Stendhal - Vies de Haydn, de Mozart et de Métastase, 1928, éd. Martineau/Lettre XIV

Texte établi par Henri MartineauLe Divan (p. 134-141).

LETTRE XIV

Salzbourg, le 21 mai 1809.


Vous désirez, mon cher Louis, que j’écrive à Naples pour avoir une notice sur la musique de ce pays ; puisque je la cite si souvent, dites-vous, je dois vous la faire connaître. Vous avez ouï dire que la musique devenait plus originale à mesure qu’on avançait dans l’espèce de botte que forme l’Italie : vous aimez la douce Parthénope qui inspira Virgile ; vous enviez son sort : fatigué de tempêtes révolutionnaires, nous voudrions pouvoir dire :

..... Illo me tempore dulcis alebat
Parthenope, studiis florentem ignobilis oti.

Enfin, vous prétendez que la musique qu’on y faisait du temps de ce bienheureux repos, ayant été destinée à plaire à des Napolitains et ayant si bien rempli son objet, c’est par un homme du pays qu’elle doit être jugée.

Ce que vous désirez, je l’ai fait depuis longtemps. Voici une esquisse de la musique de l’école de Naples, qui m’a été fournie, il y a quelques années, par un grand abbé sec, fou du violoncelle, et habitué du théâtre de Saint Charles, où il n’a pas manqué une représentation depuis quarante ans, je crois.

Je ne suis que traducteur, et ne change rien à ses jugements, qui ne sont pas les miens tout à fait. Vous remarquerez qu’il ne parle pas de Cimarosa ; c’est qu’en  1803, il ne fallait pas nommer Cimarosa à Naples.

Naples, 10 octobre 1803.

Amico stimatissimo,

Naples a eu quatre écoles de musique vocale et instrumentale ; mais il n’en existe plus aujourd’hui que trois, où se trouvent environ deux cent trente élèves. Ceux de chaque école ont un uniforme différent : les élèves de Sainte-Marie de Lorette sont en blanc ; ceux de la Pietà en bleu turquin ou bleu de ciel ; de là vient qu’on les appelle Turchini ; ceux de Saint-Onuphre sont couleur de puce et blanc. C’est de ces écoles que sont sortis les plus grands musiciens du monde ; chose naturelle, notre pays est celui où l’on aime le mieux la musique. Les grands compositeurs que Naples a produits vécurent vers le commencement du dix-huitième siècle.

« Il est naturel de distinguer les chefs d’école qui ont produit des révolutions dans toute la musique, de ceux qui n’ont cultivé qu’un seul genre de composition.

« Parmi les premiers, nous mettrons, avant tous les autres, Alexandre Scarlatti, qui doit être considéré comme le fondateur de l’art musical moderne, puisqu’on lui doit la science du contre-point. Il était de Messine, et mourut vers 1725.

« Porpora mourut pauvre, à quatrevingt-dix ans, vers 1770. Il a donné au théâtre un grand nombre d’ouvrages qui sont regardés comme des modèles. Ses cantates leur sont encore supérieures.

« Leo fut son disciple, et surpassa son maître. Il mourut à quarante-deux ans, en 1745. Sa manière est inimitable ; l’air :

Misero pargoletto[1],

de Démophon, est un chef-d’œuvre d’expression.

« Francesco Durante naquit à Grumo, village des environs de Naples. La gloire de rendre facile le contre-point lui était réservée. Je regarde comme son plus bel ouvrage les cantates de Scarlatti arrangées en duo.

« Nous mettrons au premier rang des musiciens du second genre, Vinci, le père de ceux qui ont écrit pour le théâtre. Son mérite est de réunir l’expression la plus vive à une profonde connaissance du contre-point. Son chef-d’œuvre est l’Artaserce de Métastase. Il mourut en 1732, à la fleur de l’âge, et, à ce qu’on dit, empoisonné par un parent d’une dame romaine qu’il avait aimée.

« Jean-Baptiste Jesi était né à Pergola, dans la Marche, ce qui le fit appeler Pergolèse. Il fut élevé dans une des écoles de Naples, où Durante fut son maître, et il mourut à vingt-cinq ans, en 1733. Celui-ci fut un vrai génie. Ses ouvrages immortels sont le Stabat Mater, l’air Se cerca, se dice de l’Olympiade, et la Servante maîtresse, dans le genre bouffe. Le P. Martini a dit que Pergolèse était tellement supérieur dans ce genre, et y était tellement porté par la nature, qu’il y a des motifs bouffes jusque dans le Stabat Mater. En général, sa manière est mélancolique et expressive.

« Hasse, appelé il Sassone, fut élève d’Alexandre Scarlatti, et le plus naturel des compositeurs de son temps.

« Jomelli naquit à Averse, et mourut en 1775. Il a montré un génie étendu. Le Miserere et le Benedictus sont ses plus beaux ouvrages dans la manière noble et simple, l’Armide et l’Iphigénie, ce qu’il a fait de mieux pour le théâtre. Il a trop aimé les instruments.

« David Perez, né à Naples, et qui est mort vers 1790, a composé un Credo qui, à certaines solennités, se chante encore dans l’église des pères de l’Oratoire, où l’on va l’entendre comme original. C’est un des compositeurs qui ont soutenu le plus tard la rigueur d’un contre-point. Il a travaillé avec succès pour le théâtre et pour l’église.

« Traetta, le maître et le compagnon de Sacchini dans le Conservatoire de Sainte-Marie de Lorette, a couru la même carrière que lui. Il eut plus d’art que Sacchini, qui passe pour avoir eu plus de génie. Le caractère de Sacchini est une facilité pleine de gaieté. On distingue parmi ses compositions serie le récitatif Berenice che fai ? avec l’air qui le suit.

« Bach, né en Allemagne, fut élevé à Naples. On l’aime à cause de la tendresse qui anime ses compositions. La musique qu’il fit sur le duo

Se mai più saro geloso

paraît avec avantage dans le recueil des airs que les plus excellents maîtres ont composés sur ces paroles. On pourrait dire que Bach a particulièrement réussi à exprimer l’ironie.

« Tous ces musiciens moururent vers 1780.

« Piccini a été le rival de Jomelli dans la manière noble. On ne peut rien préférer à son duo

Fra queste ombre meste, o cara !

Peut-être doit-on le regarder comme le fondateur du théâtre buffa actuel.

« Paisiello, Guglielmi et Anfossi sont ceux de ses disciples qui ont un nom. Mais, malgré leurs ouvrages, la décadence de la musique à Naples est sensible et rapide[2].

Adieu. »

  1. Cette situation est une des plus touchantes du théâtre de Métastase, et Leo l’a rendue divinement. Timante. jeune prince qui se croit fils du farouche Démophon, roi d’Épire, est marié secrètement depuis deux ans à Dircée ; il en a un fils. Démophon découvre ce mariage, et trouve dans les lois de son royaume le moyen de les faire périr tout deux ; on les conduit à la mort ; mais son âme cruelle est touchée par les prières du peuple : il leur pardonne. Au moment où Timante vole dans les bras de Dircée, un ami fidèle lui donne la preuve évidente que Dircée est fille de Démophon.
    Plein d’horreur pour le crime involontaire dont il s’est rendu coupable en épousant sa sœur, au désespoir d’être obligé de renoncer à Dircée, il voit en lui un nouvel Œdipe, il demeure immobile et plongé dans une sombre horreur.
    Dircée, qui ne peut comprendre cette étrange froideur, le supplie de parler, au nom de leur amour ; son horreur redouble : elle lui présente son fils, en le suppliant du moins de jeter un regard sur cet enfant qui le caresse : le malheureux Timante ne peut plus contenir sa douleur, il embrasse son fils, et l’air commence :

    Misero pargoletto,
    Il tuo destin non sai :
    Ah ! non gli dite mai
    Qual era il genitor.


    Come fu un punto, oh Dio !
    Tutto cambio d’aspetto !
    Vol foste il mlo diletto,
    Vol siete il mio terror.

    c’est-à -dire

    Trop malheureux enfant,
    Tu ignores ton destin :
    Ah ! ne lui dites jamais
    Quel fut son triste père.


    Grand Dieu ! combien en un instant
    Tout a changé d’aspect pour moi !
    Vous fûtes un jour le bonheur de ma vie,
    Et vous en êtes le tourment.

    À chaque répétition de ces paroles que Timante adresse tantôt à son fils, tantôt à Dircée, Leo a su peindre une nouvelle nuance de son profond désespoir.

  2. Époques de quelques compositeurs :
    Durante, né en 1698, mort en 1755.
    Leo,1694, 1745.
    Vinci, 1705, 1732.
    Hasse, 1705, 1783.
    Hændel, 1684, 1759.
    Galuppi, 1703, 1785.
    Jomelli, 1714, 1774.
    Porpora, 1685, 1767.
    Benda, 1714, ***
    Piccini, 1728, 1800.
    Sacchini, 1735, 1786.
    Paisiello, 1741, 
    Guglielmi, 1727, 1804.
    Anfossi, 1736, 1775.
    Sarti, 1730, 1802.
    Zingarelli,1752, 
    Traetta, 1738, 1779 *.
    Ch. Bach, 1735, 1782.
    Mayer, né vers 1760.
    Mosca, né vers 1775.
    * Traetta, artiste profond et mélancolique, excelle dans les effets pittoresques et sombres de l’harmonie. Dans sa Sophonisbe, cette reine se jette entre son époux et son amant, qui veulent combattre : « Cruels, leur dit-elle, que faites-vous ? Si vous voulez du sang, frappez, voilà mon sein. » Et comme ils s’obstinent à sortir, elle s’écrie : « Où allez-vous ? Ah ! non ! » Sur cet Ah ! l’air est interrompu : le compositeur, voyant qu’il fallait ici sortir de la règle générale et ne sachant comment exprimer le degré de voix que l’actrice devait donner, a mis au-dessus de la note sol, entre deux parenthèses (un urlo francese).