Stendhal - De l’amour, II, 1927, éd. Martineau/Le rameau

Texte établi par Henri MartineauLe Divan (IIp. 297-314).

LE RAMEAU DE SALZBOURG[1]


Aux mines de sel de Hallein, près de Salzbourg, les mineurs jettent dans les profondeurs abandonnées de la mine un rameau d’arbre effeuillé par l’hiver ; deux ou trois mois après, par l’effet des eaux chargées de parties salines, qui humectent ce rameau et ensuite le laissent à sec en se retirant, ils le trouvent tout couvert de cristallisations brillantes. Les plus petites branches, celles qui ne sont pas plus grosses que la patte d’une mésange, sont incrustées d’une infinité de petits cristaux mobiles et éblouissants. On ne peut plus reconnaître le rameau primitif ; c’est un petit jouet d’enfant très joli à voir. Les mineurs d’Hallein ne manquent pas, quand il fait un beau soleil et que l’air est parfaitement sec, d’offrir de ces rameaux de diamants aux voyageurs qui se préparent à descendre dans la mine. Cette descente est une opération singulière. On se met à cheval sur d’immenses troncs de sapin, placés en pente à la suite les uns des autres. Ces troncs de sapin sont fort gros et l’office de cheval, qu’ils font depuis un siècle ou deux, les a rendus complètement lisses. Devant la selle, sur laquelle vous êtes posé et qui glisse sur les troncs de sapin placés bout à bout, s’établit un mineur qui, assis sur son tablier de cuir, glisse devant vous et se charge de vous empêcher de descendre trop vite.

Avant d’entreprendre ce voyage rapide, les mineurs engagent les dames à se revêtir d’un immense pantalon de serge grise, dans lequel entre leur robe, ce qui leur donne la tournure la plus comique. Je visitai ces mines si pittoresques d’Hallein, dans l’été de 18…, avec madame Gherardi. D’abord, il n’avait été question que de fuir la chaleur insupportable que nous éprouvions à Bologne, et d’aller prendre le frais au mont Saint-Gothard. En trois nuits nous eûmes traversé les marais pestilentiels de Mantoue et le délicieux lac de Garde, et nous arrivâmes à Riva, à Bolzano, à Inspruck.

Mme Gherardi trouva ces montagnes si jolies, que, partis pour une promenade, nous finîmes par un voyage. Suivant les rives de l’Inn et ensuite celles de la Salza, nous descendîmes jusqu’à Salzbourg. La fraîcheur charmante de ce revers des Alpes, du côté du Nord, comparée à l’air étouffé et à la poussière que nous venions de laisser dans la plaine de Lombardie, nous donnait chaque matin un plaisir nouveau et nous engageait à pousser plus avant. Nous achetâmes des vestes de paysans à Golling. Souvent nous trouvions de la difficulté à nous loger et même à vivre ; car notre caravane était nombreuse ; mais ces embarras, ces malheurs, étaient des plaisirs.

Nous arrivâmes de Golling à Hallein, ignorant jusqu’à l’existence de ces jolies mines de sel dont je parlais. Nous y trouvâmes une nombreuse société de curieux, au milieu desquels nous débutâmes en vestes de paysans et nos dames avec d’énormes capotes de paysannes, dont elles s’étaient pourvues. Nous allâmes à la mine sans la moindre idée de descendre dans les galeries souterraines ; la pensée de se mettre à cheval pour une route de trois quarts de lieue, sur une monture de bois, semblait singulière, et nous craignions d’étouffer au fond de ce vilain trou noir. Madame Gherardi le considéra un instant et déclara que, pour elle, elle allait descendre et nous laissait toute liberté.

Pendant les préparatifs, qui furent longs, car, avant de nous engouffrer dans cette cavité fort profonde, il fallut chercher à dîner, je m’amusai à observer ce qui se passait dans la tête d’un joli officier bien blond des chevau-légers bavarois. Nous venions de faire connaissance avec cet aimable jeune homme, qui parlait français, et nous était fort utile pour nous faire entendre des paysans allemands de Hallein. Ce jeune officier, quoique très joli, n’était point fat, et, au contraire, paraissait homme d’esprit ; ce fut madame Gherardi qui fit cette découverte. Je voyais l’officier devenir amoureux à vue d’œil de la charmante Italienne, qui était folle de plaisir de descendre dans une mine et de l’idée que bientôt nous nous trouverions à cinq cents pieds sous terre. Madame Gherardi, uniquement occupée de la beauté des puits, des grandes galeries, et de la difficulté vaincue, était à mille lieues de songer à plaire, et encore plus de songer à être charmée par qui que ce soit. Bientôt je fus étonné des étranges confidences que me fit, sans s’en douter, l’officier bavarois. Il était tellement occupé de la figure céleste, animée par un esprit d’ange, qui se trouvait à la même table que lui, dans une petite auberge de montagne, à peine éclairée par des fenêtres garnies de vitres vertes, que je remarquai que souvent il parlait sans savoir à qui, ni ce qu’il disait. J’avertis Mme Gherardi, qui, sans moi, perdait ce spectacle, auquel une jeune femme n’est peut-être jamais insensible. Ce qui me frappait, c’était la nuance de folie qui, sans cesse, augmentait dans les réflexions de l’officier ; sans cesse il trouvait à cette femme des perfections plus invisibles à mes yeux. À chaque moment, ce qu’il disait peignait d’une manière moins ressemblante la femme qu’il commençait à aimer. Je me disais « La Ghita n’est assurément que l’occasion de tous les ravissements de ce pauvre Allemand. » Par exemple, il se mit à vanter la main de madame Gherardi, qu’elle avait eue frappée, d’une manière fort étrange, par la petite vérole, étant enfant, et qui en était restée très marquée et assez brune.

« Comment expliquer ce que je vois ? me disais-je. Où trouver une comparaison pour rendre ma pensée plus claire ? »

À ce moment, madame Gherardi jouait avec le joli rameau couvert de diamants mobiles, que les mineurs venaient de lui donner. Il faisait un beau soleil : c’était le 3 août, et les petits prismes salins jetaient autant d’éclat que les plus beaux diamants dans une salle de bal fort éclairée. L’officier bavarois, à qui était échu un rameau plus singulier et plus brillant, demanda à Mme Gherardi de changer avec lui. Elle y consentit ; en recevant ce rameau il le pressa sur son cœur avec un mouvement si comique, que tous les Italiens se mirent à rire. Dans son trouble, l’officier adressa à madame Gherardi les compliments les plus exagérés et les plus sincères. Comme je l’avais pris sous ma protection, je cherchais à justifier la folie de ses louanges. Je disais à Ghita : « L’effet que produit sur ce jeune homme la noblesse de vos traits italiens, de ces yeux tels qu’il n’en a jamais vus, est précisément semblable à celui que la cristallisation a opéré sur la petite branche de charmille que vous tenez et qui vous semble si jolie. Dépouillée de ses feuilles par l’hiver, assurément elle n’était rien moins qu’éblouissante. La cristallisation du sel a recouvert les branches noirâtres de ce rameau avec des diamants si brillants et en si grand nombre, que l’on ne peut plus voir qu’à un petit nombre de places ses branches telles qu’elles sont.

— Eh bien ! que voulez-vous conclure de là ? dit madame Gherardi.

— Que ce rameau représente fidèlement la Ghita, telle que l’imagination de ce jeune officier la voit.

— C’est-à-dire, monsieur, que vous apercevez autant de différence entre ce que je suis en réalité et la manière dont me voit cet aimable jeune homme qu’entre une petite branche de charmille desséchée et la jolie aigrette de diamants que ces mineurs m’ont offerte.

— Madame, le jeune officier découvre en vous des qualités que nous, vos anciens amis, nous n’avons jamais vues. Nous ne saurions apercevoir, par exemple, un air de bonté tendre et compatissante. Comme ce jeune homme est Allemand, la première qualité d’une femme, à ses yeux, est la bonté, et sur-le-champ, il aperçoit dans vos traits l’expression de la bonté. S’il était Anglais, il verrait en vous l’air aristocratique et lady like[2] d’une duchesse, mais, s’il était moi, il vous verrait telle que vous êtes, parce que depuis longtemps, et pour mon malheur, je ne puis rien me figurer de plus séduisant.

— Ah ! j’entends, dit Ghita ; au moment où vous commencez à vous occuper d’une femme, vous ne la voyez plus telle qu’elle est réellement, mais telle qu’il vous convient qu’elle soit. Vous comparez les illusions favorables que produit ce commencement d’intérêt à ces jolis diamants qui cachent la branche de charmille effeuillée par l’hiver, et qui ne sont aperçus, remarquez-le bien, que par l’œil de ce jeune homme qui commence à aimer.

— C’est, repris-je, ce qui fait que les propos des amants semblent si ridicules aux gens sages, qui ignorent le phénomène de la cristallisation.

— Ah ! vous appelez cela cristallisation, dit Ghita ; eh bien, monsieur, cristallisez pour moi. »

Cette image, singulière peut-être, frappa l’imagination de madame Gherardi, et quand nous fûmes arrivés dans la grande salle de la mine, illuminée par cent petites lampes qui paraissaient être dix mille, à cause des cristaux de sel qui les reflétaient de tous côtés : « Ah ! ceci est fort joli, dit-elle au jeune Bavarois, je cristallise pour cette salle, je sens que je m’exagère sa beauté et vous, cristallisez-vous ?

— Oui, madame, » répondit naïvement le jeune officier, ravi d’avoir un sentiment commun avec cette belle Italienne ; mais pour cela n’en comprenant pas davantage ce qu’elle lui disait. Cette réponse simple nous fit rire aux larmes, parce qu’elle décida la jalousie du sot que Ghita aimait et qui commenca à devenir sérieusement jaloux de l’officier Bavarois. Il prit le mot cristallisation en horreur.

Au sortir de la mine d’Hallein, mon nouvel ami, le jeune officier, dont les confidences involontaires m’amusaient beaucoup plus que tous les détails de l’exploitation du sel, apprit de moi que madame Gherardi s’appelait Ghita, et que l’usage, en Italie, était de l’appeler devant elle la Ghita. Le pauvre garçon, tout tremblant, hasarda de l’appeler, en lui parlant, la Ghita, et madame Gherardi, amusée de l’air timidement passionné du jeune homme et de la mine profondément irritée d’une autre personne, invita l’officier à déjeuner pour le lendemain, avant notre départ pour l’Italie. Dès qu’il se fut éloigné : — « Ah çà ! expliquez-moi, ma chère amie, dit le personnage irrité, pourquoi vous nous donnez la compagnie de ce blondin fade et aux yeux hébétés ?

— Parce que, Monsieur, après dix jours de voyage, passant toute la journée avec moi, vous me voyez tous telle que je suis, et ces yeux fort tendres et que vous appelez hébétés me voient parfaite. N’est-ce pas, Filippo, ajouta-t-elle en me regardant, ces yeux-là me couvrent d’une cristallisation brillante ; je suis pour eux la perfection et, ce qu’il y a d’admirable, c’est que quoi que je fasse, quelque sottise qu’il m’arrive de dire, aux yeux de ce bel Allemand, je ne sortirai jamais de la perfection : cela est commode. Par exemple, vous, Annibalino (l’amant que nous trouvions un peu sot s’appelait le colonel Annibal), je parie que, dans ce moment, vous ne me trouvez pas exactement parfaite ? Vous pensez que je fais mal d’admettre ce jeune homme dans ma société. Savez-vous ce qui vous arrive, mon cher ? Vous ne cristallisez plus pour moi. »

Le mot cristallisation devint à la mode parmi nous, et il avait tellement frappé l’imagination de la belle Ghita, qu’elle l’adopta pour tout.

De retour à Bologne, on ne racontait guère d’anecdotes d’amour dans sa loge qu’elle ne m’adressât la parole. « Ce trait-ci confirme ou détruit telle de nos théories, » me disait-elle. Les actes de folie répétés par lesquels un amant aperçoit toutes les perfections dans la femme qu’il commence à aimer s’appelèrent toujours cristallisation entre nous. Ce mot nous rappelait le plus aimable voyage. De ma vie je ne sentis si bien la beauté touchante et solitaire des rives du lac de Garde ; nous passâmes dans des barques des soirées délicieuses, malgré la chaleur étouffante. Nous trouvâmes de ces instants qu’on n’oublie plus : ce fut un des moments brillants de notre jeunesse.

Un soir, quelqu’un vint nous donner la nouvelle que la princesse Lanfranchi et la belle Florenza se disputaient le cœur du jeune peintre Oldofredi. La pauvre princesse semblait en être réellement éprise, et le jeune artiste milanais ne paraissait occupé que des charmes de Florenza. On se demandait : « Oldofredi est-il amoureux ? » Mais je supplie le lecteur de croire que je ne prétends pas justifier ce genre de conversation, dans lequel on a l’impertinence de ne pas se conformer aux règles imposées par les convenances françaises. Je ne sais pourquoi ce soir-là notre amour-propre s’obstina à deviner si le peintre milanais était amoureux de la belle Florenza.

On se perdit dans la discussion d’un grand nombre de petits faits. Quand nous fûmes las de fixer notre attention sur des nuances presque imperceptibles, et qui, au fond, n’étaient guère concluantes, madame Gherardi se mit à nous raconter le petit roman qui, suivant elle, se passait dans le cœur d’Oldofredi. Dès le commencement de son récit, elle eut le malheur de se servir du mot cristallisation ; le colonel Annibal, qui avait toujours sur le cœur la jolie figure de l’officier bavarois, fit semblant de ne pas comprendre, et nous redemanda pour la centième fois ce que nous entendions par le mot cristallisation. « C’est ce que je ne sens pas pour vous, lui répondit vivement madame Gherardi. » Après quoi, l’abandonnant dans son coin, avec son humeur noire, et nous adressant la parole : « Je crois, dit-elle, qu’un homme commence à aimer quand je le vois triste. » Nous nous récriâmes aussitôt : « Comment ! l’amour, ce sentiment délicieux qui commence si bien… — Et qui quelquefois finit si mal, par de l’humeur, par des querelles, dit madame Gherardi en riant et regardant Annibal. Je comprends votre objection. Vous autres, hommes grossiers, vous ne voyez qu’une chose dans la naissance de l’amour : on aime ou l’on n’aime pas. C’est ainsi que le vulgaire s’imagine que le chant de tous les rossignols se ressemble ; mais nous, qui prenons plaisir à l’entendre, savons qu’il y a pourtant dix nuances différentes de rossignol à rossignol. — Il me semble pourtant, madame, dit quelqu’un, qu’on aime ou qu’on n’aime pas. — Pas du tout, monsieur ; c’est tout comme si vous disiez qu’un homme qui part de Bologne pour aller à Rome est déjà arrivé aux portes de Rome quand, du haut de l’Apennin, il voit encore notre tour Garisenda. Il y a loin de l’une de ces deux villes à l’autre, et l’on peut être au quart du chemin, à la moitié, aux trois quarts, sans pour cela être arrivé à Rome, et cependant l’on n’est plus à Bologne. — Dans cette belle comparaison, dis-je, Bologne représente apparemment l’indifférence et Rome l’amour parfait. — Quand nous sommes à Bologne, reprit madame Gherardi, nous sommes tout à fait indifférents, nous ne songeons pas à admirer d’une manière particulière la femme dont un jour peut-être nous serons amoureux à la folie ; notre imagination songe bien moins encore à nous exagérer son mérite. En un mot, comme nous disions à Hallein, la cristallisation n’a pas encore commencé. »

À ces mots, Annibal se leva furieux, et sortit de la loge en nous disant : « Je reviendrai quand vous parlerez italien. » Aussitôt la conversation se fit en français, et tout le monde se prit à rire, même madame Gherardi. « Eh bien ! voilà l’amour parti, dit-elle, et l’on rit encore. On sort de Bologne, on monte l’Apennin, l’on prend la route de Rome… — Mais, madame, dit quelqu’un, nous voilà bien loin du peintre Oldofredi, » ce qui lui donna un petit mouvement d’impatience qui, probablement, fit tout à fait oublier Annibal et sa brusque sortie. — « Voulez-vous savoir, nous dit-elle, ce qui se passe quand on quitte Bologne ? D’abord je crois ce départ complètement involontaire : c’est un mouvement instinctif. Je ne dis pas qu’il ne soit accompagné de beaucoup de plaisir. L’on admire, puis on se dit : « Quel plaisir d’être aimé de cette femme charmante ! Enfin paraît l’espérance ; après l’espérance (souvent conçue bien légèrement, car l’on ne doute de rien, pour peu que l’on ait de chaleur dans le sang), après l’espérance, dis-je, on s’exagère avec délices la beauté et les mérites de la femme dont on espère être aimé ».

Pendant que madame Gherardi parlait, je pris une carte à jouer, sur le revers de laquelle j’écrivis Rome d’un côté et Bologne de l’autre, et, entre Bologne et Rome, les quatre gîtes que madame Gherardi venait d’indiquer.

schéma d'une droite horizontale, allant de Bologne (ville avec deux tours penchées, à gauche) à Rome (coupole de Saint-Pierre) à droite, droite jalonnée de quatre points, numérotés de 1 à 4, les trois premiers assez rapprochés vers la gauche, le 4 vers le milieu

1. L’admiration.

2. L’on arrive à ce second point de la route quand on se dit : « Quel plaisir d’être aimé de cette femme charmante ! »

3. La naissance de l’espérance marque le troisième gîte.

4. L’on arrive au quatrième quand on s’exagère avec délices la beauté et les mérites de la femme qu’on aime. C’est ce que, nous autres adeptes, nous appelons du mot de cristallisation, qui met Carthage en fuite. Dans le fait, c’est difficile à comprendre.

Madame Gherardi continua : « Pendant ces quatre mouvements de l’âme, ou manières d’être, que Filippo vient de dessiner, je ne vois pas la plus petite raison pour que notre voyageur soit triste. Le fait est que le plaisir est vif, qu’il réclame toute l’attention dont l’âme est susceptible. On est sérieux, mais l’on n’est point triste la différence est grande. — Nous entendons, madame, dit un des assistants, vous ne parlez pas de ces malheureux auxquels il semble que tous les rossignols rendent les mêmes sons. — La différence entre être sérieux et être triste (l’esser serio e l’esser mesto), reprit madame Gherardi, est décisive lorsqu’il s’agit de résoudre un problème tel que celui-ci : « Oldofredi aime-t-il la belle Florenza ? » Je crois qu’Oldofredi aime, parce que, après avoir été fort occupé de la Florenza, je l’ai vu triste et non pas seulement sérieux. Il est triste, parce que voici ce qui lui est arrivé. Après s’être exagéré le bonheur que pourrait lui donner le caractère annoncé par la figure raphaélesque, les belles épaules, les beaux bras, en un mot les formes dignes de Canova de la belle marchesina Florenza, il a probablement cherché à obtenir la confirmation des espérances qu’il avait osé concevoir. Très probablement aussi, la Florenza, effrayée d’aimer un étranger qui peut quitter Bologne au premier moment, et surtout très fâchée qu’il ait pu concevoir sitôt des espérances, les lui aura ôtées avec barbarie. »

Nous avions le bonheur de voir tous les jours de la vie madame Gherardi ; une intimité parfaite régnait dans cette société ; on s’y comprenait à demi-mot ; souvent j’y ai vu rire de plaisanteries qui n’avaient pas eu besoin de la parole pour se faire entendre : un coup d’œil avait tout dit. Ici, un lecteur français s’apercevra qu’une jolie femme d’Italie se livre avec folie à toutes les idées bizarres qui lui passent par la tête. À Rome, à Bologne, à Venise, une jolie femme est reine absolue ; rien ne peut être plus complet que le despotisme qu’elle exerce dans sa société. À Paris, une jolie femme a toujours peur de l’opinion et du bourreau de l’opinion : le ridicule. Elle a constamment au fond du cœur la crainte des plaisanteries, comme un roi absolu la crainte d’une charte. Voilà la secrète pensée qui vient la troubler au milieu d’une joie de ses plaisirs, et lui donner tout à coup une mine sérieuse. Une Italienne trouverait bien ridicule cette autorité limitée qu’une femme de Paris exerce dans son salon. À la lettre, elle est toute-puissante sur les hommes qui l’approchent, et dont toujours le bonheur, du moins pendant la soirée, dépend d’un de ses caprices : j’entends le bonheur des simples amis. Si vous déplaisez à la femme qui règne dans une loge, vous voyez l’ennui dans ses yeux, et n’avez rien de mieux à faire que de disparaître pour ce jour-là.

Un jour, je me promenais avec madame Gherardi sur la route de la Cascata del Reno ; nous rencontrâmes Oldofredi seul, fort animé, l’air très préoccupé, mais point sombre. Madame Gherardi l’appela et lui parla, afin de mieux l’observer. « Si je ne me trompe, dis-je à madame Gherardi, ce pauvre Oldofredi est tout à fait livré à la passion qu’il prend pour la Florenza ; dites-moi, de grâce, à moi qui suis votre séide, à quel point de la maladie d’amour le croyez-vous arrivé maintenant ? — Je le vois, dit madame Gherardi, se promenant seul, et qui se dit à chaque instant : « Oui, elle m’aime. » Ensuite il s’occupe à lui trouver de nouveaux charmes, à se détailler de nouvelles raisons de l’aimer à la folie. — Je ne le crois pas si heureux que vous le supposez. Oldofredi doit avoir souvent des doutes cruels ; il ne peut pas être si sûr d’être aimé de la Florenza ; il ne sait pas comme nous à quel point elle considère peu, dans ces sortes d’affaires, la richesse, le rang, la manière d’être dans le monde[3]. Oldofredi est aimable, d’accord, mais ce n’est qu’un pauvre étranger. — N’importe, dit madame Gherardi, je parierais que nous venons de le trouver dans un moment où les raisons pour espérer l’emportaient. — Mais, dis-je, il avait l’air trop profondément troublé ; il doit avoir des moments de malheur affreux ; il se dit : « Mais, est-ce qu’elle m’aime ? » — J’avoue, reprit madame Gherardi, oubliant presque qu’elle me parlait, que, quand la réponse qu’on se fait a soi-même est satisfaisante, il y a des moments de bonheur divin et tels que peut-être rien au monde ne peut leur être comparé. C’est là sans doute ce qu’il y a de mieux dans la vie.

« Quand, enfin, l’âme, fatiguée et comme accablée de sentiments si violents, revient à la raison par lassitude, ce qui surnage après tant de mouvements si opposés, c’est cette certitude : « Je trouverai auprès de lui un bonheur que lui seul au monde peut me donner. » Je laissai peu à peu mon cheval s’éloigner de celui de madame Gherardi. Nous fîmes les trois milles qui nous séparaient de Bologne sans dire une seule parole, pratiquant la vertu nommée discrétion.

  1. Ce fragment et les deux suivants ne figurent pas dans la première édition de l’amour (1822), trouvés dans les de M. Beyle, ils ont été publiés pour la première fois en 1853, chez Michel Lévy, dans la plaquette : Œuvres posthumes, de l’Amour, fragments inédits. — N.D.L.E.
  2. L’air grande dame.
  3. Tout est opposé entre la France et l’Italie. Par exemple, les richesses, la haute naissance, l’éducation parfaite, disposent à l’amour au delà des Alpes, et en éloignent en France.