Émile-Paul frères (p. 137-141).


Connaissance de la mort


Sur la terre, je me couche donc contre toi.

Je te parle, et j’écoute si tu ne vas pas me répondre. Ainsi, tu es là, mon doux Frère… Je mords cette terre, pour y croire. Comme toi, elle m’étouffe ; elle m’emplit la bouche sans y arrêter le cri de l’âme qui s’épouvante : « Non ! Je doute ! Je ne puis croire cela. »

J’écoute. Ici, l’horreur se fait pitié et la pitié horreur. Ce que je vois, je ne veux pas le dire. C’est toi, pauvre être, et ce n’est pas toi. L’effroi de ma chair cherche ta chair, et recule de la reconnaître : car elle t’y reconnaît et ne te reconnaît pas. Toute l’ordure de nos corps que j’ai fuie, m’en voici avide : puisque enfin il nous faut finir par là, ô noble créature. Que la chose sans nom me parle, à défaut de celui qui me nommait son frère. Qu’elle réponde à la chose sans nom que je vais être, si je ne la suis. Je lui livrerais ma vie pour la pleurer ainsi entre tes bras, et qu’ils me pressent.

— Je ne te parlerai pas de lui : je n’ose, dit la Chose Sans Nom ; et pourtant… Le dernier mot est à moi. Je suis le blasphème de l’amour ; et je survis à l’amour. Ton bien aimé m’avait en haine et dans le dernier mépris : « Que m’importe ? disait-il ; quand je ne serai plus, qu’on fasse de moi ce qu’on voudra. » Mais quoi qu’on en fît, c’est moi, la chose sans nom, qui ai raison de toute grandeur et de tout mépris. Lui qui aimait tant les corps, qui mettait si haut la beauté, l’élégance, les parfums, l’eau pure, tout ce qui lave et orne la chair, je l’ai dérobé dans son plus bel âge. Je ne l’ai pas laissé au temps, le maître modeleur qui façonne longuement les vieillards à la mort. Je m’acharne, maintenant, à détruire l’harmonie de sa jeunesse, à souiller sa fleur d’homme, à la corrompre dans sa nette intégrité. Voilà ce que je fais de ton bien aimé. Et ce que je suis, il l’est.

— Méchante, tu désespères mon courage ; tu ne lasses pas ma tendresse. Je vais jusqu’à ne pas te haïr, chose sans nom, pour ce que tu as de lui encore.

Que faire de plus ici ? Que ferai-je pour toi, chère victime ? La chose sans nom n’admet pas de délai ; je lui appartiens aussi. Je compte les instants de notre ruine, mon Bien Aimé. Sera-t-elle si parfaite que rien de notre amour ne subsiste ? Alors, qu’il en soit de nous ce qui plaît à l’infini de notre misère. L’excès de la souffrance guérira la souffrance. J’attends cet apaisement. Ta douleur est la mienne, et l’injure qui t’est faite, et le divin reproche que ta douce sévérité faisait au rêve de la vie, dans ton silence, avec tant de dédain. Je me perds dans cette idée. Je renonce à ma vie sur ce tertre. Je renonce même au droit d’être plaint. Ô mon frère, tu n’es plus là : je ne serai pas pleuré comme je te pleure. Que la chose sans nom triomphe, si elle veut : je ne suis plus moi-même.

— Tu le seras pour moi, aussi longtemps que tu puisses être. Tu le seras, côte à côte avec ton bien aimé.

L’homme est une goutte d’eau qui pense, et qui se voit perdre dans la masse fatale de la mer.

La connaissance de la mort, elle se fait dans l’amour. Le monde se connaît dans la mort, par le fait d’un homme qui aime.