Émile-Paul frères (p. 51-53).


L’Espace


À larges mains, la nuit d’hiver répand le profond silence. Semailles d’oubli et de sommeil, pour la campagne muette. Seule dans le ciel, tête de glace, règne l’ensorcelante lune ; la face neigeuse de la terre lui renvoie le froid et la clarté. Un calme solennel, un tombeau pour le temps.

Je veille, comme si j’attendais celui qui ne viendra plus. Par une telle nuit, voici trois mois, il rentrait de la Ville. Comme alors ce soir il se fût hâté, montant d’un pied ferme, qui sonne sur la terre dure, l’avenue qui mène à la maison. J’entendais son pas ; parfois, insomnieux, j’allais à sa rencontre, et je le voyais venir, ombre haute dans la nuit blanche, faisant de la buée, souffle vivant, chaude merveille qui respire. Je lui disais : « Il fait froid. » — « Il fait bon », répondait-il toujours. « Voilà un temps où l’on se sent vivre. »

Je sors, ce soir, dans le silence de la lune resplendissante au ciel, et de la neige sur la terre, miroir l’une de l’autre. Que tout est vaste : un océan de clarté glaciale, où dorment des îlots d’ombre. Je découvre l’étendue de la nuit ; je ne le puis, de ma peine. Je suis avec elle, ici, où je suis sans Lui. Libre enfin de m’espacer sans contrainte dans mon éclatante misère. Je la contemple seul à seule ; je n’ai plus à me cacher de mes chers témoins : même sans les répandre, on a honte de ses larmes. Je regarde la vastitude du vide où je suis lancé. Foyer d’une parabole sans fin et sans impact, il faut que j’aille à jamais dans le plan de l’infortune. Il n’est plus de temps, pour moi ; et désormais, du désir à l’action, de l’acte à un autre acte, toutes les distances s’annulent. Au delà de la Ville immense, au delà du fleuve et de la vallée, au delà de la mer, au delà de la terre et du ciel, au delà de la lune, je sais une étendue sans mesure et sans espérance. L’espace infini, c’est l’amour ; et dans cette vie, il n’a pas de sens.