Émile-Paul frères (p. 150-160).


La Bonté


La divine bonté, je l’ai connue en Lui. Je l’appelle divine, parce qu’elle est le paradis de l’homme, et qu’elle fait toute la quiétude humaine. L’oubli de soi, — dans le profond amour d’un autre : c’est la plus pure démarche du cœur. Une telle bonté est toute action ; elle comprend et elle agit ; elle sait et elle pardonne. Près d’une générosité si sûre et si forte, l’amour n’est que pauvreté ; ses convulsions effraient, et ses spasmes blessent.

Qu’il ne se vante pas d’être bon, celui qui peut s’en vanter. Et ne s’en vante pas, non plus, celui qui ne fait pas passer le bonheur de donner avant tous les autres. Jean, mon frère, mettait à donner la joie et la candeur que les autres mettent à recevoir ce qu’on leur donne. Il ne se dépouillait même pas : il savait se dépouiller. Il s’ingéniait à ses dons, comme un poète à ses œuvres. Si pauvre qu’il fût, on l’a cru toujours bien riche. Il portait des trésors, en effet. La profonde humanité était en lui, qui ne souffre pas d’insultes. Injure à tout, mais non à la bonté humaine. Il savait s’armer et vaincre pour elle. Il a donc su être sévère ; et sa douceur, il la menait parfois faire une cure de dureté ; mais jamais il n’a été si loin, que la source du pardon ne fût proche.

Combien j’en sais qui se croient bons : ils n’ont volontiers que leur bonté à la bouche ; le malheur est qu’elle n’agit jamais. Elle ne va pas jusqu’à prêter un livre : je ne dis pas à s’en priver. La bonté abstraite ou d’opinion est assez commune : beaucoup de grands cœurs en chambre ; mais ils préfèrent leur bibliothèque à leurs amis. On ne nie point la bonté, plus que le soleil. Elle ne se reconnaît pas dans ceux qui s’en parent aux lumières. Quiconque y regarde d’un peu près, sait bien que la grandeur du cœur et la bonté sont l’une à l’autre l’effet et la cause. C’est une loi : sans largeur, sans la pleine ouverture de l’âme, sans le don de soi, et le don des deux mains, il n’est pas de grande bonté. En vérité, la bonté c’est le génie qui crée ; car le génie, c’est le cœur.

La divine bonté est le pain quotidien de ceux qui souffrent ; et ceux-là sont tous ceux qui vivent, si d’abord ils vivent par le cœur. Divine encore, cette bonté humaine, en ce qu’elle parle du Père qu’ils n'ont plus à ceux qu’elle visite et qu’elle console : souvent, ils avaient fini d’espérer.

Sans la bonté, l’amour n’est qu’une guerre. La bonté pacifie toutes les douleurs et toutes les défaites, une seule exceptée : celle où la bonté cause le seul mal qu’elle pût faire, en étant la victime première : la mort, — la mort.

L’amour des sexes est aussi loin de la bonté, que les lourdes planètes, plus ou moins impures, sont distantes du pur foyer, du feu parfait qui est le soleil.


Sa bonté m’a nourri dans les angoisses brûlantes de la solitude. Elle a rafraîchi mes sécheresses. Je comptais trop pour Lui : je ne compte plus pour moi.

Sa douceur n’eut rien de fade. Tous les humbles lui étaient chers, non à cause de leur humiliation, mais de leur simplesse à l’accepter. Il n’était dur qu’aux impudents. Il voyait des menteurs sans âme dans ceux qui abusent de la force : car d’où l’ont-ils ? Toute cruauté lui inspirait un mépris terrible, et une prompte vengeance. Il avait pour les pauvres bêtes une sorte de respect : « Innocentes comme elles sont, et toujours victimes, ne méritent-elles pas des égards ? » me disait-il, « puisque aussi bien elles sont condamnées. Et enfin la vie, en elles, est si belle, si libre. Regarde jouer un jeune animal : il enseigne la joie et l’harmonie. » Il n’était pas un saint de l’espèce souffrante. Il ne cherchait pas l’occasion de la douleur ; mais le moment venu, il s’armait contre la souffrance d’impassible courage et de bonté patiente.


Ceux qui ne souffrent point de l’injure, n’ont pas de peine à la pardonner. Il ne suffit pas de savoir pourquoi les hommes sont méchants. Quand on connaît les raisons du mal que chacun fait, on l’excuse sans doute, mais avec la même froideur que l’on condamne. Tel esprit glacé a des indulgences plus cruelles que des châtiments. Il faut être sévère avec tant d’ardeur, que l’on finisse par être compatissant. Je l’ai appris, en le voyant agir. Il a laissé une trace ineffaçable dans les plus méchants et les meilleurs. Capable de pardon, comme celui-là seul qui ressent profondément le mal qu’on lui fait : il a eu beaucoup à pardonner.

Il n’était sans pitié que pour les fourbes et les impitoyables. Un soir, il entendait un bel esprit, grand fanfaron d’énergie, se professer soi-même dans un salon et faire l’auteur grave. À la fin, pour montrer combien il savait se mettre au dessus de la faiblesse humaine, ce docteur prit occasion de la mort violente d’un ennemi politique, pour faire le plaisant ; il éclata de rire et parut supérieur à lui même dans l’ironie. Jean Talbot tremblait de colère : « Rien d’humain, faisait-il ; la basse moquerie, le jeu du comédien qui veut qu’on l’admire dans une scène étudiée, fût-ce au chevet de sa mère mourante ; le cœur d’un serf qui veut plaire ; l’insulte au malheur, et toute l’âme descendue pour se donner la gloire d’un bon mot. » Quelque temps après, il prit à part ce méchant homme, plein d’esprit, et le regarda profondément entre les sourcils ; de ce coup d'œil perçant qui avait raison même des brutes, il lui fit baisser les yeux. Puis : « Vous vous moquez, dit-il ; ce serait peu si vous ne vous moquiez de nous. Vous n’êtes pas si fort, puisque vous faites le brave. Vous avez eu un père, peut-être ? comme les autres, Monsieur, et une mère qui a souffert pour vous : ce sont eux que bafoue votre sarcasme. » Nous nous en allions ; et, il me dit, assez haut pour être entendu : « Voilà encore un homme de lettres. Gageons qu’avant dix ans, il nous fera un livre pour nous convier au culte de sa famille, et à l’adoration d’un petit chiot qui aura l’extrême honneur d’être son fils. »


Je vois les yeux de cet homme si ferme, quand un enfant venait à lui, ou quand l'accueil d’une parole gracieuse touchait dans son âme le secret d’une tendresse qu’il ne voulait plus taire. Comment dirai-je la douceur de ce regard ? Elle était fraternelle. Je ne sais point d’autre nom qui convienne à tous les âges d’une amitié parfaite. Car sa prédilection allait à l’amitié, comme il est naturel aux cœurs grands et mâles.


L’amitié héroïque, il était né pour elle. L’intelligence ne distingue pas tant les hommes ni les espèces, que l’aptitude à la bonté.

Quel humble désir puis-je garder, mon frère bien aimé ? — Je voudrais que ton image fût la parure de la mienne. Je voudrais qu’à l’heure funeste où la douleur de la mort lui est révélée, tout homme fît entendre à son cœur blessé la plainte que m’arrache la blessure de te perdre. Dans sa vie, quel homme ne compte pas au moins une de ces heures qui ne finissent jamais ? Instant de la désolation, le dernier souffle arrête les aiguilles.

Ô mon frère, noble héros de la tendresse, grand cœur dont la force soutenait le parti le plus pur, celui de la bonté héroïque, nous sommes trahis ensemble par la seule puissance qui pût avoir raison de nous, en sa lâcheté.


Et maintenant encore, que ne le dois-je pas ? Dans leur crainte et leur pitié pour moi, c’est à ton amitié que mes amis obéissent. Le don qu’ils me font d’eux-mêmes, est encore un legs de ta bonté. En perdant la vie, tu me combles encore ; comme si je pouvais l’être, désormais, dénué de tout que je suis. En toi, ma chère pitié, je ne sens plus que mon impuissance.

— Nous l’éprouvons aussi, me disent-ils.

— Oui, vous pour moi, chers amis ; moi pour lui. Quoi que j’aie fait, là-bas, et quelle force qu’ait eue ma douleur, je ne l’ai pas sauvé, je ne l’ai pas ramené à la vie : ô mes amis, je vous suis, puisqu’il le faut ; mais vous ramenez aussi un mort.