Sueur de Sang/La Cour du Miracle

Georges Crès (p. 219-229).

XXI

LA COUR DU MIRACLE


Depuis quelque temps déjà, on avait perdu tout espoir de s’amuser. Il pouvait bien y avoir trente heures que le poste avait été établi dans cette ferme isolée sur le bord de la grande route, et les malins prétendaient que le diable lui-même eût été incapable d’y rien comprendre.

Pas de nouvelles du bataillon cantonné au tonnerre de Dieu, à moins qu’il ne fût en marche quelque part. On était là une vingtaine d’hommes oubliés, abandonnés comme de la raclure de godillots, et ne sachant absolument rien de ce qui se passait aux alentours. Si les Prussiens arrivaient en force, on ne savait même pas dans quel sens il faudrait se replier.

La consigne vague laissée par l’adjudant était de surveiller la route attentivement du côté du Nord. Rien de plus.

Les moblots, peu débrouillards et privés de diverses consolations, ne pouvaient attendre aucune lumière du jeune sous-officier qui les commandait. Celui-ci, plein de bons désirs et même assez intrépide, mais naturellement dénué d’expérience aussi bien que de prestige, ne pouvait offrir que ses propres conjectures, qui n’eussent rassuré personne.

Tout en songeant à l’odieuse éventualité d’une survenue de l’ennemi qui raflerait du premier coup le détachement, il voyait les pauvres diables ronger les derniers fragments de ce biscuit, réfractaire comme les briques des hauts fourneaux, qui dévasta les mâchoires de trois cent mille hommes qu’une effrayante administration trouvait le moyen de ne pas nourrir au centre même de la plus riche contrée de la terre.

C’était pourtant un peu fort qu’on fût obligé de se serrer les tripes et même de crever de froid, à deux pas de ces paysans cossus dont on était venu garder la maison et qui n’avaient consenti à prêter une espèce de soue à cochons et quelques bottes de paille pour l’installation du poste, que sur l’ordre violent d’un officier qui n’avait pas exigé davantage.

Impossible d’obtenir, fût-ce en payant, un morceau de pain ou un verre de vin de ces brutes qu’on voyait, toute la journée, se gaver et se goberger devant un bon feu.

Ah ! s’il en avait eu l’autorité ou l’audace, le petit sergent frais émoulu, sorti pour la première fois de la maison de son père, il y avait quatre mois à peine, et rempli des traditions fantasmagoriques de la cour martiale, s’il avait osé, quelle danse pour les marsupiaux !

Ils eussent été sans doute plus gracieux pour les Prussiens qui n’y mettaient pas tant de façons et qui avaient d’infaillibles secrets pour se faire bien venir des cultivateurs et des bourgeois.

Depuis le commencement de l’abominable campagne qui s’est appelée si drôlement la guerre de résistance, on savait pourtant à quoi s’en tenir, bon Dieu ! et les chefs mâles — quand il s’en trouvait — auraient bien dû ne pas laisser échapper toutes les occasions de se servir du pouvoir discrétionnaire que leur conférait la Débâcle portative que les généraux, à tour de rôle, promenèrent six mois, dans les deux tiers de la France, comme un Saint-Sacrement de catalepsie et de reculade.

Les paysans, naïvement lâches et fangeusement égoïstes, impénétrables au sentiment de la Patrie et tout à fait étrangers à l’idée de Race, ne virent, en somme, dans la guerre, qu’un funeste coup du sort, une guigne noire qu’il s’agissait de conjurer, chacun pour soi, par toutes les crapuleries et les manigances.

On a dit puérilement qu’ils étaient partout de connivence avec les Prussiens. Il faudrait alors supposer une espèce de satanisme formellement interdit à des âmes si peu profondes.

La vérité simple, c’est qu’ils partageaient équitablement leur exécration entre les Prussiens et les Français. Les uns et les autres étaient, à leurs yeux, des gens incommodes, gâcheurs de paille et brûleurs de bois, sans parler du reste. Pour mieux dire, des propres-à-rien et des bandits, malheureusement trop armés.

La guerre ne les regardait pas. Ils ne l’avaient jamais demandée, et qu’on s’appelât Allemagne ou France, pourvu que se vendissent leurs moissons ou leurs bestiaux, qu’est-ce que cela pouvait bien leur faire ?

Étant donc forcés de choisir le moindre mal, ils aimaient mieux livrer, en gémissant, à l’ennemi ce qu’il leur était impossible de cacher. De ce côté là, du moins, il y avait des chances qu’une si bonne volonté fût payée de quelques égards et presque tous désirèrent impatiemment l’arrivée des troupes allemandes, pour en être protégés.

Quelquefois, il est vrai, cette monstrueuse protection leur parut ensuite plus amère que les ruines et les agonies. Question de chance. Cela dépendait des corps et des chefs de corps. On tombait bien ou on tombait mal. Mais on peut assurer qu’il n’y avait pas de trahison dont les paysans ne fussent aussitôt capables sous la menace de l’incendie, car c’est le propre des animaux d’être surtout épouvantés par le feu.

En l’absence de preuves aussi éclatantes que les Douze Portes de Lumière, nos chefs les plus énergiques n’osaient sévir contre des gens qui se réclamaient de la qualité de Français et se disaient écrasés, foulés aux pieds comme de la vermine, par les deux armées.

Je me souviens qu’un jour l’un d’eux protestant, avec sanglots, de son innocence et jurant par tout ce qu’il pouvait invoquer de plus saint qu’aucun Prussien n’avait été aperçu dans les environs, une demi-douzaine de Saxons qu’on ne put atteindre furent signalés tout à coup. Ces rôdeurs venaient évidemment de passer la nuit chez cet homme qu’on aurait dû clouer à son propre seuil comme un oiseau de malédiction et que notre commandant se contenta de souffleter.

Il y en eut un plus habile, une espèce de naufrageur qui, utilisant ses deux filles et sa grosse femme, attirait chez lui des soldats que les Bavarois fusillaient instantanément…

Ces anecdotes sont infinies, et je me suis dit souvent qu’il manquait à l’histoire de cette époque une bien édifiante monographie documentée du paysan français.

Ce qui exaspérait par-dessus tout le petit sergent, c’était la vue d’une montagne de bois à brûler, au milieu de la vaste cour. Car je n’ai pas encore dit que la ferme était une de ces confortables demeures de paysan riche qui puent la graisse et la lésine.

Délimité par le corps de logis, les deux ailes pleines de bestiaux plus intéressants que leurs maîtres et la clôture en partie grillée sur le bord de la grand’route, un parallélogramme d’une étendue considérable offrait à l’admiration des troupiers en marche, glacés par des vents atroces, le spectacle très noble d’une pile gigantesque de rondins, tels qu’on en voit dans les grands chantiers de Paris, suffisants, croirait-on, pour alimenter pendant des mois, les feux de trente cuisines. Et ce bûcher superbe inspirait au jeune homme des pensées, nouvelles pour lui, d’extermination et de pillage.

Ce n’était qu’avec une peine infinie, en offrant le peu d’argent qu’il possédait, et surtout en menaçant le fermier de la colère de ses supérieurs, qu’il avait obtenu quelques bûches, en nombre dérisoire, autour desquelles grelottaient ses hommes, et la dernière achevait de se consumer.

Le froid excessif déjà, semblait redoubler. La nuit précédente, un de ses factionnaires avait eu les oreilles et les pieds gelés, et on se brûlait les doigts sur le canon du fusil. La prochaine s’annonçait encore plus abominable.

L’indifférence et la dureté de ces immondes ramasseurs de pommes de terre était à hurler de rage. Il le lui avait bien dit pourtant, au paysan, et même avec une jolie véhémence. Il n’avait pu tirer de lui que cette réponse qui le pétrifia :

— Si vous avez froid, mon petit monsieur, allez vous chauffer chez votre papa et laissez les Prussiens tranquilles. Si chacun faisait comme moi, il y a longtemps que la guerre serait finie. Ne vous faites pas de bile, s’ils viennent ici, je saurai bien leur vendre mon bois.

Le malheureux chef de poste ainsi congédié sentait bien qu’à sa place un vieux soldat aurait immédiatement cassé la figure à cette canaille. Mais il était à cet âge tendre où les plus généreux se laissent intimider par un imbécile important. Il n’était pas très sûr, d’ailleurs, de l’approbation de ses chefs et dut se borner à concentrer intérieurement, dans une formule exécratoire qu’il crut efficace, toute la somme des malédictions antiques.

Soudainement, il entendit au dehors un grand cri poussé par l’une des sentinelles et se précipita sur la route. Aux dernières lueurs du crépuscule, on apercevait une masse noire et profonde qui s’avançait rapidement.

La distance était trop grande et le jour trop faible pour qu’on pût savoir qui étaient ces arrivants et, pendant quelques instants, le sous-officier laissé sans ordres précis, supposant naturellement une colonne ennemie et ne sachant quel parti prendre au milieu de son monde saisi d’effroi, connut les plus noires affres de l’anxiété.

Mais bientôt ce trouble fit place à des sentiments joyeux quand la colonne, s’arrêtant à un kilomètre environ, et les unités qui la composaient se déployant en bivac au milieu des champs, de l’un et l’autre côté de la route, on put reconnaître aisément les rassurantes jupes de nos zouaves.

Le sergent, délicieusement allégé, prit alors le parti d’essayer de dormir une heure ou deux dans la paille.

Il ne dormit certes pas une heure. Il en était bien certain, ayant tenu, un peu plus tard, à s’en assurer exactement.

— Salop de sergent ! propre à rien ! crapule ! canaille ! assassin ! le conseil de guerre ! etc. Telles furent les paroles aimables qui le tirèrent violemment de son sommeil, en même temps qu’une main ferme le secouait avec frénésie.

À l’instant sur pied, il reconnut en l’excitateur un non moindre personnage que le fermier qui vociférait en l’injuriant, les yeux hors de la tête, et paraissant possédé de plusieurs démons.

— Ah ! çà, vieux drôle, cria-t-il à son tour, qu’est-ce que vous avez donc à beugler ? Est-ce que vous devenez fou, par hasard ?

Pour toute réponse, l’énergumène l’entraîna dans la cour.

— Voyez ! D’un seul geste pathétique, il lui montrait la cour de sa ferme et les champs voisins.

D’abord le jeune homme ne comprit pas de quelle catastrophe on prétendait le rendre responsable.

Une ligne de feu, consolante et magnifique, se déployait au-devant de la ferme, sur toute l’étendue de la plaine et paraissait emplir l’horizon. C’étaient les zouaves qui se chauffaient — enviablement d’ailleurs — et, du premier coup, il ne saisit pas ce qu’un aussi simple phénomène pouvait avoir de calamiteux ou d’exaspérant.

Mais, enfin, ses yeux venant à s’ouvrir tout à fait, il découvrit que le colossal et glorieux bûcher n’existait absolument plus. Disparu, raflé, envolé jusqu’au dernier morceau de bois, comme une plume que le vent léger aurait emportée.

Depuis cette époque déjà lointaine, il n’a jamais pu s’expliquer ce fait qui lui paraît encore un miracle.

En moins d’une heure, les zouaves à moitié gelés, qui avaient perdu dans un tout récent combat leurs sacs et leurs manteaux, avaient accompli le tour de force d’emporter cet Himalaya, et cela, sans être entendu des gens de la maison qui ne furent avertis de la disparition de leur bois que par l’insolite clarté des brasiers.

On devine aisément le reste et de quel fou rire général fut accueillie désormais la rage du paysan qui parut à la veille de perdre véritablement ce qui lui restait encore de raison et dut subir cette nuit la plus rude épreuve qui puisse frapper un avare.

Les hommes du poste ayant naturellement informé les arrivants du caractère de ce personnage, le sac de sa maison fut accompli avec une incomparable virtuosité. Les volailles surtout disparurent comme par magie. On entraîna même un cochon dont le possesseur qui avait fini par pleurer de désespoir put entendre les cris de mort.

Comme s’il avait fallu une sanction à ce châtiment, le colonel vint en personne, accompagné d’une dizaine de ses officiers, s’installer à la propre table de la victime, déclarant avec sang-froid qu’un pareil jean-foutre devait s’estimer heureux d’avoir conservé sa peau.

Les mobiles qui n’avaient pas tardé à suivre l’exemple de leurs « aînés dans la carrière » et dont la nuit fut meilleure qu’ils n’eussent osé l’espérer, disparurent le lendemain, presque à la même heure que les zouaves, relevés de leur pénible faction par un officier que le colonel fit régaler à son tour, et on ignore ce que devint l’odieux bonhomme qui s’était si imprudemment flatté de vendre son bois aux soldats prussiens.

Je termine en priant ceux de mes lecteurs nés sous l’influence de Saturne et qui ne cessent d’exiger des mélodrames, de vouloir bien me pardonner la grise couleur de ce souvenir véridique.

Qu’ils ne craignent rien. Il me reste encore, Dieu merci ! quelques bonnes atrocités à leur servir. Mais, en y songeant, ne verront-ils pas combien il était expédient de montrer enfin le paysan tel qu’il fut alors en réalité, pendant qu’on agonisait devant son seuil — tel qu’il est encore, sans doute — et non certes pas tel qu’on le suppose dans le bavardage des mendiants de la popularité.