tu y es. Que seras-tu, dis-moi, qu’être enfin, si l’on n’est héroïque ? Il faut être grand : c’est la loi. Je dors dans la terre marâtre ; et dans ton cœur fraternel je veille.

— Que me demandes-tu ? Ha, fais-moi grâce.

— Pauvre frère, soumets-toi.

— Ô ma chère pitié, soumission à tes désirs. Soumission éternelle à la douleur, mon Bien Aimé.




Novembre 1903 — 4 Janvier 1904.