Sueur de Sang/L’Aumône du Pauvre

Georges Crès (p. 231-243).

XXII

L’AUMÔNE DU PAUVRE


En ce moment, ma femme dort dans les bras du lieutenant Morphée.

Bismarck à sa sœur, 28 juin 1850.


Existe-t-elle encore, la petite maison du tisserand belge de Donchery, l’humble maison ouvrière, peinte en jaune, où le malheureux Napoléon III, agonisant de corps et d’âme, dut endurer, au lendemain de Sedan, l’avanie suprême et l’indélébile outrage d’un tête-à-tête avec le Tartufe sanglant de Poméranie ?

Voici la propre version de ce dernier, consignée, le 3 septembre, dans une lettre intime à sa Sicambresse de femme qu’il nomme « son cher cœur », Mein liebes Herz !

Cette lettre interceptée par de sacrilèges francs-tireurs qui n’obtinrent jamais leur pardon, fut aussitôt publiée par quelques journaux français. N’ayant pas sous la main leur traduction, j’offre la mienne, aussi littérale que possible, élaborée, je vous prie de le croire, sans enthousiasme, car Bismarck n’est pas précisément un écrivain.

« … Hier matin, à cinq heures, après avoir traité jusqu’à une heure, avec Moltke et le général français de la capitulation définitive, le général Reille que je connais me réveilla pour me dire que Napoléon désirait me parler. Je montai à cheval, et me rendis, sans m’être débarbouillé et sans avoir déjeuné, à Sedan. Je trouvai l’Empereur dans une voiture ouverte, avec trois aides de camp et trois autres à cheval sur la grand’route devant Sedan. Je descendis, le saluai aussi poliment qu’aux Tuileries et demandai quels étaient ses ordres. Il désirait voir le roi. Je lui dis, conformément à la vérité, que Sa Majesté était cantonnée à trois lieues de là, à l’endroit même où j’écris en ce moment. Napoléon m’ayant demandé où il devait se rendre, je lui offris, ne connaissant pas la contrée, de rester à Donchery où je cantonnais moi-même, un petit endroit près de Sedan. Il accepta et se mit en route avec ses six Français, guidé par moi et Charles (Bismarck-Bolen), qui était venu me rejoindre dans la direction de notre cantonnement, par la matinée solitaire (textuel). Sur le point d’arriver, il commença à s’ennuyer à cause de la foule qu’il craignait de rencontrer et me demanda s’il ne pouvait point entrer dans une maison d’ouvrier isolée qui se trouvait sur le chemin. Je la fis examiner par Charles, qui vint nous dire qu’elle était très misérable et malpropre. — N’importe ! dit Napoléon, et je grimpai avec lui une échelle étroite et fragile. Dans une chambre de dix pieds de long sur dix de large, contenant une table de sapin et deux chaises en jonc, nous restâmes assis pendant une heure, les autres se tenant en bas. Quel énorme contraste avec notre dernière rencontre, en 57, aux Tuileries ! Notre conversation était difficile, car je ne voulais pas toucher aux choses qui eussent été pénibles pour celui qui avait été jeté en bas par la main puissante de Dieu. Etc. »

En écrivant la dernière phrase, Bismarck mentait à son « cher cœur », comme eût pu le faire un simple arracheur de gencives, car le volume de sa correspondance publié à Berlin et à Leipsick en 1892, et que tout le monde peut lire, contient une lettre à son gracieux roi, écrite la veille, immédiatement après l’entrevue, et relatant une conversation où les choses les plus pénibles furent brassées, au contraire, et triturées avec énergie.

Mais qu’importe une imposture de plus ou de moins dans l’existence de ce cafard homicide qui sera peut-être quelque temps encore, pour un nombre indéterminé de ses compatriotes imbéciles, le grand Allemand — comme M. de Lesseps a été le grand Français ?

Nul, que je sache, n’a pu dire ou n’a osé dire, jusqu’à ce jour, la vérité sur cette entrevue sans pareille où se consomma — très probablement à l’insu de l’un et de l’autre personnage — l’un des plus immenses faits de l’histoire.

Je m’embarrasse peu du récit que donne Bismarck dans l’officiel rapport au roi, ci-dessus mentionné. J’estime qu’il est plus sûr de deviner que de voir, et que tel ou tel familier de l’Absolu est infiniment plus digne d’être écouté que les acteurs mêmes ou les témoins immédiats, lorsqu’il s’agit d’éclairer, — pour l’honneur de Dieu — d’aussi confondantes péripéties.

Napoléon III, d’ailleurs, n’a jamais parlé, et nous n’avons d’autre témoignage que celui du Chancelier qui s’est glorifié lui-même d’avoir soutenu, vingt ans, le plus effroyable de tous les mensonges, pour que parussent exterminées avec justice les trois ou quatre cent mille victimes de son ambition de fléau divin.

Ce témoignage, cependant, n’a trouvé ni incrédules ni contradicteurs. L’étonnante grossièreté d’âme de Bismarck devait naturellement accréditer sa déposition et la multitude fut trop heureuse qu’un individu qui lui ressemblait la délivrât, aussi platement, du traquenard de la Beauté supérieure et des affres de la Vérité profonde.

Voici donc ce que je propose. Nous allons, s’il est possible, écarter un instant les blagues et, considérant avec une espèce de sagesse qui nous fera passer pour des insensés, que les épisodes, même les plus authentiques, sont invérifiables, nous refuserons de croire que cet Empereur abattu qui prenait le train des abîmes, se contenta d’échanger simplement une formule contre un protocole, néant pour néant, comme l’a prétendu le Garde des Sceaux de la Calomnie.

Nous supposerons alors deux êtres vivants, à la place des deux fantômes, en nous efforçant d’imaginer ce qui serait sorti de leurs âmes en un tel moment, si leurs âmes impérissables avaient éclaté.

Mais, d’abord, que pensez-vous du tisserand, de ce choix d’une maison de tisserand pour un tête-à-tête aussi extraordinaire ?

Car, enfin, s’il est vrai qu’il n’y a point de hasard comme l’ont crié depuis six mille ans, toutes les bouches des clairons des cieux, il fallait donc bien que cette demeure eût été élue et prédestinée pour engloutir le secret de la plus étonnante Aumône qu’on ait jamais faite.

Je ne me charge certes pas d’expliquer la circonstance du lieu. Mais, en y songeant, il me semble que des tentures sublimes et de miraculeuses tapisseries où la gloire ancienne de la France est représentée m’environnent et se déroulent en tombant des corniches de la tempête, avec des frissons sonores…

L’Empereur, désormais captif, est donc monté par une sorte d’échelle au premier étage de cette maison conquise la veille avec une armée de huit cent mille hommes, et dont Bismarck naturellement lui fait les honneurs.

Napoléon III est coiffé d’un képi rouge brodé d’or, il est revêtu d’une redingote noire doublée de rouge avec capuchon et porte un pantalon rouge. La veille, il a essayé de se faire mitrailler pendant la bataille. Bon débarras sans doute pour son Espagnole ! Mais la mitraille n’a pas voulu d’un tout-puissant qui n’avait plus rien à perdre et c’est l’Angleterre, dévoratrice de sa Race, qui doit l’avaler dans deux ans.

Il a des gants blancs et fume une cigarette. Ses jambes courtes le soutiennent mal et il se laisse tomber d’épuisement sur l’une des deux chaises.

Le Prussien malpropre et débraillé lui demande s’il a besoin de quelque secours.

— Non, monsieur, répond l’Empereur, asseyez-vous, s’il vous plaît.

Et, d’un geste pénible, il lui montre l’autre siège.

Silence de quelques instants. Un Anglais, même victorieux, attendrait qu’on lui commandât de parler. Mais nous sommes désormais en Prusse, pays de goujats, et le ministre est loquace par tempérament et par culture. Il ne tarde donc pas à sentir le besoin de se manifester en même temps généreux et spirituel.

— Sire, dit-il enfin, atténuant sa voix de culot de pipe, je suis vraiment confus et chagrin de voir ici Votre Majesté. Il est vrai que telle est la guerre et que tout le monde est forcé d’en subir les inconvénients. Si j’osais croire qu’une anecdote toute personnelle eût le pouvoir d’adoucir votre mélancolie, je dirais franchement que, cherchant un gîte à Gravelotte, le soir de la terrible bataille, et qu’ayant frappé vainement à plusieurs maisons, je finis par trouver une porte ouverte. Mais quand j’eus fait quelques pas dans un sombre corridor, je tombai dans une sorte de fosse à loups. Heureusement qu’elle n’était pas profonde. Je m’aperçus qu’elle contenait du fumier de cheval. Je me dis d’abord : Tiens ! si je restais ici ! Mais l’odeur me fit découvrir qu’il y avait autre chose. Si la fosse avait eu vingt pieds de profondeur et avait été pleine, mes compatriotes auraient inutilement cherché leur ministre le lendemain et je pense que les Français eussent légèrement porté mon deuil. Je sortis donc et m’étendis sous les arcades de la place (Historique).

Napoléon regarde le mufle prussien. L’insolence claire de cet apologue paraît le tirer de son accablement. Une minute, il se croit encore aux Tuileries et réplique lentement, avec une politesse auguste :

— Vous êtes bien délicat, monsieur le Chancelier. Pourquoi donc avez-vous quitté ce premier logement ? J’ai toujours entendu dire que nous devions rester à la place que la Providence nous assigne.

Bismarck, n’étant venu que dans le dessein de tromper, a d’excellentes raisons pour ne pas comprendre. Cependant, le persiflage lui a déplu, lancé par un Prince qui est tout à fait par terre.

C’est le Caporal qui se sent atteint, le terrible palefrenier de l’écurie des Automates, dont voici, je crois, l’un des mots les plus remarquables, prononcé à Reims, quinze jours plus tard :

« Le Prince de Hohenzollern m’a très favorablement disposé à son égard, en apprenant, par la voie hiérarchique, à son colonel, son élévation au trône d’Espagne. »

Ce récit ne devant pas être le moins du monde historique au sens documentaire, je passe rapidement sur la conversation assez longue infligée à Napoléon vaincu, dans cette misérable demeure où Bismarck, de plus en plus âpre, lui fit endurer la préparation la plus cruelle aux exigences de son bélître de roi.

Bavardage tortionnaire que l’histoire n’a point à enregistrer. Que pouvait lui répondre sa victime, sinon, en vérité, qu’elle n’avait jamais voulu la guerre ?

Aujourd’hui que le guet-apens a été dévoilé par la volonté de son auteur, c’est effarant de songer que cet homme couvert du sang de tant d’hommes et qui, seul, voulut cet inexpiable conflit, n’a jamais cessé d’accuser la France de provocation et de perfidie !

Quand les routes empuanties devenaient impraticables à force d’avoir été détrempées dans le sang des morts ; quand les prisonniers expirant de faim, giflés d’outrages, condamnés aux plus vils travaux chez le plus sale peuple du monde, portaient la coulpe et le châtiment de l’Imposteur glorifié ; quand Paris agonisait de désespoir ; quand les Allemands eux-mêmes pourrissaient sur pied autour de la Ville imprenable ; — il y eut, toujours, à Versailles, un effrayant drôle qui s’amusait infiniment, qui s’empiffrait et se débraillait au milieu de ses domestiques, en leur expliquant la duplicité du Gaulois.

Rien ne prévalut contre ce mensonge et je me demande quel pèlerin des gouffres il faudrait pour imaginer seulement le balourd Parjure colloqué dans les ténèbres de sa conscience et face à face avec son Secret.

Mais il est probable que le moribond Empereur, sans savoir ce que tout le monde sait aujourd’hui pénétra quelque peu son adversaire en cette entrevue restée mystérieuse.

J’arrive donc maintenant au point essentiel et ce sont des âmes qui vont parler.

— Il vous faut des garanties matérielles, dit le Captif se levant avec peine, c’est-à-dire, si j’ose comprendre, qu’il vous faut une cession de territoire. Vous m’avez dit, — je crois l’avoir entendu, — que l’honneur de la France n’a pas le droit de se montrer plus exigeant que l’honneur des autres peuples. En cela, monsieur le Comte, vous vous trompez étrangement. L’honneur de la France n’est pas comme l’honneur des autres nations. C’est un honneur tout à fait à part dont vous n’avez aucune idée.

Ce qu’on nomme son Territoire est un héritage très précieux qui ne doit pas être aliéné. Dépossédée de l’une ou de l’autre de ses provinces, la belle France ressemblera, sur toutes les cartes, à une statue brisée qui vous fera peur…

Mon frère Guillaume a prétendu qu’il venait nous châtier de la part de Dieu et vous m’avez fait sentir vous-même gracieusement que telle est votre pensée. Me souvenant d’Attila, je n’eusse jamais osé assumer un pareil rôle.

Cela vous plaît aussi de nommer Paris Babylone. Vieille rhétorique ! Ne craignez-vous pas qu’il ne vous soit demandé compte, un jour, de propos si vains ? On a dit que manger du Pape ne profite jamais à personne et ma dynastie malheureuse en est un exemple. Je me persuade que manger de la France est précisément aussi dangereux pour des raisons identiques, tirées du même ordre surnaturel, et que je vous engage à méditer profondément…

Vous ne tenez, après tout, que cent mille hommes et un Empereur. Prenez garde ! ce pays peut devenir une fournaise et je vous trouverais à plaindre d’y tomber.

— Nous tâcherons, dit Bismarck, de ne pas broncher. Nous comptons aussi, pourquoi le cacher ? sur la stupeur de la France entière, quand elle se verra vaincue et privée de son chef.

— Son chef ! Il y a longtemps qu’elle n’en a plus. Je suis un fantôme qui souffre ! répondit le dernier des Napoléons, en s’appuyant à la table des deux mains, tandis que redoublait sa pâleur et que son visage se crispait douloureusement.

… Vous demandez beaucoup, messieurs les Allemands, ajouta-t-il d’une voix sans timbre qui paraissait venir de très loin et qui troubla le Menteur… Eh ! bien, je vais vous donner beaucoup plus encore. Vous allez recevoir de moi ce que vous n’oseriez pas demander à votre Dieu… Devenu pauvre et humilié parmi les pauvres et les humiliés, j’ôte de mon front accablé cette Couronne Impériale que le Chef de ma Maison recueillit dans les ossements de Charlemagne, et je la mets sur le front de votre monarque victorieux, afin que l’Europe, demain matin ou demain soir, ne soit pas exposée au vertige, en ne retrouvant plus le compte mystérieux de ses Empereurs…

Souvenez-vous seulement que c’est une Aumône et que, seul de tous les êtres humains, j’ai le pouvoir de la faire. C’est l’aumône à l’ouvrier de la onzième heure, à la Prusse parvenue qui adorait encore les idoles, quand tout l’Occident chrétien avait déjà combattu pendant des siècles.

Dépositaire mourant et vaincu de ce Signe de domination, je l’abandonne volontiers à celui qui fut désigné pour me renverser. Si ma race n’est pas condamnée et si mon fils unique me succède un jour, il saura bien la reprendre, avec l’Assistance de Dieu…

La stature de ce Pauvre extraordinaire avait paru grandir démesurément, jusqu’à crever le plafond de cette chambre de malheureux qui n’avait assurément jamais entendu de telles paroles.

Bismarck était devenu tout à fait muet, songeur et peut-être même véritablement respectueux pour la première fois de sa vie.

Comme s’il sortait d’un rêve pénible, Napoléon se passa plusieurs fois la main sur le front, prit ensuite une cigarette dans un étui d’or, l’alluma tranquillement et, regardant, avec une extrême douceur, le Chancelier du prochain Empire d’Allemagne, descendit s’asseoir à côté de lui sur un banc hors de la maison, près d’un champ de pommes de terre tout en fleurs, au-dessus duquel une alouette joyeuse achevait sa chanson des Gaules.