Stendhal - Vies de Haydn, de Mozart et de Métastase, 1928, éd. Martineau/Mozart III

Texte établi par Henri MartineauLe Divan (p. 285-294).

CHAPITRE III


Àdix-neuf ans, Mozart pouvait croire avoir atteint le plus haut degré de son art, puisque tout le monde le lui répétait de Londres jusqu’à Naples. Sous le rapport de la fortune et d’un établissement, il était le maître de choisir entre toutes les capitales de l’Europe. Partout l’expérience lui apprenait qu’il pouvait compter sur l’admiration générale. Son père jugea que Paris était la ville qui lui convenait le plus, et, au mois de septembre 1777, il partit pour cette capitale, où sa mère seule l’accompagna.

Il eût été, sans contredit, très avantageux pour lui de s’y fixer ; mais d’abord la musique française d’alors n’était pas de son goût ; l’état de la musique vocale ne lui eût guère permis de travailler dans le genre instrumental ; et ensuite, l’année suivante, il eut le malheur de perdre sa mère. Dès lors le séjour de Paris lui devint insupportable. Après avoir composé une symphonie pour le concert spirituel, et quelques autres morceaux, il s’empressa de retourner auprès de son père au commencement de 1779.

Au mois de novembre de l’année suivante, il se rendit à Vienne, où son souverain, l’archevêque de Salzbourg, l’avait appelé. Il était alors âgé de vingt-quatre ans. Le séjour de Vienne lui convint, et encore plus, à ce qu’il paraît, la beauté des Viennoises. Ce qu’il y a de sûr, c’est qu’il s’y fixa, et que rien n’a jamais pu l’en détacher. Les passions étant entrées dans cette âme si sensible, et qui possédait à un si haut degré le mécanisme de son art, il devint bientôt le compositeur favori de son siècle et donna le premier exemple d’un enfant célèbre devenu un grand homme[1].

Il serait trop long et surtout trop difficile de faire une analyse particulière de chacun des ouvrages de Mozart, les amateurs doivent les connaître tous. La plupart de ses opéras furent composés à Vienne, et y eurent le plus grand succès ; mais aucun ne fit plus de plaisir que la Flûte enchantée, qui, en moins d’un an, eut cent représentations.

Comme Raphaël, Mozart embrassa son art dans toute son étendue. Raphaël ne paraît avoir ignoré qu’une chose, la manière de peindre dans un plafond des figures en raccourci. Il feint toujours que la toile du tableau est attachée à la voûte ou supportée par des figures allégoriques.

Pour Mozart, je ne vois pas de genre dans lequel il n’ait triomphé : opéras, symphonies, chansons, airs de danse, il a été grand partout. Le baron de Van Swieten, l’ami de Haydn, allait jusqu’à dire que, si Mozart eût vécu, il aurait enlevé à Haydn le sceptre de la musique instrumentale. Dans l’opéra buffa, la gaieté lui a manqué, et en cela il est inférieur aux Galuppi, aux Guglielmi, aux Sarti.

Les qualités physiques qui frappent dans sa musique, indépendamment du génie, c’est une manière neuve d’employer l’orchestre, et surtout les instruments à vent. Il tire un parti étonnant de la flûte, instrument dont Cimarosa s’est rarement servi. Il transporte dans l’accompagnement toutes les beautés des plus riches symphonies.

On a reproché à Mozart de ne prendre d’intérêt qu’à sa musique et de ne connaître que ses propres ouvrages. C’est bien là le reproche de la petite vanité blessée. Mozart, occupé toute sa vie à écrire ses idées, n’a pas eu, il est vrai, le temps de lire toutes celles des autres. Du reste, il approuvait avec franchise tout ce qu’il rencontrait de bon, la plus simple chanson, pourvu qu’il y eût de l’originalité ; mais, moins politique que les grands artistes d’Italie, il était inexorable pour la médiocrité.

Il estimait principalement Porpora, Durante, Leo, Alex Scarlatti ; mais il mettait Hændel au-dessus d’eux tous. Il savait par cœur les ouvrages principaux de ce grand maître. « De nous tous, disait-il, Hændel connaît le mieux ce qui est d’un grand effet. Lorsqu’il le veut, il va et frappe comme la foudre. »

Il disait de Jomelli : « Cet artiste a certaines parties où il brille et où il brillera toujours ; seulement il n’aurait pas dû en sortir et vouloir faire de la musique d’église dans l’ancien style. » Il n’estimait pas Vincenzo Martini, dont la Cosa rara avait alors beaucoup de succès. Il y a là de fort jolies choses, disait-il, mais dans vingt ans d’ici personne n’y fera attention. » Il nous reste de lui neuf opéras écrits sur des paroles italiennes : la Finta Simplice, opéra buffa, son début dans le genre dramatique ; Mithridate, opéra séria ; Lucio Silla, idem ; la Giardiniera, opéra buffa, Idomeneo, opéra séria ; le Nozze di Figaro et Don Giovanni, composés en 1787 ; Cosi fan tutte, opéra buffa ; la Clemenza di Tito, opéra de Métastase, représenté en 1792.

Il n’a fait que trois opéras allemands : l’Enlèvement au Sérail, le Directeur de Spectacles, et la Flûte enchantée, en 1792.

Il a laissé dix-sept symphonies et des pièces instrumentales de tout genre.

Comme exécutant, Mozart a été un des premiers pianistes de l’Europe. Il jouait avec une vitesse extraordinaire ; on admirait surtout celle de sa main gauche.

Dès 1785, le célèbre Joseph Haydn avait dit au père de Mozart, qui se trouvait alors à Vienne : « Je. vous déclare, devant Dieu et en honnête homme, que je regarde votre fils comme le plus grand compositeur dont j’aie jamais entendu parler. »

Voilà ce que fut Mozart comme musicien. Celui qui connaît la nature humaine ne sera pas étonné qu’un homme qui sous le rapport du talent, était l’objet de l’admiration générale, n’ait pas été aussi grand dans les autres situations de la vie. Mozart ne se distinguait ni par une figure prévenante ni par un corps bien fait, quoique son père et sa mère eussent été cités à cause de leur beauté.

Cabanis nous dit :

« Il paraît que la sensibilité se comporte à la manière d’un fluide dont la quantité totale est déterminée, et qui, toutes les fois qu’il se jette en plus grande abondance dans un de ses canaux, diminue proportionnellement dans les autres. »

Mozart ne prit point avec l’âge l’accroissement ordinaire : il eut toute sa vie une santé faible ; il était maigre, pâle et quoique la forme de son visage fût extraordinaire, sa physionomie n’avait rien de frappant que son extrême mobilité. L’air de son visage changeait à chaque instant, mais n’indiquait autre chose que la peine ou le plaisir qu’il éprouvait dans le moment. On remarquait chez lui une manie qui ordinairement est un signe de stupidité : son corps était dans un mouvement perpétuel ; il jouait sans cesse avec les mains, ou du pied frappait la terre. Du reste, rien d’extraordinaire dans ses habitudes, sinon son amour passionné pour le billard. Il en avait un chez lui, sur lequel il lui arrivait presque tous les jours de jouer seul quand il n’avait plus de partner. Les mains de Mozart avaient une direction tellement décidée pour le clavecin, qu’il était peu adroit pour toute autre chose. À table il ne coupait jamais ses aliments, ou s’il entreprenait cette opération, il ne s’en tirait qu’avec beaucoup de peine et de maladresse. Il priait ordinairement sa femme de lui rendre ce service.

Ce même homme qui, comme artiste, avait atteint le plus haut degré de développement dès l’âge le plus tendre, est toujours demeuré enfant sous tous les autres rapports de la vie. Jamais il n’a su se gouverner lui-même. L’ordre dans les affaires domestiques, l’usage convenable de l’argent, la tempérance et le choix raisonnable des jouissances, ne furent jamais des vertus à son usage. Le plaisir du moment l’emportait toujours. Son esprit, constamment absorbé dans une foule d’idées qui le rendaient incapable de toute réflexion sur ce que nous appelons les choses sérieuses, fit que pendant toute sa vie il eut besoin d’un tuteur qui prît soin de ses affaires temporelles. Son père connaissait bien ce faible : ce fut ce qui l’engagea, en 1777, à le faire suivre à Paris par sa femme, son emploi à Salzbourg ne lui permettant point alors de s’éloigner.

Mais ce même homme, toujours distrait, toujours jouant et s’amusant, paraissait devenir un être d’un rang supérieur dès qu’il se plaçait devant un piano. Son âme s’élevait alors, et toute son attention pouvait se diriger vers le seul objet pour lequel il fût né, l’harmonie des sons. L’orchestre le plus nombreux ne l’empêchait point d’observer, pendant l’exécution, le moindre son faux, et il indiquait sur-le-champ, avec la précision la plus surprenante, sur quel instrument on avait fait la faute, et quel son il eût fallu en tirer.

Lors du voyage de Mozart à Berlin, il n’y arriva que le soir très tard. À peine fut-il descendu de sa voiture, qu’il demanda au garçon de l’auberge s’il y avait opéra. « Oui, l’Enlèvement au Sérail. — Cela est charmant ! » Et déjà il était en route pour le spectacle ; il se mit à l’entrée du parterre pour écouter sans être reconnu. Mais tantôt il était si satisfait de la bonne exécution de certains morceaux, tantôt si mécontent de la manière dont on jouait quelques autres, ou du mouvement dans lequel on les exécutait, ou des broderies que faisaient les acteurs, que, tout en témoignant sa satisfaction et son déplaisir, il se trouva contre la barre de l’orchestre. Le directeur s’était permis de faire des changements à un des airs : lorsqu’on y fut arrivé, Mozart ne pouvant plus se contenir, cria presque tout haut à l’orchestre la manière dont il fallait jouer. On se retourna pour voir l’homme en redingote de voyage qui faisait ce bruit. Quelques personnes reconnurent Mozart, et dans un instant les musiciens et les acteurs surent qu’il était parmi les spectateurs. Quelques-uns de ceux-ci, entre autres une très-bonne cantatrice, furent tellement frappés de cette nouvelle, qu’ils refusèrent de reparaître sur le théâtre. Le directeur fit part à Mozart de l’embarras où ce refus le mettait. Celui-ci fut à l’instant dans les coulisses, et réussit, par les éloges qu’il donna aux acteurs, à leur faire continuer l’opéra.

La musique fut l’occupation de sa vie et en même temps sa plus douce récréation. Jamais, même dans sa plus tendre enfance, on n’eut besoin de l’engager à se mettre au piano. Il fallait, au contraire, le surveiller pour qu’il ne s’y oubliât point et qu’il ne nuisît pas à sa santé. Dès sa jeunesse, il eut une prédilection marquée pour faire de la musique pendant la nuit. Quand, le soir à neuf heures, il se mettait au clavecin, il ne le quittait pas avant minuit, et même alors il fallait lui faire violence, car il aurait continué toute la nuit à préluder et à jouer des fantaisies. Dans la vie habituelle, c’était l’homme le plus doux ; mais le moindre bruit pendant la musique lui causait l’indignation la plus vive. Il était bien au-dessus de cette modestie affectée ou mal placée qui porte la plupart des virtuoses à ne se faire entendre qu’après en avoir été priés à différentes reprises. Souvent des grands seigneurs de Vienne lui reprochèrent de jouer avec le même intérêt devant tous ceux qui prenaient plaisir à l’entendre.

  1. Mozart composa la musique de l’opéra d’Idoménée sous les auspices les plus favorables. L’électeur de Bavière, qui l’avait toujours comblé de grâces et de prévenances, lui avait demandé cet opéra pour son théâtre de Munich, dont l’orchestre était un des mieux composés de l’Allemagne. Mozart se trouvait alors dans toute la fleur de son génie : il avait vingt-cinq ans, était éperdument amoureux de mademoiselle Constance Weber, virtuose célèbre, qu’il épousa depuis. La famille de sa maîtresse, considérant qu’il n’avait point d’emploi fixe, qu’il voyageait toujours, que ses mœurs n’avaient été jusque-là rien moins qu’exemplaires, s’opposait à ce mariage. Il prit à tâche de montrer à cette famille que, quoiqu’il n’eût pas de rang assuré dans la société, il possédait cependant quelques moyens de considération, et il trouva dans ses sentiments pour Constance les motifs des airs passionnés dont il avait besoin pour son ouvrage. L’amour et l’amour-propre du jeune compositeur, exaltés au plus haut degré, lui firent produire un opéra qu’il a toujours regardé comme ce qu’il avait fait de mieux, et dont il a même souvent emprunté des idées pour ses compositions suivantes.