Émile-Paul frères (p. 54-62).


Mon frère


Je le peindrai dans tout ce qu’il avait d’humain — et qui parle à tous les hommes. Je laisse d’autres traits. Je veux dire sa vertu pour la vie, sa bonté de tous les jours. Ainsi, il m’a fait vivre.

Je pourrais faire de lui un héros ; mais je veux plutôt que l’on dise : Il en était un, sans avoir eu le temps de l’être. Les jours lui ont manqué : faute de quoi, il ne s’est pas fait connaître, sinon de quelques-uns. On l’a vu en plusieurs rencontres, où il y allait de l’honneur selon les lois du monde ; mais cela est bien au-dessous de lui.

Le plus beau, c’est qu’il avait la simplicité et la force du cœur : on ne les attend presque jamais de ceux qui sont au rang où son intelligence le plaçait, et une volonté inflexible. La noblesse d’âme et la ferveur rayonnaient de ses yeux comme de sa conduite. Quelle loyauté que la sienne : elle passait même avant son désir d’être aimé. On l’aurait chéri pour le seul contraste d’une telle innocence et d’une pensée si robuste : car il était égal à toute étude. Il avait les premiers dons de l’esprit : il considérait toutes choses dans la nature, et dans la nature il cherchait le rapport de toute chose à l’homme. Je ne l’ai pas vu s’appliquer à quelque tâche sans y réussir, et qu’il n’y voulût aussitôt ajouter quelque trait de sa force : il se mettait à l’ouvrage et s’y tenait de niveau. Voilà ce que j’en ose dire ; et ceux qui ont lu ce qu’il avait écrit, en témoin, avant l’âge de trente ans, sur la mer, les marins, la guerre et les pays du Pacifique, lui rendront justice. Il avait un œil admirable pour saisir la ligne et les caractères, une vue toute juste, toute saine, toute politique de la vie. Rien que d’humain en ce beau jeune homme ; ni souci de vanité, ni la moindre présomption de bel esprit. Nul n’était plus proche de l’action, et plus éloigné de la rhétorique ; et pourtant, tous ses goûts « à terre », comme il disait, quand il quittait le bord, étaient ceux d’un artiste : personne ne mettait plus haut que lui un beau livre.

Qu’est-ce encore que tout cela ? Sa vertu d’homme était d’une qualité bien plus rare. Point de pensée plus directe à la vie, que la sienne. Il croyait à la justice, en juste qu’il était. Il savait qu’on fonde le juste et le vrai en s’y donnant. « Il nous faut aimer le juste, et n’y pas croire », disait-il. « La justice finira par naître de nous, à force de la porter en nous. — Vais-je chercher le juste dans la vie ? lui disais-je. — Non, sans doute, me répondait-il ; sinon en nous, il n’y a pas de justice, soit ; mais là, qu’elle est sûre, qu’elle est grande… »

Jamais il ne séparait l’homme, si grand fût-il ou si bas, du genre humain ; il y avait ses foyers. De là, ce goût qui le portait à parcourir le monde, à chercher dans tous les peuples, dans toutes les races, dans la flore des coutumes et des mœurs tout ce qu’elles ont de bon à respirer ; il avait ses préférences, comme le veut la nature ; mais, comme il convient à un homme et à l’ardente curiosité de connaître, il avait, pour tout ce qui est étranger, cette sympathie qui est une vue plus profonde du cœur dans le regard de l’intelligence. Rien n’est plus rare dans un homme si jeune, dont la volonté était toujours tendue, blessée souvent, quelquefois ébranlée jusque dans les profondeurs de la confiance. La trahison même ne le déshumanisait pas : Il la prenait avec une colère douloureuse et un dégoût étonné. Il s’efforçait de la comprendre, comme un savant étudie une maladie inconnue, une espèce hideuse et jusque là non découverte. Rien n’était perdu avec lui, sauf le mal. Il était sensible, comme un enfant bien né, à la moindre marque de tendresse. Si l’on se confiait à lui, il n’aurait pas mis de borne à l’aide qu’il eût donnée. Il n’a jamais haï ; et, comme moi-même, il a beaucoup appris à dédaigner grandement : nous avons eu, pourtant, mille occasions de mépris.

Il avait de l’ambition, comme tout homme digne de vivre ; mais sans en rien attendre, eût-on dit, ni s’en rien promettre : cette ambition semblait de principe. Elle était fonction de sa volonté, ainsi que dans les meilleurs. Voilà ce qu’il avait d’incomparable : une force de vouloir si vive, qui ne dépouillait pourtant jamais le sang pur de ce cœur où elle prenait son origine. Jamais il n’a voulu que ce qui était bon et juste à ses yeux. Dans ce qui le sollicitait le plus, il savait s’effacer au profit du bien qu’il avait résolu de faire : sacrifice joyeux, qu’il n’obtenait pas du tout de lui par une raison morale, ni pour obéir à une théorie, mais par nature, parce qu’il était ainsi fait, que son grand cœur n’était plein que de bonté humaine et de force pour le bien.

Il riait peu ; mais il souriait presque toujours, jusque dans la tristesse. C’est qu’il avait vu beaucoup de mal dans le monde, et qu’il y portait beaucoup de bien. Aussi, que de douceur dans son sourire, et de malice ingénue. Il avait une exquise précision dans les mouvements. Il semblait ne se hâter jamais, même quand il marchait du pas le plus rapide. Cette harmonie de l’énergie produite et du travail à produire frappait surtout en lui. C’est un trait des marins, comme l’alliance de la rêverie intérieure à la volonté toujours prête et au goût d’agir. Hélas, il comptait trop rester le maître de ses allures : cette maîtrise, un jour, l’a trahi.

Loin de n’y pas être sensible, il avait l’horreur de la maladie, et cette impatience des misères charnelles qui est commune aux hommes de la plus grande bravoure. Ils veulent faire le sacrifice de leur vie ; ils ne veulent pas la donner en miettes. De cent héros capables de courir à la mort, il n’en est pas un qui voulût asseoir vingt ans de sa vie au chevet d’une femme malade, ou soigner le cancer d’un fils. Il l’eût peut-être fait ; mais il n’eût jamais consenti qu’on le fît pour lui.

Autant il mettait de temps et de soin à se faire une opinion sur quelque problème, autant il avait de promptitude dans la résolution. Il s’irritait également des esprits présomptueux, et des soldats qui hésitent. Il se décidait dans l’action avec une rapidité éclatante : ses yeux étaient alors de feu pour voir le but et le brûler en quelque sorte. Et, certes, s’il avait jamais eu l’occasion d’en prendre la charge, il aurait abondé en actions décisives. Mais en vain était-il tout action : au midi de la lutte, comme la lumière a toujours son ombre, la douceur humaine ne le quittait pas. Il voulait le bien du monde, comme un artiste veut la perfection.

Il était vraiment un miroir d’humanité. Voilà celui qu’un seul coup a brisé loin de moi. Mon frère… Qui peut dire, à qui l’a connu, la douceur de ce nom ? Qui peut en dire la douleur, à qui l’a perdu ?