Stendhal - Vies de Haydn, de Mozart et de Métastase, 1928, éd. Martineau/Lettre musique en Italie

Texte établi par Henri MartineauLe Divan (p. 379-412).

LETTRE

sur l’état actuel de la musique en italie.
Venise, 29 août 1814.


Vous vous souvenez donc encore, mon ami, des lettres que je vous écrivais de Vienne, il y a six ans. Vous voulez que je vous donne une esquisse de l’état actuel de la musique en Italie. Mes idées ont bien changé de cours depuis cette époque. Je suis aujourd’hui plus riche, plus heureux qu’à Vienne, et les moments que je ne donne pas à la société sont entièrement consacrés à l’histoire de la peinture.

Vous savez quelle a été ma joie lorsqu’on m’a rendu un revenu suffisant juste au nécessaire. Il paraît que j’avais été trompé par mon ambition ; car, sur ce prétendu nécessaire, je trouve tous les jours de quoi acheter de bons petits tableaux, que les grands faiseurs de collections ont négligés, ou plutôt n’ont pas reconnus. J’ai vu, il y a quelques jours, à la Riva dei schiavoni, chez un capitaine de vaisseau, le plus poli des hommes, de charmantes petites esquisses de Paul Véronèse, remplies de ce beau ton de couleur dorée qui donne tant de vie à ses grands tableaux : eh bien, j’ai déjà l’espérance de pouvoir me procurer une ou deux ébauches pareilles de ce grand maître, dont les chefs-d’œuvre sont enterrés, avec tant d’autres, dans votre immense Musée. Vous croyez être bien civilisés, et vous avez fait, en les ôtant à l’Italie, un trait de barbares. Vous ne vous êtes pas aperçus, messieurs les voleurs, que vous n’emportiez pas, avec les tableaux, l’atmosphère qui en fait jouir. Vous avez diminué les plaisirs du monde. Tel tableau, qui est solitaire et comme inconnu dans un des coins de votre galerie, faisait ici la gloire et la conversation de toute une ville. Dès que vous arriviez à Milan, on vous parlait du Couronnement d’épines du Titien ; à Bologne, le premier mot de votre valet de place était de vous demander si vous vouliez voir la Sainte Cécile de Raphaël : ce valet de place, lui-même, savait par cœur cinq ou six phrases sur ce chef-d’œuvre.

Je sais bien que ces phrases ennuient l’amateur qui veut juger et sentir par lui-même ; il est souvent importuné des superlatifs italiens ; mais ces superlatifs montrent quel est l’esprit général du pays par rapport aux arts. Ces superlatifs, qui m’ennuient, éveillent peut-être l’amour de l’art chez un jeune tailleur de Bologne, qui un jour, sera un Annibal Carrache. Ces superlatifs-là sont un peu comme les signes de respect que l’on rend au marquis de Wellington lorsqu’il passe dans les rues de Lisbonne : certainement le petit clerc de procureur qui crie e viva ! ne peut pas juger des talents militaires et de la prudence sublime de cet homme rare ; mais, n’importe, ces cris-là sont pour lui une récompense de ses vertus, et feront peut-être un autre Wellington de ce jeune capitaine qui est son aide de camp.

Le personnage le plus estimé, le plus connu dans Rome, c’est Canova. Le peuple d’un quartier de Paris connaît monsieur le duc un tel, dont l’hôtel est au bout de la rue. Il n’en faut pas davantage pour voir que vous avez beau emporter à Paris la Transfiguration et l’Apollon ; vous avez beau faire transporter sur toile la Descente de croix peinte à fresque par Daniel de Volterre, toutes ces œuvres sont des œuvres mortes : il manque à vos beaux-arts un public.

Ayez un Opéra italien, ayez un Musée ; c’est fort bien : vous pourrez parvenir peut-être à acquérir, dans ces genres-là, un goût d’une belle médiocrité ; mais vous ne serez jamais grands que dans la comédie, dans la chanson, dans les livres d’une morale piquante :

Excudent alii spirantia mollius æra.

Virg., VI, v. 847.

Vous, Français, vous aurez des Molière, des Collé, des Pannard, des Hamilton, des La Bruyère, des Dancourt, des Lettres persanes. Dans ce genre charmant, vous serez toujours le premier peuple du monde : cultivez-le, mettez-y votre luxe, encouragez les écrivains de ce genre ; les grands hommes sont produits par la terre que vous foulez. Donnez un orchestre supportable à votre Théâtre-Français ; achetez pour lui ces belles décorations du théâtre de la Scala, de Milan, que l’on recouvre d’une nouvelle couleur tous les deux mois, et que vous auriez pour une quantité de toile égale en étendue de la décoration. Les hommes d’esprit de Naples et de Stockholm se rencontreront sur la place du Carrousel, allant à votre théâtre voir jouer le Tartufe et le Mariage de Figaro. Nous, qui avons voyagé, nous usavons que ces pièces sont injouables partout ailleurs qu’à Paris.

De même, les tableaux de Louis Carrache peuvent être regardés comme invisibles ailleurs qu’en Lombardie. Quelle est celle de vos femmes aimables qui a jamais regardé autrement qu’en bâillant cette Vocation de saint Mathieu[1], cette Vierge portée au tombeau, dont les couleurs ont un peu poussé au noir ? Je suis convaincu que les plus mauvaises copies, mises dans le cadre de ces tableaux, produiraient juste autant d’effet sur la grande société de France. Or, à Rome, cette grande société parlera pendant quinze jours de la manière dont cette fresque, peinte par le Dominiquin au couvent de Saint-Nil, va être transportée sur toile. À Rome, la considération est pour le grand artiste ; à Paris, elle est pour le général heureux, pour le conseiller d’État en faveur, pour le maréchal de Saxe, ou pour M. de Calonne. Je ne dis pas que cela est bien ou mal ; je fais seulement observer que cela est. Et le grand artiste qui aime sa gloire, et qui connaît le faible du cœur humain, doit vivre là où l’on est le plus sensible à son mérite, et où, par conséquent, on est le plus sévère à ses fautes. À Rome, MM. G. G. G. G., dont je n’ai jamais vu que les charmants ouvrages, au reste, pourraient impunément habiter au quatrième étage : la considération de la ville entière, depuis le neveu du pape jusqu’au moindre petit abbé, y monterait avec eux ; on leur saurait beaucoup plus de gré d’un joli tableau que d’une repartie aimable. Voilà l’atmosphère qu’il faut à l’artiste ; car l’artiste aussi, comme un autre homme, a ses moments de découragement.

Une des conversations les plus intéressantes pour moi, dans une ville où j’arrive, est celle que j’établis avec le sellier qui me loue la voiture dans laquelle je vais rendre mes lettres de recommandation. Je lui demande quelles sont les curiosités à voir, quels sont les plus grands seigneurs du pays ; il me répond en me disant un peu de mal des collecteurs des impôts indirects ; mais, après ce tribut payé au rang qu’il occupe dans la société, il m’indique fort bien où se trouve le courant actuel de l’opinion publique.

Lorsque je suis rentré à Paris, vous aviez encore votre charmante madame Barilli : Dieu sait si le maître de mon bel hôtel garni de la rue Cérutt m’en a dit le moindre mot ; à peine s’il connaît de nom mademoiselle Mars et Fleury. Arrivez à Florence, chez Schneider, le moindre marmiton va vous dire : « Davide le fils est arrivé il y a trois jours ; il va chanter avec les Monbelli, l’Opéra fera furore ; tout le monde arrive à Florence pour le voir. »

Vous serez bien scandalisé, mon cher Louis, si jamais vous venez en Italie, de trouver des orchestres bien inférieurs à celui de l’Odéon, et des troupes où il n’y a qu’une voix ou deux. Vous me croirez menteur comme un voyageur de long cours. Jamais de réunion égale à celle que vous possédiez à Paris, lorsque vous aviez, dans le même opéra, madame Barilli, mesdames Neri et Festa, et, en hommes, Crivelli, Tachinardi et Porto. Mais ne désespérez pas de votre soirée : les chanteurs que vous trouvez médiocres ici seront électrisés par un public sensible et capable d’enthousiasme ; et le feu circulant du théâtre aux loges, et des loges au théâtre, vous entendrez chanter avec un ensemble, une chaleur, un brio, dont vous n’avez pas même d’idée. Vous verrez de ces moments d’entraînement où, chanteurs et spectateurs, tous s’oublient pour n’être sensibles qu’à la beauté d’un finale de Cimarosa. Ce n’est pas assez de donner, à Paris, trente mille francs à Crivelli ; il faudrait encore acheter un public fait pour l’entendre et pour nourrir l’amour qu’il a pour son art. Il fait un trait superbe et simple, pas un applaudissement[2] ; il se permet un de ces agréments communs et aisés à distinguer ; chaque spectateur, charmé de prouver qu’il est connaisseur, assourdit son voisin par des battements de mains d’énergumène : mais ces applaudissements sont sans véritable chaleur ; son âme ne vient pas de recevoir un grand plaisir, c’est seulement son esprit qui approuve. Un Italien se livre franchement à la jouissance d’admirer un bel air qu’il entend pour la première fois ; un Français n’applaudit qu’avec une sorte d’inquiétude, il craint d’approuver une chose médiocre : ce n’est qu’à la troisième ou quatrième représentation, lorsqu’il sera bien décidé que cet air est délicieux, qu’il osera crier bravo ! en appuyant sur la première syllabe, pour montrer qu’il sait l’italien. Voyez-le dire, le jour d’une première représentation, à son ami, qu’il aborde au foyer : Cela est divin ! sa bouche affirme, mais son œil interroge. Si son ami ne lui répond pas par un autre superlatif, il est prêt à détrôner sa divinité. Aussi l’enthousiasme musical de Paris n’admet-il aucune discussion ; cela est toujours délicieux ou exécrable : au delà des Alpes, comme chacun est sûr de ce qu’il sent, les discussions sur la musique sont infinies.

J’ai trouvé froids tous les grands chanteurs que j’ai vus à l’Odéon : Crivelli n’est plus le même qu’à Naples ; Tachinardi seul avait des moments parfaits dans la Distruzzione di Gerusalemme. Ce malheur-là n’est pas de ceux qui se réparent avec de l’argent, il tient aux qualités intimes du public français.

Voyez ce même Français, si contraint en parlant de musique, si craintif pour les intérêts de son amour-propre ; voyez-le admirer un bon mot ou une repartie ingénieuse ; avec quel esprit, avec quel sentiment plein de feu et de finesse, avec quelle abondance n’en détaille-t-il pas tout le piquant ! Vous diriez, si vous étiez un songe-creux : ce pays-là doit produire des Molière et des Regnard, et non pas des Galuppi et des Anfossi.

Un jeune prince italien est dilettante ; il compose, bien ou mal, quelques airs, et est éperdûment amoureux d’une actrice : s’il paraît à la cour de son souverain, il y est embarrassé et respectueux. Un jeune duc français arrive jusqu’à la chambre du roi, en se donnant des airs élégants ; on voit qu’il est heureux, son âme jouit pleinement de ses facultés : il va s’appuyer, en fredonnant, contre la balustrade qui sépare le lit du roi du reste de la chambre. Un huissier, un homme noir, s’approche et lui dit qu’il n’est pas permis de s’asseoir ainsi, qu’il profanise la balustrade du roi. — « Ah ! vous avez raison, mon ami ; allez, je préconerai partout votre zèle ; » et il fait une pirouette en riant.

Je vous avouerai, mon cher Louis, que je n’ai point varié dans l’opinion que j’avais, il y a six ans, en vous parlant du premier symphoniste du monde. Le genre instrumental a perdu la musique. On joue plus souvent et plus facilement du violon ou du piano qu’on ne chante : de là la malheureuse facilité qu’a la musique instrumentale pour corrompre le goût des amateurs de la musique chantée ; c’est aussi ce dont elle s’acquitte fort bien depuis une cinquantaine d’années.

Un seul homme connaît encore, en Italie, la belle manière de conduire la voix : c’est Monbelli, et le principal avantage de ses charmantes filles est sans doute d’avoir eu un tel maître.

Cette vraie manière de chanter, que je soutiendrai jusqu’à la mort exclusivement, était celle que nous avions, à Vienne, dans mademoiselle Martinez, l’élève de Métastase, qui s’y connaissait, et qui, ayant passé sa jeunesse, au commencement du dix-huitième siècle, à Rome et à Naples, avec la célèbre Romanina, savait ce que doit faire la voix humaine pour charmer tous les cœurs.

Son secret est bien simple, elle doit être belle et se montrer.

Voilà tout. Pour cela il faut des accompagnements peu forts, des pizzicati sur le violon[3], et, en général, que la voix exécute des morceaux lents. Actuellement les belles voix se sauvent dans les récitatifs : c’est dans ces morceaux-là que madame Catalani et Velluti sont le plus beaux. C’est ainsi qu’on chantait, il y a quatre-vingts ans, les cantates à la mode alors : aujourd’hui on exécute, au galop, une polonaise ; vient ensuite un grand air, pendant lequel les instruments luttent de force avec la voix, ou ne se taisent un instant que pour les points d’orgue, et pour permettre au chanteur de faire des roulades éternelles : et tout cela s’appelle un opéra ; et tout cela amuse un quart d’heure ; et tout cela n’a jamais fait verser une larme.

Les meilleures cantatrices que j’aie entendues en Italie (remarquez, pour l’acquit de ma conscience, que les plus grands talents peuvent avoir eu le malheur de ne jamais chanter devant moi) ; les meilleures cantatrices donc que j’aie entendues dans ces derniers temps, ce sont mademoiselle Eiser et les demoiselles Monbelli.

La première a épousé un poëte aimable, et ne chante plus en public ; les autres sont les espérances de la Polymnie italienne. Figurez-vous la plus belle méthode, la plus grande douceur dans les sons, l’expression la plus parfaite ; figurez-vous la pauvre madame Barilli avec une voix encore plus belle et toute la chaleur désirable. Je crois que les Monbelli ne chantent que le sérieux ; madame Barilli aurait donc toujours gardé sur elles l’avantage de chanter si divinement la Fanciulla sventurata des Ennemis généreux, la comtesse Almaviva de Figaro, donna Anna de Don Juan, etc. Il faut avoir entendu les petites Monbelli, à Milan, chanter l’Adriano in Siria de Métastase : cela était admirable et fit furore. Heureusement pour vous, elles sont de la première jeunesse, et vous pouvez espérer d’entendre un jour la cadette, celle qui s’habille en homme.

Il ne manquait au plaisir des amateurs que de voir réunis dans le même opéra l’excellent Velluti, le seul bon soprano d’une certaine façon, que l’Italie ait aujourd’hui à ma connaissance, et Davide le fils. Celui-ci a une voix charmante, mais il est bien loin encore de la belle méthode des Monbelli. C’est un homme qui fait sans cesse des ornements délicieux, un vrai chanteur de concert à Paris ; je suis convaincu qu’il y balancerait la réputation de M. Garat. Pour les pauvres petites Monbelli, tous nos connaisseurs diraient : N’est-ce que ça ? En Italie, elles sont faites pour aller à la plus haute réputation ; il ne faut demander qu’une chose au ciel, c’est qu’elles n’aillent pas se marier à quelque homme riche qui nous en priverait.

Madame Manfredini vous ferait un plaisir extrême dans la Camille de Paër : elle a une voix retentissante ; mais ce qui m’a enlevé dans cet opéra, que j’ai vu à Turin, c’est le bouffe Bassi, sans contredit le premier bouffe qu’ait aujourd’hui l’Italie. Il faut le voir, dans cette même Camille, dire à son maître, jeune officier, qui veut passer la nuit dans un château de mauvaise mine :

Signor, la vità è corta ;
Andiam, per carità.

Il a la chaleur, il a les jeux de scène, il a la passion pour son métier. Il joint à cela une profonde intelligence du comique, et fait lui-même des comédies agréables. Toute cette admiration-là m’est venue en le voyant jouer Ser Marc’ Antonio à Milan. Je ne sais où il se trouve actuellement. Il a d’ailleurs une bonne voix, et serait parfait s’il avait la basse-taille de votre Porto.

Mais que voulez-vous ? Dans mon système, un certain degré de passion détruit la voix chez les hommes ; et, chez les femmes, une certaine fraîcheur dans les attraits. Vous direz que c’est encore une de mes pensées singulières ; je vous répondrai, comme César de Senneville : À la bonne heure !

Nozzari, que vous avez vu à Paris, est le premier homme du monde pour chanter le rôle de Paolino du Mariage secret, que j’ai trouvé un peu haut pour les moyens de votre superbe Crivelli.

Pellegrini a une basse-taille magnifique : il aurait besoin de prendre quelques leçons de Baptiste cadet, de Thénard et de Potier, ou, mieux encore, de l’excellent Dugazon, si vous aviez encore ce bouffon charmant, que vous avez méconnu, gens graves et importants que vous êtes.

Vous connaissez mieux que moi mesdames Grassini, Correa, Festa, Neri, Sessi, qui ont été à Paris. Vous regrettez encore madame Strinasacchi, si supérieure dans le rôle de Caroline du Mariage secret, et que vos habitués de spectacle appelaient, avec assez de justesse, la Dumesnil du théâtre Louvois.

J’ai entendu avec beaucoup de plaisir, dans la superbe salle neuve de Brescia, madame Carolina Bassi : c’est une actrice pleine de feu. C’est aussi par cette qualité que brille madame Malanotti. Vittoria Sessi, de son côté, a une très jolie figure et une voix très forte.

Je n’ai jamais vu madame Camporesi, qui doit être à Paris, et dont on fait beaucoup de cas à Rome.

Je ne vous parle pas de Tachinardi, qui est si bon lorsqu’il s’anime ; le ténor Siboni marche sur ses traces. Parlamagni et Ranfagni sont toujours ce que vous les avez vus, c’est-à-dire d’excellents bouffes. De Grecis et Zamboni jouent fort bien : de Grecis était parfait dans les Pretendenti delusi, qui avaient beaucoup de succès à Milan il y a trois ans. C’est notre opéra des Prétendus, fort bien arrangé pour la scène italienne, et sur lequel Mosca a fait une musique amusante. Le trio

Con rispetto e riverenza,

avec l’air de flûte de la fin, m’a fait beaucoup de plaisir.

Je ne vous dirai rien ni de madame Catalani, ni de madame Gaforini. Je n’ai pas vu la première depuis ses débuts à Milan, il y a treize ans, et malheureusement la seconde s’est mariée. C’était le chant bouffe dans toute sa perfection. Il fallait la voir dans la Dama soldato, dans Ser Marc’ Antonio, dans le Ciabattino. Un être vif, plus sémillant, plus pétillant d’esprit, plus gai, plus enflammé, ne renaîtra jamais pour les menus plaisirs des gens d’esprit. Madame Gaforini était, pour la Lombardie, ce que madame Barilli était pour Paris : on ne remplacera pas plus l’une que l’autre. Le caractère des peuples vous fait présumer que, sous beaucoup de rapports, madame Gaforini devait être le contraire de madame Barilli, et vous présumez bien.

J’ai entendu, il y a trois mois, une très belle voix au conservatoire de Milan. J’entendais mes voisins se dire : « N’est-il pas bien ridicule qu’on laisse tel excellent bouffe, plein d’âme et de feu, végéter dans un coin de Milan, et qu’on ne le fasse pas professeur au Conservatoire, pour qu’il anime cette belle statue ? » Je ne me souviens pas du nom de la statue.

Les gens qui reviennent de Naples font le plus grand éloge du bouffon Casacieli. J’ai aussi entendu vanter madame Paër et le tenor Marzochi[4]. Voilà, mon ami, ce que je connais de mieux en Italie. J’y ajouterai madame Sandrini que j’ai entendue avec plaisir à Dresde. Je ne vous dirai rien de nos théâtres de Vienne ; j’aurais trop à en dire : demandez aux officiers français qui y furent en 1809 ; je parie qu’ils se souviennent encore des larmes qu’ils répandaient au Croisé, mélodrame égal, pour l’effet, aux meilleures tragédies romantiques, et du rire inextinguible que provoquait l’excellent danseur Rainaldi, je crois, qui jouait si bien le ballet des Vendanges. En même temps on exécutait supérieurement Don Juan, le Mariage secret, la Clémence de Titus, le Sargines de Paër, Eliska de Chérubini, une Lisbeth folle par amour, et plusieurs autres ouvrages allemands justement estimés.

Ai-je besoin de vous répéter que, probablement, plusieurs grands talents jouissent en Italie d’une réputation méritée et sont passés par moi sous silence parce que je ne les connais pas ? Je ne suis jamais allé en Sicile ; il y a bien longtemps que j’ai quitté Naples. C’est dans cette terre heureuse, c’est dans ce pays produit par le feu, que naissent les belles voix. J’y trouvai autrefois des usages bien différents des nôtres et un peu plus gais. On ne dénonce pas les plagiats par des brochures dans ce pays-là ; on prend les voleurs sur le fait. Si donc le compositeur dont on exécute l’ouvrage a dérobé à un autre un aria ou seulement quelques passages, quelques mesures, dès que le morceau volé commence à se faire entendre, il s’élève de tous côtés des bravos auxquels est joint le nom du véritable propriétaire. Si c’est Piccini qui a pillé Sacchini, on lui criera sans rémission : Bravo, Sacchini ! Si l’on reconnaît, pendant son opéra, qu’il ait pris un peu de tout le monde, on criera : Fort bien ! bravo Galuppi ! bravo, Traetta ! bravo, Guglielmi !

Si on avait le même usage en France, combien des opéras de Feydeau auraient de ces bravos-là ! Mais ne parlons pas des vivants.

Tout le monde sait aujourd’hui que dans les Visitandines l’air si connu, Enfant chéri des dames, est de Mozart.

Duni eût entendu crier : Bravo, Hasse ! pour le début de l’air Ah ! la maison maudite ! dont les quinze premières mesures sont aussi les quinze premières de l’air Priva del caro bene[5].

Monsigny eût eu un bravo, Pergolèse ! pour le début de son duo Venez, tout nous réussit, qui est précisément celui de l’air Tu sei troppo scelerato. Autre bravo pour l’air Je ne sais à quoi me résoudre.

Philidor eût entendu crier : Bravo, Pergolèse ! pour son air On me fête, on me cajole, dont l’accompagnement se trouve dans l’air Ad un povero polacco ; Bravo, Cocchi ! pour l’air Il fallait le voir au dimanche, quand il sortait du cabaret, qui n’est autre chose que l’air tout entier Donne belle che pigliate ; Bravo, Galuppi ! pour la cavatine Vois le chagrin qui me dévore. Grétry eût eu aussi quelques paquets à son adresse.

Quoi de plus aisé que de faire un tour en Italie où, en général, on ne grave pas la musique, de prendre des copies de tout ce qu’on entend de bon ou de conforme au goût qu’on sait régner à Paris dans les cent théâtres chantants ouverts chaque année dans ce pays ; de lier les morceaux par un peu d’harmonie et de venir être en France un compositeur renommé ! on ne court pas de danger. Jamais une partition française ne passe les Alpes.

Quel succès n’auraient pas à Feydeau l’air Con rispetto e riverenza de Mosca, dans les Pretendenti delusi, le quatuor Dà che siam uniti, parliam de’nostri affari, du même opéra ; et surtout qui les y reconnaîtrait ?

Quant aux belles voix d’Italie, une des sottises de messieurs nos petits philosophes nuira probablement à nos plaisirs encore pendant un grand nombre d’années. Ces messieurs sont montés en chaire pour nous apprendre qu’une petite opération faite à quelques enfants de chœur allait faire de l’Italie un désert : la population allait périr, l’herbe croissait déjà dans la rue de Tolède ; et d’ailleurs, les droits sacrés de l’humanité ! Ah ciel ! Ces messieurs doivent être de bien bonnes têtes, si l’on en juge par leur froideur pour les arts. Malheureusement une autre bonne tête, un peu meilleure, M. Malthus, docteur anglais, s’est avisé de faire sur la population un ouvrage de génie qui contrebalancera un peu les petites assertions des Roland, des d’Alembert, et autres honnêtes gens, qui auraient dû se rappeler le mot ne sutor, et ne jamais parler des arts ni en bien ni en mal.

Malthus donc explique fort bien à nos chatouilleux philosophes que la population d’un pays augmente toujours en raison de la nourriture qu’on peut s’y procurer. Il ajoute que la principale cause de cette triste pauvreté, si commune, est la tendance qu’en vertu des penchants de la nature et de l’imprévoyance humaine, la population a de s’accroître au delà des limites de la production. Il exprime souvent le vœu de voir les gouvernements cesser de donner au mariage des encouragements dont il n’aura jamais besoin. Créez un produit, montrez une nouvelle terre, une nouvelle industrie, et vous verrez des mariages et des enfants ; formez des mariages sans cela, vous aurez des enfants ; mais ils ne croîtront pas, ou mettront obstacle à la naissance d’autres enfants.

Le nombre des mariages est toujours, lorsque la raison s’en mêle, en harmonie avec les moyens d’élever une famille. Dans des villages de Hollande que le docteur Malthus a observés, un homme meurt, voilà un héritage, des capitaux vacants, une industrie dont on peut s’emparer ; vous voyez sur-le-champ un mariage ; pas de mort, pas d’hymen. Les plus terribles causes de mortalité, la peste, la guerre, une famine passagère, ne dépeuplent pas pour longtemps une contrée où l'industrie et la fertilité sont dans un état croissant.

Sans entrer dans une dissertation savante et dans de beaux calculs, je dirai, avec M. Malthus, que si les moines, à qui les philosophes doivent tant de reconnaissance pour leur avoir fourni de si vastes sujets de déclamation ; si les moines nuisaient à la population, ce n’est point parce qu’ils n’y participaient pas directement, mais parce qu’ils étaient inutiles à la production. Cependant les moines ne peuvent pas être tout à fait comparés à nos ravissants Napolitains ; mais aussi ils étaient en bien plus grand nombre.

Il ne faut qu’avoir une âme pour sentir que l’Italie est le pays du beau dans tous les genres. Ce n’est pas à vous qu’il faut prouver cela, mon ami ; mais mille choses de détail semblent y favoriser particulièrement la musique. La chaleur extrême, suivie, le soir, d’une fraîcheur qui rend tous les êtres respirants heureux, fait, de l’heure où l’on va au spectacle, le moment le plus agréable de la journée. Ce moment est, à peu près partout, entre neuf et dix heures du soir, c’est-à-dire quatre heures au moins après le dîner.

On écoute la musique dans une obscurité favorable. Excepté les jours de fête, le théâtre de la Scala, de Milan, plus grand que l’Opéra de Paris, n’est éclairé que par les lumières de la rampe ; enfin on est parfaitement à son aise dans des loges obscures, qui sont de petits boudoirs.

Je croirais volontiers qu’il faut une certaine langueur pour bien jouir de la musique vocale. Il est de fait qu’un mois de séjour à Rome change l’allure du Français le plus sémillant. Il ne marche plus avec la rapidité qu’il avait les premiers jours ; il n’est plus pressé pour rien. Dans les climats froids, le travail est nécessaire à la circulation ; dans les pays chauds, le divino far niente est le premier bonheur.

À Paris .....[6]

Me reprocherez-vous, en cherchant où en est la musique en France, de ne parler que de Paris ? En Italie, on peut citer Livourne, Bologne, Vérone, Ancone, Pise, et vingt autres villes qui ne sont pas des capitales ; mais la province, en France, n’a nulle originalité : Paris seul, dans ce grand royaume, peut compter pour la musique.

Les provinces sont animées d’un malheureux esprit d’imitation qui les rend nulles pour les arts comme pour beaucoup d’autres choses. Allez à Bordeaux, à Marseille, à Lyon, vous croyez être au Marais. Quand ces villes-là se résoudront-elles à être elles-mêmes, et à siffler ce qui vient de Paris, quand ce qui vient de Paris ne leur plaît pas ? Dans l’état actuel de la société, on y imite pesamment la légèreté de Paris ; on y est simple avec affectation, naïf avec étude, sans prétention avec prétention.

À Toulouse, comme à Lille, le jeune homme qui se met bien, la jolie femme qui veut plaire, veulent être surtout comme on est à Paris ; et dans les choses où la pédanterie est la plus inconcevable on trouve des pédants. Ces gens-là semblent n’être pas bien sûrs de ce qui leur fait peine ou plaisir ; il faut savoir ce qu’on en dit à Paris. J’ai souvent ouï dire à des étrangers, et avec assez de raison, qu’il n’y a en France que Paris, ou le village. Un homme d’esprit, né en province, a beau faire, pendant longtemps il aura moins de simplicité dans les manières que s’il fût né à Paris. La simplicité, « cette droiture d’une âme qui s’interdit tout retour sur elle et sur ses actions[7] », est peut-être la qualité la plus rare en France.

Pour qui connaît bien Paris, rien de nouveau à voir à Marseille et à Nantes, que la Loire et le port, que les choses physiques ; le moral est le même ; tandis que de belles villes de quatre-vingt mille âmes, dans des positions aussi différentes, seraient fort curieuses à examiner si elles avaient quelque originalité. L’exemple de Genève, qui n’est pas le quart de Lyon, et où, malgré un peu de pédantisme dans les manières, les étrangers s’arrêtent beaucoup plus, et avec raison, devrait être un exemple pour Lyon. En Italie, rien de plus différent, et souvent de plus opposé, que des villes situées à trente lieues l’une de l’autre. Madame Gaforini, si aimée à Milan, fut presque sifflée à Turin.

Pour juger de l’état de la musique en France et en Italie, il ne faut pas comparer Paris à Rome ; on se tromperait encore en faveur de notre chère patrie. Il faut considérer qu’en Italie des villes de quatre mille âmes, comme Créma et Como, que je cite entre cent, ont de beaux théâtres, et de temps en temps d’excellents chanteurs. L’année dernière on allait de Milan entendre les petites Monbelli à Como ; c’est comme si de Paris on allait au spectacle à Melun ou à Beauvais. Ce sont des mœurs tout à fait différentes ; on se croit à mille lieues.

Dans les plus grandes villes de France on ne trouve que le chant aigre du petit opéra-comique français. Un opéra réussit-il à Feydeau, deux mois après on est sûr de le voir applaudir à Lyon. Quand les gens riches d’une ville de cent mille âmes, située à la porte de l’Italie, auront-ils l’idée d’appeler un compositeur, et de faire faire de la musique pour eux ?

Le ciel de Bordeaux, les fortunes rapides, les idées nouvelles que donne le commerce de mer ; tout cela, joint à la vivacité gasconne, devrait y faire naître une comédie plus gaie et plus fertile en événements que celle de Paris. Pas la moindre trace d’un tel mouvement. Le jeune Français, là comme ailleurs, étudie son La Harpe, et ne s’avise pas de poser le livre, et de se dire : Mais cela me plaît-il réellement ?

On ne trouve un peu d’originalité en France que dans les classes du peuple, trop ignorantes pour être imitatrices ; mais le peuple ne s’y occupe pas de musique, et jamais le fils d’un charron de ce pays-là ne sera un Joseph Haydn.

La classe riche y apprend tous les matins, dans son journal, ce qu’elle doit penser le reste de la journée en politique et en littérature. Enfin la dernière source de la décadence des arts en France, c’est l’attention anglaise que les gens qui ont le plus d’âme et d’esprit y donnent aux intérêts politiques. Je trouve très commode d’habiter un pays pourvu d’une constitution libre ; mais, à moins d’avoir un orgueil extrêmement irritable, et une sensibilité mal placée pour les intérêts du bonheur, je ne vois pas quel plaisir on peut trouver à s’occuper sans cesse de constitution et de politique. Dans l’état actuel des jouissances et des habitudes d’un homme du monde, le bonheur que nous pouvons tirer de la manière dont le pouvoir est distribué dans le pays où nous vivons n’est pas très grand : cela peut nous nuire, mais non nous faire plaisir.

Je compare l’état de ces patriotes qui songent sans cesse aux lois et à la balance des pouvoirs, à celui d’un homme qui prendrait un souci continuel de l’état de solidité de la maison qu’il habite. Je veux bien, une fois pour toutes, choisir mon appartement dans une maison solide et bien bâtie ; mais enfin on a bâti cette maison pour y jouir tranquillement de tous les plaisirs de la vie, et il faut être, ce me semble, bien malheureux quand on est dans un salon, avec de jolies femmes, pour aller s’inquiéter de l’état de la toiture de la maison.

Et propter vitam, vivendi perdere causas.

Vous voyez, mon ami, que je vous ai obéi courrier par courrier. Voilà le relevé des idées assez peu approfondies que je me trouve avoir sur l’état actuel de la musique en Italie. Elle y est en pleine décadence, si l’on en croit l’opinion publique, qui, par hasard, a raison. Pour moi, je jouis tous les soirs de la décadence ; mais pendant la journée je vis avec un autre art.

Ainsi tout ce que je viens de vous écrire doit être bien médiocre et bien incomplet ; par exemple, je me souviens seulement à cette heure que Mosca a un frère, qui, ainsi que lui, est un compositeur très-agréable.

J’aurais bien mieux aimé avoir à vous parler de la superbe copie, faite par M. le chevalier Bossi, de la Cène peinte à Milan par Léonard de Vinci ; des jolis tableaux esquissés par ce grand peintre et cet homme aimable pour le feu comte Battaglia, et relatifs au caractère des quatre grands poëtes italiens ; des fresques d’Appiani au palais royal ; de la villa bâtie par M. Melzi sur le lac de Como, etc. Tout cela m’irait mieux aujourd’hui que de vous parler du plus bel opéra moderne.

En musique, comme pour beaucoup d’autres choses, hélas ! je suis un homme d’un autre siècle.

Madame de Sévigné, fidèle à ses anciennes admirations, n’aimait que Corneille, et disait que Racine et le café passeraient. Je suis peut-être aussi injuste envers MM. Mayer, Paër, Farinelli, Mosca, Rossini[8], qui sont très-estimés en Italie. L’air

Ti rivedrô, mi rivedrai

du Tancrède de ce dernier, qu’on dit fort jeune, m’a pourtant fait un vif plaisir. J’en ai toujours à entendre certain duo de Farinelli, qui commence par

No, non v’amo,

et que, sur plusieurs théâtres, on ajoute au second acte du Mariage secret.

Je vous avouerai, mon aimable Louis, que depuis que je vous écrivais en 1809, de ma retraite de Salzbourg, je n’ai pu encore parvenir à m’expliquer d’une manière satisfaisante le peu d’empressement que l’on montre en Italie pour Pergolèse et les grands maîtres ses contemporains. C’est à peu près aussi singulier que si nous préférions nos petits écrivains actuels aux Racine et aux Molière. Je vois bien que Pergolèse est né avant que la musique eût atteint, dans toutes ses branches, une entière perfection : le genre instrumental a fait, depuis sa mort apparemment, tout le chemin qu’il lui est donné de faire ; mais le clair-obscur a fait des progrès immenses après Raphaël, et Raphaël n’en est pas moins resté le premier peintre du monde.

Montesquieu dit fort bien : « Si le ciel donnait un jour aux hommes les yeux perçants de l’aigle, qui doute que les règles de l’architecture ne changeassent sur-le-champ ? champ ? Il faudrait des ordres plus compliqués. »

Il est évident que les Italiens sont changés depuis le temps de Pergolèse.

La conquête de l’Italie, opérée au moyen d’actions qui avaient de la grandeur, réveilla d’abord les peuples de la Lombardie ; dans la suite, les exploits de ses soldats en Espagne et en Russie, son association aux destinées d’un grand empire, quoique cet empire ait eu du malheur, le génie d’Alfieri, qui est venu ouvrir les yeux à son ardente jeunesse sur les études niaises où l’on égarait son ardeur, tout a fait naître dans ce beau pays,

Il bel paese
Ch’Apennin parte, e’l mar circonda e l’Alpe.

Pétrarque.

la soif d’être une nation.

L’on m’a même dit qu’en Espagne les troupes d’Italie passaient pour l’avoir emporté, en quelques occasions, sur les vieilles bandes françaises. Plusieurs beaux caractères se sont fait distinguer dans les rangs de cette armée. À en juger par un jeune officier général que je vis blessé au cou à la bataille de la Moskowa, cette armée a des officiers aussi remarquables par la noblesse de leur caractère que par leur mérite militaire. J’ai trouvé parmi eux beaucoup de naturel dans les manières, une raison simple et profonde, et nulle jactance. Tout cela n’était pas en 1750.

Voilà donc un changement bien réel dans les habitants de l’Italie. Ce changement n’a pas encore eu le temps d’influer sur les arts. Les peuples de l’ancien royaume d’Italie n’ont pas encore joui de ces longs intervalles de repos, pendant lesquels les nations demandent des sensations aux beaux-arts.

Je suis très-content de remarquer depuis plusieurs années, en Lombardie, une chose qui ne plaît pas également à tous nos compatriotes : je veux dire un peu d’éloignement pour la France. Alfieri a commencé ce mouvement, qui a été fortifié par les vingt ou trente millions que le budget du royaume d’Italie payait chaque année à l’empire français.

Un jeune homme fougueux qui entre dans la carrière, brûlant de se distinguer, est importuné par l’admiration à laquelle le forcent ceux qui l’ont précédé dans cette même carrière, et qui y ont reçu les premières places des mains de la victoire. Si les Italiens nous admiraient davantage, ils nous ressembleraient moins dans nos qualités brillantes. Je ne serais pas trop surpris qu’ils sentissent aujourd’hui qu’il n’y a point de vraie grandeur dans les arts sans originalité, et de vraie grandeur dans une nation sans une constitution à l’anglaise. Peut-être vivrai-je encore assez pour voir rejouer en Italie la Mandragore de Machiavel, les comédies dell’ arte et les opéras de Pergolèse. Les Italiens sentiront tôt ou tard que ce sont là leurs titres de gloire ; ils en seront plus estimés des étrangers. Pour moi, j’avoue que j’ai été tout désappointé, entrant un de ces jours au spectacle à Venise, de trouver qu’on donnait Zaïre. Tout le monde pleurait, même le caporal de garde qui était à la porte du parterre, et les acteurs n’étaient pas sans mérite. Mais, quand je veux voir Zaïre, je vais à Paris, au Théâtre-Français. J’ai été bien plus satisfait le lendemain en voyant l’Ajo nel imbarazzo (le Gouverneur embarrassé), comédie faite par un Romain, et supérieurement jouée par un gros acteur, qui m’a rappelé sur-le-champ Iffland de Berlin, et Molé, dans les rôles demi-sérieux qu’il avait pris vers la fin de sa carrière. Ce gros acteur m’a paru tout à fait digne d’entrer dans ce triumvirat. Mais c’est en vain que j’ai cherché à Venise la comédie de Gozzi et la comédie dell’ arte ; au lieu de cela, on donnait presque tous les jours des traductions du théâtre français. Avant-hier je me suis sauvé de la triste Femme jalouse, pour aller un peu rire, sur la place Saint-Marc, devant le théâtre de Polichinelle. C’est, en vérité, ce qui m’a fait le plus de plaisir à Venise, en fait de théâtres non chantants. Je trouve cela tout simple, c’est que Polichinelle et Pantalon sont indigènes en Italie, et que, dans tous les genres, on a beau faire, on n’est grand, si l’on est grand, qu’en étant soi-même.




  1. Musée, no 878.
  2. Ceci est la plus grande preuve de barbarie. Tout au plus on sait la musique, jamais on ne la sent. On sent une réplique fine de M. Scribe. (Note manuscrite de l’exemplaire Mirbeau.)
  3. Paganini, Génois, est, ce me semble, le premier violon de l’Italie ; il a une douceur extrême ; il joue des concertos aussi insignifiants que ceux qui font bâiller à Paris, mais il a toujours pour lui la douceur. J’aime surtout à lui entendre jouer des variations sur la quatrième corde. Au reste, ce Génois a trente-deux ans : peut-être qu’il jouera mieux que des concertos avec le temps ; peut-être qu’il aura le bon sens de comprendre qu’il vaut mieux jouer un bel air de Mozart.
  4. Il y a ici une omission assez étendue. L’auteur, au lieu de faire connaître ses jugements ténébreux sur des compositeurs très estimables, quoique peut-être entraînés, par la mode, dans une fausse route, va rappeler les faits relatifs à chacun d’eux.

    Paisiello et Zingarelli ne sont pas de l’école actuelle : ce sont les derniers contemporains des Piccini et des Cimarosa.

    Valentin Fioravanti, si connu à Paris par ses Cantatrici villane, est de Rome, et jeune encore. On goûte beaucoup ses opéras buffas : le Pazzie a vicenda, qu’il donna en 1791, à Florence ; il Furbo, et il Fabro Parigino, joués à Turin en 1797, sont ses principaux ouvrages.

    Simone Mayer, né en Bavière, mais élevé en Italie, est peut-être le compositeur qu’on y estime le plus ; c’est en même temps celui dont je puis le moins parler : sa manière est précisément celle qui me semble nous mener le plus rapidement à la perte totale de la musique de théâtre. Ce compositeur habite Bergame, et les propositions les plus avantageuses n’ont jamais pu l’attirer ailleurs. Il travaille beaucoup. J’ai vu jouer vingt ouvrages de lui au moins. Il est connu à Paris par les Finte rivali, opéra buffa, joué par madame Correa. On y trouva quelques chants, mais pas toujours assez nobles, et un grand luxe d’accompagnements. Son Pazzo per la musica est joli ; Adelasia ed Aleramo, opéra seria, a eu un grand succès à Milan. Mayer nous a fait jouir des immenses progrès que la musique instrumentale a faits depuis le siècle des Pergolèse, et en même temps nous fait regretter les beaux chants de cette époque.

    Ferdinando Paër, sur le compte duquel j’ai le malheur de penser comme sur Mayer, est né à Parme en 1774. J’ai vu les gens les plus spirituels de Paris faire l’éloge de son esprit. Ce compositeur a déjà fait trente opéras. La Camilla et Sargines étaient joués en même temps, il y a deux ans, à Naples, à Turin, à Vienne, à Dresde et à Paris.

    Pavesi et Mosca, auteurs très-aimés en Italie, ont fait beaucoup d’opéras buffas. On y trouve des chants aimables, qui ne sont pas tout à fait étouffés par l’orchestre. Ces deux compositeurs sont jeunes.

    On entend avec plaisir les opéras de Farinelli, né près de Padoue, c’est un élève du conservatoire de’Turchini, à Naples : il a déjà composé huit ou dix opéras.

    On conçoit les plus hautes espérances de M. Rossini jeune homme de vingt-cinq ans, qui débute. Il faut avouer que ses airs, chantés par les aimables Monbelli, ont une grâce étonnante. Le chef-d’œuvre de ce jeune homme, qui a une charmante figure, est l’Italiana in Algeri. Il paraît que déjà il se répète un peu. Je n’ai trouvé nulle originalité et nul feu dans le Turco in Italia, qu’on vient de donner à Milan, et qui est tombé.

  5. Voyage de Roland.
  6. L’auteur supprime tout ce qu’il disait, dans une correspondance intime, des compositeurs et des chanteurs vivant à Paris. Il est bien fâché que cet acte de politesse le prive du plaisir de répéter tout le bien qu’il pense de mesdames Branchu et Regnaut, ainsi que d’Elleviou.
  7. Fénelon. On n’a pas noté avec exactitude toutes les idées pillées. Cette brochure n’est presque qu’un centon.
  8. L’auteur est injuste envers Rossini. Rappelé à Paris, il n’avait entendu que deux fois de la musique de Rossini. (Note manuscrite de l’ex. Mirbeau.)