Stendhal - Vies de Haydn, de Mozart et de Métastase, 1928, éd. Martineau/Mozart I

Texte établi par Henri MartineauLe Divan (p. 257-280).

VIE DE MOZART

traduite de l'allemand
PAR M. SCHLICHTEGROLL

LETTRE

Venise, le 21 juillet 1814.

Vous désirez, mon cher ami, une notice sur la vie de Mozart. J’ai demandé ce qu’on avait de mieux sur cet homme célèbre, et j’ai eu ensuite la patience de traduire pour vous la biographie qu’a donnée M. Schlichtegroll. Elle me semble écrite avec candeur. Je vous la présente, excusez son air simple.

VIE DE MOZART

CHAPITRE PREMIER

de son enfance


Le père de Mozart a eu la plus grande influence sur la singulière destinée de son fils, dont il a développé et peut-être modifié les dispositions ; il est donc nécessaire que nous en disions d’abord quelques mots. Léopold Mozart père était fils d’un relieur d’Augsbourg ; il étudia à Salzbourg, et, en 1743, il fut admis parmi les musiciens du prince archevêque de Salzbourg. Il devint, en 1762, sous-directeur de la chapelle du prince. Les devoirs de son emploi n’absorbant pas tout son temps, il donnait en ville des leçons de composition musicale et de violon. Il publia même un ouvrage intitulé Versuch, etc, ou Essai sur l’Enseignement raisonné du violon, qui eut beaucoup de succès. Il avait épousé Anne-Marie Pertl, et l’on a remarqué, comme une circonstance digne de l’attention d’un observateur exact, que ces deux époux, qui ont donné le jour à un artiste si heureusement organisé pour l’harmonie musicale, étaient cités dans Salzbourg à cause de leur rare beauté.

De sept enfants, nés de ce mariage, deux seuls ont vécu, une fille, Marie-Anne, et un fils, celui dont nous allons parler. Jean-Chrysostôme-Wolfgang-Théophile Mozart naquit à Salzbourg le 27 janvier 1756. Peu d’années après, Mozart père cessa de donner des leçons en ville, et se proposa de consacrer tout le temps que ses devoirs chez le prince lui laisseraient à soigner lui-même l’éducation musicale de ses deux enfants. La fille, un peu plus âgée que Wolfgang, profita très-bien de ses leçons, et, dans les voyages qu’elle fit dans la suite avec sa famille, elle partageait l’admiration qu’inspirait le talent de son frère. Elle finit par se marier à un conseiller du prince archevêque de Salzbourg, préférant le bonheur domestique à la renommée d’un grand talent.

Le jeune Mozart avait à peu près trois ans lorsque son père commença à donner des leçons de clavecin à sa sœur, qui alors en avait sept. Mozart manifesta aussitôt ses étonnantes dispositions pour la musique. Son bonheur était de chercher des tierces sur le piano, et rien n’égalait sa joie lorsqu’il avait trouvé cet accord harmonieux. Je vais entrer dans des détails minutieux qui, je suppose, pourront intéresser le lecteur.

Lorsqu’il eut quatre ans, son père commença à lui apprendre, presque en jouant, quelques menuets, et d’autres morceaux de musique ; cette occupation était aussi agréable au maître qu’à l’élève. Pour apprendre un menuet il fallait une demi-heure à Mozart, et à peine le double pour un morceau de plus grande étendue. Aussitôt après il les jouait avec la plus grande netteté, et parfaitement en mesure. En moins d’une année il fit des progrès si rapides, qu’à cinq ans il inventait déjà de petits morceaux de musique qu’il jouait à son père, et que ce dernier, pour encourager le talent naissant de son fils, avait la complaisance d’écrire. Avant l’époque où le petit Mozart prit du goût pour la musique, il aimait tellement tous les jeux de son âge qui pouvaient un peu intéresser son esprit, qu’il leur sacrifiait jusqu’à ses repas. Dans toutes les occasions il montrait un cœur sensible et une âme aimante. Il lui arrivait souvent de dire, jusqu’à dix fois dans la journée, aux personnes qui s’occupaient de lui, M’aimez-vous bien ? et lorsqu’en badinant elles lui disaient que non, on voyait aussitôt des larmes rouler dans ses yeux. Du moment où il connut la musique, son goût pour les jeux et les amusements de son âge s’évanouit, ou, pour que ces amusements lui plussent, il fallait y mêler de la musique. Un ami de ses parents s’amusait souvent à jouer avec lui ; quelquefois ils portaient des joujoux en procession d’une chambre dans une autre ; alors celui qui n’avait rien à porter chantait une marche, ou la jouait sur le violon.

Durant quelques mois le goût des études ordinaires de l’enfance prit un tel ascendant sur Wolfgang, qu’il lui sacrifia tout, et jusqu’à la musique. Pendant qu’il apprit à calculer, on voyait toujours les tables, les chaises, les murs, et même le plancher couvert de chiffres qu’il y traçait avec de la craie. La vivacité de son esprit le portait à s’attacher facilement à tous les objets nouveaux qu’on lui présentait. La musique cependant redevint l’objet favori de ses études ; il y fit des progrès si rapides, que son père, quoiqu’il fût toujours avec lui et à portée d’en observer la marche, les regarda plus d’une fois comme un prodige.

L’anecdote suivante, racontée par un témoin oculaire, prouvera ce qui vient d’être dit. Mozart le père revenait un jour de l’église avec un de ses amis ; il trouva son fils occupé à écrire. « Que fais-tu donc là, mon ami ? lui demanda-t-il. — Je compose un concerto pour le clavecin. Je suis presque au bout de la première partie. — Voyons ce beau griffonnage. — Non, s’il vous plaît, je n’ai pas encore fini. » Le père prit cependant le papier et montra à son ami un griffonnage de notes qu’on pouvait à peine déchiffrer à cause des taches d’encre. Les deux amis rirent d’abord de bon cœur de ce barbouillage ; mais bientôt, lorsque Mozart le père l’eut regardé avec attention, ses yeux restèrent longtemps fixés sur le papier, et enfin se remplirent de larmes d’admiration et de joie. « Voyez donc, mon ami, dit-il avec émotion et en souriant, comme tout est composé d’après les règles ; c’est dommage qu’on ne puisse pas faire usage de ce morceau, parce qu’il est trop difficile, et que personne ne pourrait le jouer. — Aussi c’est un concerto, reprit le jeune Mozart ; il faut l’étudier jusqu’à ce qu’on parvienne à le jouer comme il faut. Tenez, voilà comme on doit s’y prendre. » Aussitôt il commença à jouer, mais il ne réussit qu’autant qu’il fallait pour faire voir quelles avaient été ses idées. À cette époque, le jeune Mozart croyait fermement que jouer un concerto et faire un miracle était la même chose ; aussi la composition dont on vient de parler était-elle un amas de notes posées avec justesse, mais qui présentaient tant de difficultés, que le plus habile musicien eût trouvé impossible de les jouer.

Le jeune Mozart étonnait tellement son père, qu’il conçut l’idée de voyager et de faire partager son admiration pour son fils aux cours étrangères et à celles de l’Allemagne. Une telle idée n’a rien d’extraordinaire en ce pays. Ainsi, dès que Wolfgang eut atteint sa sixième année, la famille Mozart, composée du père, de la mère, de la fille et de Wolfgang, fit un voyage à Munich. L’électeur entendit les deux enfants, qui reçurent des éloges infinis. Cette première course réussit de tous points. Les jeunes virtuoses, de retour à Salzbourg et charmés de l’accueil qu’ils avaient reçu, redoublèrent d’application, et parvinrent à un degré de force sur le piano, qui n’avait plus besoin de leur jeunesse pour être extrêmement remarquable. Pendant l’automne de l’année 1762, toute la famille se rendit à Vienne, et les enfants firent de la musique à la cour.

L’empereur François Ier dit alors par plaisanterie au petit Wolfgang : « Il n’est pas très difficile de jouer avec tous les doigts, mais ne jouer qu’avec un seul doigt, et sur un clavecin caché, voilà ce qui mériterait l’admiration. » Sans montrer la moindre surprise à cette étrange proposition, l’enfant se mit sur-le-champ à jouer d’un seul doigt, et avec toute la netteté et la précision possibles. Il demanda qu’on mît un voile sur les touches du clavecin, et continua de même et comme si depuis longtemps il se fût exercé à cette manière.

Dès l’âge le plus tendre, Mozart, animé du véritable amour-propre de son art, ne s’enorgueillissait nullement des éloges qu’il recevait des grands personnages. Il n’exécutait que des bagatelles insignifiantes lorsqu’il avait affaire à des gens qui ne se connaissaient pas en musique. Il jouait, au contraire, avec tout le feu et toute l’attention dont il était susceptible, dès qu’il était en présence de connaisseurs, et souvent son père fut obligé d’user de subterfuges et de faire passer pour connaisseurs en musique les grands seigneurs devant lesquels il devait paraître. Lorsque, âgé de six ans, le jeune Mozart se mit au clavecin pour jouer en présence de l’empereur François, il s’adressa au prince, et lui dit : « M. Wagensei n’est-il pas ici ? C’est lui qu’il faut faire venir ; il s’y connaît. » L’empereur fit appeler Wagensei, et lui céda sa place auprès du clavecin. « Monsieur, dit alors Mozart au compositeur, je joue un de vos concertos, il faut que vous me tourniez les feuilles. »

Jusqu’alors Wolfgang n’avait joué que du clavecin, et l’habileté extraordinaire qu’il montrait sur cet instrument semblait éloigner jusqu’à l’idée de vouloir qu’il s’appliquât aussi à quelque autre. Mais le génie qui l’animait devança de beaucoup tout ce qu’on aurait osé désirer : il n’eut pas même besoin de leçons.

En revenant de Vienne à Salzbourg avec ses parents, il rapporta un petit violon dont on lui avait fait présent pendant son séjour dans la capitale ; il s’amusait avec cet instrument. Peu de temps après ce retour, Wenzl, habile violon, et qui commençait alors à composer, vint trouver Mozart le père, pour lui demander ses observations sur six trios qu’il avait faits pendant le voyage de celui-ci à Vienne. Schachtner, trompette de la musique de l’archevêque, l’une des personnes auxquelles le jeune Mozart était le plus attaché, se trouvait en ce moment chez son père, et c’est lui même que nous laisserons parler. « Le père, dit Schachtner, jouait de la basse, Wenzl le premier violon, et moi je devais jouer le second violon. Le jeune Mozart demanda la permission de faire cette dernière partie ; mais le père le gronda de cette demande enfantine, lui disant que, puisqu’il n’avait pas reçu de leçons régulières de violon, il ne devait pas être en état de bien jouer. Le fils répliqua que, pour jouer le second violon, il ne lui semblait pas indispensable d’avoir reçu des leçons. Le père, à moitié fâché de cette réponse, lui dit de s’en aller et de ne plus nous interrompre. Wolfgang en fut tellement affecté, qu’il commença à pleurer à chaudes larmes : comme il s’en allait avec son petit violon, je priai qu’on lui accordât la permission de jouer avec moi. Le père y consentit après bien des difficultés. Eh bien, dit-il à Wolfgang, tu pourras jouer avec M. Schachtner, mais sous la condition que ce sera tout doucement, et qu’on ne t’entendra pas ; sans cela, je te ferai sortir sur-le-champ. Nous commençons le trio, et le petit Mozart joue avec moi : je ne fus pas longtemps à m’apercevoir, avec le plus grand étonnement, que j’étais tout à fait inutile. Sans dire un mot, je mis mon violon de côté, en regardant le père, à qui cette scène faisait verser des larmes de tendresse. L’enfant joua de même les six trios. Les éloges que nous lui prodiguâmes alors le rendirent assez hardi pour prétendre qu’il jouerait bien aussi le premier violon. Par plaisanterie nous en fîmes l’essai, et nous ne pouvions pas nous empêcher de rire en l’entendant faire cette partie, d’une manière tout à fait irrégulière, il est vrai, mais du moins de façon à ne jamais rester court. »

Chaque jour amenait de nouvelles preuves de l’excellente organisation de Mozart pour la musique. Il savait distinguer et indiquer les plus légères différences entre les sons ; et tout son faux, ou seulement rude et non adouci par quelque accord, était pour lui une torture. C’est ainsi que, durant sa première enfance, et même jusqu’à l’âge de dix ans, il eut une horreur invincible de la trompette, lorsqu’elle ne servait pas uniquement pour accompagner un morceau de musique ; quand on lui montrait cet instrument, il faisait sur lui à peu près l’impression que produit sur d’autres enfants un pistolet chargé qu’on tourne contre eux par plaisanterie. Son père crut pouvoir le guérir de cette frayeur en faisant sonner de la trompette en sa présence, malgré les prières du jeune Mozart pour qu’on lui épargnât ce tourment ; mais, au premier son, il pâlit, tomba sur le plancher ; et vraisemblablement il aurait eu des convulsions si on n’avait cessé de jouer sur-le-champ.

Depuis qu’il avait fait ses preuves sur le violon, il se servait quelquefois de celui de Schachtner, cet ami de la famille Mozart, dont il vient d’être question : il en faisait un grand éloge, parce qu’il en tirait des sons extrêmement doux. Schachtner arriva un jour chez le jeune Mozart pendant qu’il s’amusait à jouer de son propre violon. Que fait votre violon ? fut la première demande de l’enfant, et puis il continua de jouer des fantaisies. Enfin, après avoir réfléchi quelques instants, il dit à Schachtner : « Ne pourriez-vous pas laisser votre violon accordé comme il l’était la dernière fois que je m’en suis servi ? Il est à un demi-quart de ton au-dessous de celui que je tiens. » On rit d’abord de cette exactitude scrupuleuse ; mais Mozart père, qui déjà plusieurs fois avait eu occasion d’observer la singulière mémoire que son fils avait pour retenir les tons, fit apporter le violon et, au grand étonnement de tous les assistants, il était à un demi-quart de ton au-dessous de celui que Wolfgang tenait.

Quoique l’enfant vît tous les jours de nouvelles preuves de l’étonnement et de l’admiration que ses talents inspiraient, il ne devint ni opiniâtre ni orgueilleux ; homme pour le talent, il a toujours été, dans tout le reste, l’enfant le plus complaisant et le plus docile. Jamais il ne s’est montré mécontent de ce que lui ordonnait son père. Lors même qu’il s’était fait entendre une journée entière, il continuait de jouer, sans montrer la moindre humeur, dès que son père le désirait. Il comprenait et exécutait les moindres signes que lui faisaient ses parents. Il poussait même l’obéissance jusqu’au point de refuser des bonbons lorsqu’il n’avait pas la permission de les accepter.

Au mois de juillet 1763, par conséquent lorsqu’il avait sept ans, sa famille entreprit son premier voyage hors de l’Allemagne et c’est de cette époque que date, en Europe, la célébrité du nom de Mozart. La tournée commença par Munich, où le jeune virtuose joua un concerto de violon en présence de l’électeur, après avoir préludé de fantaisie. À Augsbourg, à Manheim, à Francfort, à Coblentz, à Bruxelles, les deux enfants donnèrent des concerts publics ou jouèrent devant les princes du pays, et partout ils reçurent les plus grands éloges.

Au mois de novembre ils arrivèrent à Paris, où ils restèrent cinq mois. Ils se firent entendre à Versailles, et Wolfgang toucha l’orgue, en présence de la cour, dans la chapelle du roi. À Paris, ils donnèrent deux grands concerts publics, et reçurent de tout le monde l’accueil le plus distingué. Ils y eurent même l’honneur du portrait : on grava le père au milieu de ses deux enfants, d’après un dessin de Carmontelle. Ce fut à Paris que le jeune Mozart composa et publia ses deux premières œuvres. Il dédia la première à madame Victoire, seconde fille de Louis XV, et l’autre à madame la comtesse de Tessé.

En avril 1764, les Mozart passèrent en Angleterre, où ils demeurèrent jusque vers le milieu de l’année suivante. Les enfants jouèrent devant le roi, et, comme à Versailles, le fils toucha l’orgue de la chapelle royale. On fit plus de cas, à Londres, de son jeu sur l’orgue que sur le clavecin. Il y donna, avec sa sœur, un grand concert dont toutes les symphonies étaient de sa composition.

On pense bien que les deux enfants, et surtout Wolfgang ne s’arrêtèrent pas au degré de perfection qui leur procurait tous les jours des applaudissements si flatteurs. Malgré leurs déplacements continuels, ils travaillaient avec une régularité extrême. Ce fut à Londres qu’ils commencèrent à jouer des concertos sur deux clavecins. Wolfgang commença aussi à chanter de grands airs, ce dont il s’acquittait avec beaucoup de sentiment. À Paris et à Londres les incrédules lui avaient présenté différents morceaux difficiles de Bach, de Hændel, et d’autres maîtres ; il les jouait sur-le-champ à la première vue et avec toute la justesse possible. Un jour, chez le roi d’Angleterre, d’après une basse seulement, il exécuta un morceau plein de mélodie. Une autre fois, Christian Bach, le maître de musique de la reine, prit le petit Mozart entre ses genoux, et joua quelques mesures. Mozart continua ensuite, et ils jouèrent ainsi alternativement une sonate entière avec tant de précision, que tous ceux qui ne pouvaient les voir crurent que la sonate avait été jouée par la même personne. Pendant son séjour en Angleterre, et par conséquent à l’âge de huit ans, Wolfgang composa six sonates, qu’il fit graver à Londres, et qu’il dédia à la reine.

Au mois de juillet 1765, la famille Mozart repassa à Calais ; de là elle continua son voyage par la Flandre, où le jeune virtuose toucha souvent l’orgue dans les églises des monastères et dans les cathédrales. À La Haye, les deux enfants firent, l’un après l’autre, une maladie qui donna à craindre pour leurs jours. Ils furent quatre mois à se rétablir. Wolfgang, pendant sa convalescence, fit six sonates pour le piano, qu’il dédia à la princesse de Nassau-Weilbourg. Au commencement de l’année 1766, ils passèrent un mois à Amsterdam, d’où ils se rendirent à La Haye, pour assister à la fête de l’installation du prince d’Orange. Le fils composa, pour cette solennité, un quolibet pour tous les instruments, ainsi que différentes variations et quelques airs pour la princesse.

Après avoir joué plusieurs fois en présence du stathouder, ils revinrent à Paris, où ils passèrent deux mois. Enfin, ils rentrèrent en Allemagne par Lyon et la Suisse. À Munich, l’électeur proposa au jeune Mozart un thème musical, et lui demanda de le développer et de l’écrire sur-le-champ. C’est ce qu’il fit en présence du prince, et sans se servir de clavecin ni de violon. Après avoir fini de l’écrire, il le joua, ce qui excita au plus haut degré l’étonnement de l’électeur et de toute sa cour. Après une absence de plus de trois ans, ils revinrent à Salzbourg vers la fin de novembre 1766 ; ils y restèrent jusqu’à l’automne de l’année suivante ; et Wolfgang, plus tranquille, sembla doubler son talent. En 1768, les enfants jouèrent à Vienne, en présence de l’empereur Joseph II, qui chargea le jeune Mozart de composer la musique d’un opéra buffa. C’était la Finta simplice ; elle fut approuvée par le maître de chapelle Hasse et par Métastase ; mais elle ne fut pas exécutée sur le théâtre. Plusieurs fois, chez les maîtres de chapelle Bono et Hasse, chez Métastase, chez le duc de Bragance, chez le prince de Kaunitz, le père fit donner à son fils le premier air italien qu’on trouvait sous la main, et celui-ci composait les parties de tous les instruments en présence de l’assemblée. Lors de l’inauguration de l’église des Orphelins, il fit la musique de la messe, celle du motet, et un duo de trompettes ; et, quoiqu’il n’eût alors que douze ans, il dirigea cette musique solennelle en présence de la cour impériale.

Il revint passer l’année 1769 à Salzbourg. Au mois de décembre, son père le mena en Italie. Wolfgang venait d’être nommé maître de concert de l’archevêque de Salzbourg. On s’imagine facilement l’accueil que reçut en Italie cet enfant célèbre, qui avait excité tant d’admiration dans les autres parties de l’Europe.

Le théâtre de sa gloire, à Milan, fut la maison du comte Firmian, gouverneur général. Après avoir reçu le poëme de l’opéra qu’on devait représenter pendant le carnaval de l’année 1771, et dont il se chargea de faire la musique, Wolfgang quitta Milan au mois de mars 1770. À Bologne il trouva un admirateur animé du plus vif enthousiasme dans la personne du fameux père Martini, le même auquel Jomelli était venu demander des leçons. Le père Martini et les amateurs de Bologne furent transportés de voir un enfant de treize ans, très petit pour son âge, et qui ne paraissait pas en avoir dix, développer tous les thèmes de fugue proposés par Martini, et les exécuter sur le piano sans hésiter et avec toute la précision possible.

À Florence il excita le même étonnement par la précision avec laquelle il joua, à la première vue, les fugues et les thèmes les plus difficiles que lui proposa le marquis de Ligneville, célèbre amateur. Nous avons sur son séjour à Florence une anecdote étrangère à la musique. Il fit dans cette ville la connaissance d’un jeune Anglais nommé Thomas Linley, qui avait environ quatorze ans, c’est-à-dire à peu près son âge. Linley était élève de Martini, célèbre violon, et jouait de cet instrument avec une grâce et une habileté admirables. L’amitié de ces deux enfants devint une passion. Le jour de leur séparation, Linley donna à son ami Mozart des vers qu’il avait demandés sur ce sujet à la célèbre Corilla ; il accompagna la voiture de Wolfgang jusqu’à la ville, et les deux enfants prirent congé l’un de l’autre en versant des torrents de larmes.

Mozart et son fils se rendirent à Rome pour la semaine sainte. On pense bien qu’ils ne manquèrent pas d’aller, le soir du mercredi saint, à la chapelle Sixtine, entendre le célèbre Miserere. Comme on disait alors qu’il était défendu aux musiciens du pape, sous peine d’excommunication, d’en donner des copies, Wolfgang se proposa de le retenir par cœur. Il l’écrivit, en effet, en rentrant à l’auberge. Ce Miserere étant répété le vendredi saint, il y assista encore, en tenant le manuscrit dans son chapeau, et y put faire ainsi quelques corrections. Cette anecdote fit sensation dans la ville. Les Romains, doutant un peu de la chose, engagèrent l’enfant à chanter ce Miserere dans un concert. Il s’en acquitta à ravir. Le castrat Cristofori, qui l’avait chanté à la chapelle Sixtine, et qui était présent, rendit, par son étonnement, le triomphe de Mozart complet.

La difficulté de ce que faisait Mozart est bien plus grande qu’on ne se l’imaginerait d’abord. Mais je supplie qu’on me permette quelques détails sur la chapelle Sixtine et sur le Miserere.

Il y a ordinairement dans cette chapelle au moins trente-deux voix, et ni orgue, ni aucun instrument pour les accompagner ou les soutenir. Cet établissement atteignit le plus haut point de perfection auquel il soit parvenu vers le commencement du dix-huitième siècle. Depuis, les salaires des chantres étant restés nominativement les mêmes à la chapelle du pape, et par conséquent ayant beaucoup diminué, tandis que l’opéra prenait faveur, et qu’on offrait aux habiles chanteurs des prix inconnus jusqu’alors, peu à peu la chapelle Sixtine n’a plus eu les premiers talents.

Le Miserere qu’on y chante deux fois pendant la semaine sainte, et qui fait un tel effet sur les étrangers, a été composé, il y a deux cents ans environ, par Gregorio Allegri, un des descendants d’Antonio Allegri, si connu sous le nom du Corrège. Au moment où il commence, le pape et les cardinaux se prosternent : la lumière des cierges éclaire le Jugement dernier, que Michel-Ange peignit contre le mur auquel l’autel est adossé. À mesure que le Miserere avance, on éteint successivement les cierges ; les figures de tant de malheureux, peintes avec une énergie si terrible par Michel-Ange, n’en deviennent que plus imposantes à demi éclairées par la pâle lueur des derniers cierges qui restent allumés. Lorsque le Miserere est sur le point de finir, le maître de chapelle, qui bat la mesure, la ralentit insensiblement, les chanteurs diminuent le volume de leurs voix, l’harmonie s’éteint peu à peu, et le pécheur, confondu devant la majesté de son Dieu, et prosterné devant son trône, semble attendre en silence la voix qui va le juger.

L’effet sublime de ce morceau tient, ce me semble, et à la manière dont il est chanté et au lieu où on l’exécute. La tradition a appris aux chanteurs du pape certaines manières de porter la voix qui sont du plus grand effet, et qu’il est impossible d’exprimer par des notes. Leur chant remplit au plus haut point la condition qui rend la musique touchante. On répète la même mélodie sur tous les versets du psaume ; mais cette musique, semblable par les masses, n’est point exactement la même dans les détails. Ainsi elle est facilement comprise, et cependant évite ce qui pourrait ennuyer. L’usage de la chapelle Sixtine est d’accélérer ou de ralentir la mesure sur certains mots, de renfler ou de diminuer les sons suivant le sens des paroles, et de chanter quelques versets entiers plus vivement que d’autres.

Voici maintenant ce qui montre la difficulté du tour de force exécuté par Mozart en chantant le Miserere. On raconte que l’empereur Léopold Ier, qui non-seulement aimait la musique, mais encore était bon compositeur lui-même, fit demander au pape, par son ambassadeur, une copie du Miserere d’Allegri pour l’usage de la chapelle impériale de Vienne, ce qui fut accordé. Le maître de la chapelle Sixtine fit faire cette copie, et l’on se hâta de l’envoyer à l’empereur, qui avait alors à son service les premiers chanteurs de ce temps-là.

Malgré leurs talents, le Miserere d’Allegri n’ayant fait à la cour de Vienne d’autre effet que celui d’un faux bourdon assez plat, l’empereur et toute sa cour pensèrent que le maître de chapelle du pape, jaloux de garder le Miserere, avait éludé l’ordre de son maître et envoyé une composition vulgaire. L’empereur expédia sur-le-champ un courrier au pape, pour se plaindre de ce manque de respect ; et le maître de chapelle fut renvoyé, sans que le pape, indigné, voulût même écouter sa justification. Ce pauvre homme obtint pourtant d’un des cardinaux qu’il plaiderait sa cause et ferait entendre au pape que la manière d’exécuter ce Miserere ne pouvait s’exprimer par des notes, ni s’apprendre qu’avec beaucoup de temps et par des leçons répétées des chantres de la chapelle qui possédaient la tradition. Sa Sainteté, qui ne se connaissait pas en musique, put à peine comprendre comment les mêmes notes n’avaient pas, à Vienne, la même valeur qu’à Rome. Cependant elle ordonna au pauvre maître de chapelle d’écrire sa défense pour être envoyée à l’empereur, et, avec le temps, il rentra en grâce.

C’est cette anecdote très connue qui frappa les Romains quand ils virent un enfant chanter parfaitement leur Miserere après deux leçons ; et rien n’est plus difficile, en fait de beaux-arts, que d’exciter l’étonnement dans Rome. Toutes les réputations se font petites en entrant dans cette ville célèbre, où l’on a l’habitude des plus belles choses en tout genre.

Je ne sais si c’est à cause du succès qu’il lui procura, mais il paraît que le chant solennel et mélancolique du Miserere fit une impression profonde sur l’âme de Mozart, qui depuis eut une prédilection marquée pour Hændel et le tendre Boccherini.