Sueur de Sang/Repaire d’Amour

Georges Crès (p. 245-257).

XXIII

REPAIRE D’AMOUR


À l’instant même où vous éclatez de rire, on égorge, quelque part, un de vos frères.


Encore la Sarthe ! Le 7 janvier, quelques centaines d’hommes surveillent la droite de la forêt de Vibraye sur la route de la Ferté-Bernard à Saint-Calais. Fichu poste. En arrière des lignes, les Prussiens occupent déjà Saint-Calais. Pas de nouvelles du général Rousseau ni de l’état-major. Est-on cerné par la colonne qui vient de repousser la division Jouffroy du côté de Vendôme ? Nul ne pourrait le dire.

Le chef a beau envoyer de tous les côtés, il ne parvient pas à sentir les coudes rassurants d’une troupe française. Au contraire, l’ennemi est annoncé partout à la fois. On se sent reniflé par le Grand-Duc, par l’éternel Mecklembourg ordinairement rossé quand le choc est un peu sérieux, mais que Frédérick-Charles utilise comme un tampon pour écrabouiller les détachements faibles et sans soutien. Aucune générosité à attendre de cet imbécile féroce. Va-t-il falloir se sauver pleutrement du côté du Mans, se précipiter dans le torrent d’une déroute probable ?…

Et voulez-vous savoir pourquoi on est là ? Pour empêcher les paysans de conduire des animaux à l’ennemi qui est bien forcé de les acheter quand il ne peut pas les prendre encore. Bon commerce, paraît-il. Les Allemands sont pleins d’argent, ainsi qu’il convient à des pirates ou des chauffeurs.

Il faut passer son temps à ramener des vaches ou des cochons et reconduire chez eux, à coups de souliers dans les reins, leurs propriétaires qui, connaissant bien la contrée, recommencent aussitôt, dans une autre direction.

Sans doute il serait agréable d’en fusiller quelques-uns, mais les généraux ne sont pas assez poilus pour sanctionner de pareils actes et les brutes en abusent avec une admirable impudence.

On en est donc venu à cette crise de dégoût, de mélancolie et d’angoisse qui doit finir par livrer au démon du Tohubohu la malheureuse armée de Chanzy.

Ce fut en un tel moment et lorsque enfin venait d’arriver au détachement l’ordre supérieur de se replier en toute hâte sur Connerré, que la plus insolite résolution monta au cerveau de deux enragés.

Le plus important de ces deux, l’entraîneur, était un homme du pays, un garçon boucher de Saint-Calais où il passait, depuis son adolescence, pour un assez mauvais drôle.

Léonard Tocheport, dit Fleur-d’Épine, avait environ trente ans, un mufle de terrier sur un torse de Crotoniate et le « mépris absolu des lois », dirait Richepin. Sans qu’il fût possible de mettre positivement à sa charge un de ces crimes palpables qui mobilisent les suppôts de la répression, sa présence, néanmoins, était un ferment de perpétuelle inquiétude pour les pacifiques habitants de ce chef-lieu.

Épouseur vigilant de toutes les querelles et prud’homme renommé pour la solidité de ses ailerons, il jouissait dans le populaire d’une considération de justicier. Ses ennemis mêmes, en assez grand nombre, étaient forcés d’accorder qu’il n’en était pas indigne, car ce fut toujours un instinct chez lui de protéger les plus faibles et de n’expédier que les superbes.

Malheureusement cette vertu royale était obscurcie par des mœurs dont il n’était pas possible de pallier l’ignominie. Il était, au su de tout le monde, l’amant attitré de la Boulotte, fille publique aussi notoire que la lune qui l’aimait avec fureur et qu’il n’essaya jamais de promouvoir à quelque industrie moins séculière ! La vérité connue, c’est qu’il en vivait, mais il ne se trouva point dans la ville un page assez audacieux pour le lui dire.

Lorsque les corps francs s’organisèrent, il s’engagea spontanément. L’expliquera qui pourra. Cet homme exécrait tous les Allemands et ne pouvait en entendre parler sans devenir pâle. Ayant eu la chance de tomber sur un bataillon qui se signala de façon particulière, l’occasion lui fut donnée, combien de fois ! de déployer, selon les circonstances, une audace tranquille, ou une audace déchaînée qui coûta cher aux soudrilles de von der Tann ou de Mecklembourg et dont ses camarades parlaient avec une sorte d’extase.

Mais maintenant que tout lui semblait « foutu » et qu’il s’agissait de décamper, zut ! il en avait assez du fourbi et du fourniment et il ferait désormais la guerre pour son propre compte, s’il lui plaisait de la faire.

Cependant, avant de réaliser l’espèce de folie qu’il avait conçue, il alla trouver le chef.

— Commandant, lui dit-il, est-ce que c’est vrai qu’on se tire des pieds aujourd’hui ?

— Il le faut bien, N. de D. ! et il n’est que temps. Il y a peut-être vingt mille cochons autour de nous

— Mon commandant, voulez-vous venir à Saint-Calais, cette nuit ? Je connais l’endroit dans tous les coins puisque c’est mon pays. Ils ne doivent pas être plus de trois mille là-dedans. J’ai mon idée. Si on veut m’écouter, je promets qu’on en démolira bien les deux tiers. Nous écoperons peut-être après, mais ce sera toujours moins sale que de rappliquer du côté du Mans.

— Mon garçon, répondit l’officier, tout le monde sait que tu es un brave, mais je pense que tu as bu un coup de trop et tu as l’air d’oublier que c’est moi qui commande le bataillon jusqu’à nouvel ordre.

— Très bien, mon commandant. Mettons que je n’ai rien dit. Et il s’en alla pour ne jamais revenir.

Plusieurs heures après, la nuit étant tout à fait venue, deux paysans en blouse et poussant devant eux quatre ou cinq vaches, marchaient rapidement sur la route de Saint-Calais. C’étaient Léonard et son compagnon.

Celui-ci n’étant qu’un brave homme ne mérite aucun portrait. On l’appelait le Maucot, ancien matelot ressuyé depuis longtemps et devenu franc-tireur. Actuellement hypnotisé jusqu’à la désertion par ce Léonard que ses prouesses militaires, dont il avait été le témoin, lui faisaient paraître autant qu’un Dieu, il le suivait comme un chien, déterminé à tout avaler et à tout souffrir. L’autre, ayant besoin d’un auxiliaire, l’avait choisi sans délibérer, le sachant absolument sûr et aussi solide que lui-même.

Le détachement, déjà loin, battait en retraite vers Saint-Michel et Connerré.

Comment ces aventuriers avaient-ils pu se travestir et pourquoi ces vaches ? On apercevait vaguement au delà des arbres, dans la direction du château des Loges, une lueur qui ressemblait à un incendie et cela pouvait bien être la ferme de quelqu’un des exportateurs de bestiaux ci-dessus mentionnés. Puisqu’on marchait tout seul maintenant, on ferait soi-même la justice, comme on croirait devoir la faire et ceux qui ne seraient pas contents n’auraient qu’à le dire.

Voici Saint-Calais. Wer da ! On s’abouche avec la sentinelle, puis on parlemente successivement avec la grand’garde, l’avant-poste, le poste, le contre-poste. Après maintes explications qui épaississent les ténèbres, on est envoyé sous escorte à l’officier bafouilleur de la Proviant-Mandschaft qui prend livraison des bêtes et donne un récépissé torcheculatif à peu près aussi négociable que le parfum de ses pieds. Mais enfin, on est en règle et on a la permission de coucher en ville.

Les deux hommes arrivent dans une rue sombre et s’arrêtent devant une maison close, d’aspect sinistre. Lumière aux volets, cris à l’intérieur. Il n’y a pas moyen de se tromper sur le caractère du lieu.

— Maucot, dit le boucher devenu grave, tu m’as bien compris, n’est-ce pas ? Ici, nous sommes des morts. Nous ne sortirons de ce bordel que pour aller pourrir dans un trou. Si ça t’embête, il est encore temps de filer.

— Je m’en fous, répond le Maucot. Je n’ai plus personne et je veux bien crever avec toi, s’il y a du Prussien à manger.

Fleur-d’Épine, suivi de son acolyte, s’enfonce alors dans une venelle à peine visible, à côté de la maison, et qui ressemble à une fissure de ténèbres.

Il est chez lui, sans aucun doute, car c’est au moyen d’une clef tirée de sa poche que les audacieux s’introduisent, par une porte basse, dans un sous-sol puant et fangeux. Une vieille à moitié soûle, très probablement, dort avachie sur la table, auprès d’une abominable chandelle.

Un écrivain, lépreux du cœur, a donné sa parole que ces sortes de vieilles représentent la Vérité, qui est, comme chacun sait, beaucoup plus laide et beaucoup plus ignoble que le Vice.

— Comment ! c’est vous, monsieur Léonard ! cria celle-ci, tout de suite réveillée par une habitude ancienne des sursauts nocturnes. Bon Dieu ! comme vous m’avez fait peur ! Ah ! il est temps que vous reveniez. Depuis que nous avons les Prussiches, ça ne marche plus du tout dans le bousin. La Pivoine et Réséda sont aux trois quarts crevées. La petite Sarah est en train de glavioter ses poumons. Il n’y a plus que la Boulotte qui est toujours comme un pont neuf. Mais voilà, elle refuse de turbiner. J’ai beau lui remonter le moral, elle ne veut pas entendre parler de ces cochons qui ont éloigné tous nos clients de la ville et qui ont essayé trois ou quatre fois de la prendre de force. Il est vrai que pour ce qu’ils donnent, les salauds !…

— Assez ! dit Léonard d’un ton bref ! Combien sont-ils, là-haut ?

— Six.

— Bien ! Va me chercher la Boulotte. Tu lui diras à l’oreille que je veux lui parler tout de suite.

Le vacarme continuait à l’étage supérieur. On entendait des piétinements, des traîneries de sabre et des vociférations au milieu desquelles revenaient sans cesse : Napoléïon capout ! Parisse capout ! Frankreich capout !

Au bout de quelques minutes, la Boulotte apparut comme lancée par l’ouragan et se précipita dans les bras de Léonard.

— Ah ! mon chéri ! mon chéri !

C’était, ma foi ! une belle brute, aux formes copieuses, aux yeux sombres et éclatants, au front bas et dur casqué de cheveux d’un noir d’anthracite, évidemment façonnée pour la prostitution, et qui devait facilement affoler les hommes.

En quelques phrases rapides, Léonard lui communiqua son plan. Un vrai plan de désespéré dont l’insurpassable démence n’égalait pas la férocité.

Cela consistait à égorger sans esclandre, non seulement les visiteurs actuels, mais tous ceux qui viendraient les jours suivants. L’excitante Boulotte rabattrait le gibier et les corps seraient jetés dans un vieux puits aménagé dans cette vieille maison.

En s’y prenant bien, cela pourrait durer quelques jours. Après ça, si les Prussiens n’avaient pas évacué la ville on verrait à se faire tuer le plus gentiment du monde. Quant aux pensionnaires de la maison !…

Ces deux êtres étaient si faits l’un pour l’autre que la Boulotte n’eut pas même un tressaillement. Loin de là, ses traits s’amplifièrent, comme dans la sérénité d’une vision béatifique. La pensée de la mort, de l’inévitable mort, ne fut rien pour elle, et sans qu’un muscle bougeât, tant était calme le fleuve de sa volonté, elle donna toute sa vie dans un long et terrible baiser d’enthousiasme à cet homme sanguinaire, comme elle aurait donné tout son corps.

Seulement, on avait un peu trop compté sur la surdité de la vieille qui avait très bien entendu, et la Boulotte venant à rencontrer ses yeux attentifs, le devina soudainement.

Le Maucot, jusqu’alors immobile et qui avait lui-même surpris ce regard, cueillit la moucharde au vol, quand elle s’élançait pour sonner l’alarme ; et la jeta par-dessus la table, comme une guenille, à l’effrayant Léonard qui l’éteignit d’un seul coup. Telle fut l’histoire d’un clin d’œil.

Par malheur, elle avait eu le temps de pousser un cri, un épouvantable cri, et maintenant, à l’instant même, il fallait songer aux Prussiens qui descendaient avec fracas.

L’animale créature de perdition devint sublime.

Sans bruit ! dit-elle, regardant les deux colosses qu’elle poussa dans l’ombre et portant expressivement ses deux mains à son propre cou.

Et tout de suite, se dépoitraillant d’un geste, l’impudique s’avança, pleine de tisons, vers les soudards éblouis. Elle toucha de son doigt tendu la poitrine des deux premiers, puis de deux autres encore, et monta, sûre de traîner ces quatre hommes derrière elle.

Quant aux deux exclus, ils n’eurent pas à gémir longtemps et, de cinq minutes en cinq minutes, leurs camarades les rejoignirent, un à un, auprès de la vieille, silencieusement et pour toujours.

On savait maintenant la manière et, pendant trois jours, ce petit négoce d’étrangleurs prospéra.

— Mon vieux, disait Fleur-d’Épine, la vendange est bonne, mais nous ne ferons pas pour un sou de raisiné. Ça commence à m’embêter !

Tout, d’ailleurs, s’était arrangé le mieux du monde avec les pensionnaires enivrées de ce continuel mélodrame. Elles voulurent même y jouer un rôle. Du froid de ces morts un patriotisme de goules montait en ces putréfiées.

— Je me mettrais bien toute nue à la fenêtre, pour les faire venir ! avait dit la poitrinaire Sarah dont le souffle n’aurait pas fait vaciller la flamme d’un cierge.

Trente hommes avaient déjà disparu et le soupçon ne semblait pas naître encore. Le puits n’avait pas l’air de se combler et l’odeur de charogne ne se déclarait pas tout à fait. L’allégresse du lupanar était donc à peu près sans aucun mélange.

Mais, encore une fois, ça commençait à l’embêter, le patron, de ne jamais voir le sang des hommes qu’il assassinait, et, sympathiquement, cela commença aussi à embêter son compagnon.

En conséquence, le soir du quatrième jour, ils se mirent à saigner leurs animaux. Toutefois, bien qu’ils eussent l’un et l’autre la main solide et fort exercée, cela n’alla pas aussi bien qu’avant et les cris de mort furent entendus de quelques passants épouvantés qui portèrent au quartier la foudroyante nouvelle qu’on égorgeait là des soldats allemands.

L’heure était venue. Un poste entier accourut au pas de charge. Mais il fut arrêté par une vieille porte massive et lamée de fer qu’il ne fallait pas songer à démolir en une seconde. Les soldats en reçurent l’ordre pourtant. Ils avaient à peine commencé leur inutile vacarme que les deux corps fraîchement tués de leurs camarades tombèrent sur eux, lancés du premier étage. En même temps apparaissait à la fenêtre la redoutable gueule de Léonard.

— Voilà vos charognes ! beugla-t-il. J’en ai trente comme ça dans le fond de mon puits. Allez dire à votre général que je suis un maquereau et que je l’emm…!

On dut faire le siège de cette maison défendue par deux hommes et quatre femmes, dont une mourante. Et ce siège fut une épopée digne des rhapsodes !

L’ex-franc-tireur avait gardé soigneusement les armes de ses victimes, les revolvers surtout, avec les cartouches en assez grand nombre, et les coups tirés dans la masse des assaillants, par les assiégés des deux sexes, portaient admirablement.

Il fallut en venir au canon pour ouvrir une maison prétendue de tolérance — chose prodigieuse qu’on n’avait jamais vue et qu’on ne reverra pas jusqu’à la consommation des siècles.

Et lorsque enfin l’étrange forteresse attaquée par deux régiments, de tous les côtés à la fois, mitraillée, émiettée, brûlée, n’ayant plus ni toit ni fenêtre et ses murs même étant sur le point de crouler, cessa de se défendre — les Prussiens qui avaient peut-être perdu soixante hommes et qui avaient soif de fusiller au moins un rebelle capturé vivant, ne trouvèrent plus, au milieu des cendres et des plâtras, que les six cadavres mutilés de ces héroïques défenseurs d’un des derniers Salons de la vieille France.