Émile-Paul frères (p. 142-149).


Rêve et nature


Même Brumaire a de ces belles journées. Voici le dimanche blond où la terre paisible a la couleur d’un vitrail ; où l’année, entrée dans une église, prie agenouillée et s’endort, en murmurant : « Nunc dimittis. » Lasse et douce, elle se laisse aller en souriant ; elle implore la grâce du dernier coup, parce qu’elle l’attend dans l’église supérieure, où le sommeil n’est séparé du réveil que par un degré de nuit. Sûre de son salut, la nature, moins qu’elle ne souffre, se repose et s’émonde au purgatoire de l’hiver. Elle se tait et sourit profondément. Elle reçoit du soleil, son maître, un or décoloré, et froid, qui ne l’enrichit pas, mais qui la pare d’orfroi ancien et lui promet une auréole. Toutes les feuilles, oiseaux d’or, tiennent encore aux branches. Quelques promeneurs troublent la campagne silencieuse, eux-mêmes étonnés du tumulte qu’ils apportent et gagnés par le silence. Ma chair aussi s’en laisse pénétrer ; oublieuse, elle prend sa part de l’oraison tranquille, où la nature se recueille. Mes yeux brûlants se reposent sur la lumière douce ; la vie a le balancement d’une barque, sur un lac de vermeil qui se dédore. Je regarde les feuilles, oiseaux morts, et le ciel, la page de vélin vert, et le vitrail blond de la terre. Je suis entré, moi aussi, dans le Sagittaire… Mais soudain, une de ses flèches me troue de part en part ; l’archer terrible, qui lance le souvenir, m’a percé le cœur.


Vingt jours, et Celui que le soleil emporte, mais ne réchauffera plus, voyait encore le ciel. Il eût goûté la douceur de la lumière, comme moi. Je ne suis pas même au bout du troisième septénaire, et la fièvre de ma mort n’a pas donné un seul frisson à notre mère, la nature. L’idée de sa vie aveugle est révoltante : pourquoi la continue-t-elle ? Pour qui ? Aux dépens de la vie merveilleuse que l’on pleure, que va-t-elle nourrir, cette mère sans âme ? Que n’ose-t-elle pas, dans la paix de son aveuglement ?

Il n’est pas deux feuilles identiques, ni deux pierres, ni deux atomes, si l’on veut. L’ordre divers, où sont disposés les éléments semblables, les diversifie. Mais pour nous, qui ne sommes pas qu’un cristal, un atome en vaut un autre. Toute la variété, pour nous, c’est le cœur qui la fait ; le seul abîme, nous le trouvons entre un cœur et un autre. Ce parfum de l’harmonie vivante, que nous appelons l’âme, voilà ce que le monde des atomes confond dans le tourbillon des ténèbres communes, et ce qui fait pourtant le prix d’un être pour nous.

Je déteste, comme le monstre où je suis destiné et qui m’a pris tout ce que j’aime, ce gouffre de boue, le tourbillon des ténèbres. Je voudrais, du moins, que le néant succédât d’un seul coup au rêve. Pour nous et pour tout ce que nous aimons, notre mère sans pitié n’a pas aboli la torture. Aspirés d’un trait par le centre tournoyant de l’ombre, que ne sommes-nous pas anéantis en un instant ? — La nature se repaît de nous. La mort est son appétit. Infinie, elle s’étend sur notre misère sans défense. Vous me faites haïr la parure de la terre. Ha, de quoi cette beauté est faite… Que l’on me cache le rire des feuilles et le parfum des fleurs ; il fait peur. Se peut-il que des hommes se réjouissent de donner le cœur de leur cœur pour engraisser le fumier éternel, les entrailles de cette mère ? Que veulent-ils dire enfin ? Quel vent de néant font-ils sur ma face, avec leurs paroles ? — Quoi de commun entre la plus belle rose et une vie détruite ? La plus suave reine d’Ispahan, qu’elle fleurisse ici et qu’elle meure sur sa tige, qui meurt avec elle de la même mort ? Ou, dans les jardins d’Ispahan, qui me rendra un instant, au prix de toutes les roses, un seul instant du cœur que je n’ai plus, qui avait fleuri ici, et que je viens d’y voir détruire ?


Le triomphe de la nature est celui d’une force sans nom. Triomphe de la cécité et du gouffre, plus brutal que la bestialité. Il n’est fait que de deuils en nombre infini. J’y regarde de plus près : dans cette masse de misères, je discerne un infini sans voix pour se plaindre, mais dont le système vibre d’un infini tressaillement. C’est l’absurdité du monde qui a mis sur le front de la nature ce masque de paix stupide. La vie n’est pas si sereine ; un éternel mouvement l’agite ; et pour rien, elle aussi. La nature rêve la vie, je vous le dis, la misérable aveugle. Une inquiétude est en elle, un élan sans limites, et peut-être sans dessein. Les pierres envient l’obscur allaitement des profondes racines et leur bouches velues qui tettent la terre ; la tige envie le bruissement des feuilles et leurs jours plus légers. Les grands arbres immobiles se résignent, sages au front toujours levé pourtant ; ils envient la folie des bêtes qui courent sous le couvert, et les nuées, les vastes troupeaux des chimères, en route pour les batailles de la pluie. Et les feuilles envient le vol des oiseaux. Ainsi, tous rêvent. Et nous, malheureux, qui avons toutes les envies, qu’envions-nous ? — L’amour, qui rassemble toute la vie en un don de soi-même, que l’on fait pour le recevoir, et qu’on reçoit à genoux pour le faire. Et dans l’amour, c’est la vie qui nous fuit de toutes parts : le don qui devrait être éternel, la mort nous le vole ; elle le dérobe à nos mains qui en sont pleines, et les remplit en retour des cendres de notre rêve. Qu’envier alors, dans ce fonds de tourments ? — L’unique joie, qui n’est pas même concevable : le bonheur de ne pas être né. La nature ne me console pas du rêve ; elle me l’explique ; je la vois qui cherche à faire le rêve que je fais. Mais elle dort, elle ; et moi, mon rêve est éveillé.