Stendhal - De l’amour, II, 1927, éd. Martineau/Ernestine

Texte établi par Henri MartineauLe Divan (IIp. 315-360).

ERNESTINE

ou
LA NAISSANCE DE L’AMOUR
avertissement


Une femme de beaucoup d’esprit et de quelque expérience prétendait un jour que l’amour ne naît pas aussi subitement qu’on le dit. « Il me semble, disait-elle, que je découvre sept époques tout à fait distinctes dans la naissance de l’amour » ; et, pour prouver son dire, elle conta l’anecdote suivante. On était à la campagne, il pleuvait à verse, on était trop heureux d’écouter.


Dans une âme parfaitement indifférente, une jeune fille habitant un château isolé, au fond d’une campagne, le plus petit étonnement excite profondément l’attention. Par exemple, un jeune chasseur qu’elle aperçoit à l’improviste, dans le bois, près du château.

Ce fut par un événement aussi simple que commencèrent les malheurs d’Ernestine de S… Le château qu’elle habitait seule, avec son vieux oncle, le comte de S…, bâti dans le moyen âge, près des bords du Drac, sur une des roches immenses qui resserrent le cours de ce torrent, dominait un des plus beaux sites du Dauphiné. Ernestine trouva que le jeune chasseur offert par le hasard à sa vue avait l’air noble. Son image se présenta plusieurs fois à sa pensée ; car à quoi songer dans cet antique manoir ? — Elle y vivait au sein d’une sorte de magnificence elle y commandait à un nombreux domestique ; mais depuis vingt ans que le maître et les gens étaient vieux, tout s’y faisait toujours à la même heure ; jamais la conversation ne commençait que pour blâmer tout ce qui se fait et s’attrister des choses les plus simples. Un soir de printemps, le jour allait finir, Ernestine était à sa fenêtre ; elle regardait le petit lac et le bois qui est au delà ; l’extrême beauté de ce paysage contribuait peut-être à la plonger dans une sombre rêverie. Tout à coup elle revit ce jeune chasseur qu’elle avait aperçu quelques jours auparavant ; il était encore dans le petit bois au delà du lac ; il tenait un bouquet de fleurs à la main ; il s’arrêta comme pour la regarder ; elle le vit donner un baiser à ce bouquet et ensuite le placer avec une sorte de respect tendre dans le creux d’un grand chêne sur le bord du lac.

Que de pensées cette seule action fit naître ! et que de pensées d’un intérêt très vif, si on les compare aux sensations monotones qui, jusqu’à ce moment, avaient rempli la vie d’Ernestine ! Une nouvelle existence commence pour elle ; osera-t-elle aller voir ce bouquet ? « Dieu ! quelle imprudence, se dit-elle en tressaillant ; et si, au moment où j’approcherai du grand chêne, le jeune chasseur vient à sortir des bosquets voisins ! Quelle honte ! Quelle idée prendrait-il de moi ? » Ce bel arbre était pourtant le but habituel de ses promenades solitaires ; souvent elle allait s’asseoir sur ses racines gigantesque, qui s’élèvent au-dessus de la pelouse et forment, tout à l’entour du tronc, comme autant de bancs naturels abrités par son vaste ombrage.

La nuit, Ernestine put à peine fermer l’œil ; le lendemain, dès cinq heures du matin, à peine l’aurore a-t-elle paru, qu’elle monte dans les combles du château. Ses yeux cherchent le grand chêne au delà du lac ; à peine l’a-t-elle aperçu, qu’elle reste immobile et comme sans respiration. Le bonheur si agité des passions succède au contentement sans objet et presque machinal de la première jeunesse.

Dix jours s’écoulent. Ernestine compte les jours ! Une fois seulement, elle a vu le jeune chasseur ; il s’est approché de l’arbre chéri, et il avait un bouquet qu’il y a placé comme le premier. — Le vieux comte de S… remarque qu’elle passe sa vie à soigner une volière qu’elle a établie dans les combles du château ; c’est qu’assise auprès d’une petite fenêtre dont la persienne est fermée, elle domine toute l’étendue du bois au delà du lac. Elle est bien sûre que son inconnu ne peut l’apercevoir, et c’est alors qu’elle pense à lui sans contrainte. Une idée lui vient et la tourmente. S’il croit qu’on ne fait aucune attention à ses bouquets, il en conclura qu’on méprise son hommage, qui, après tout, n’est qu’une simple politesse, et, pour peu qu’il ait l’âme bien placée, il ne paraîtra plus. Quatre jours s’écoulent encore, mais avec quelle lenteur ! Le cinquième, la jeune fille, passant par hasard auprès du grand chêne, n’a pu résister à la tentation de jeter un coup d’œil sur le petit creux où elle a vu déposer les bouquets. Elle était avec sa gouvernante et n’avait rien à craindre. Ernestine pensait bien ne trouver que des fleurs fanées ; à son inexprimable joie, elle voit un bouquet composé des fleurs les plus rares et les plus jolies ; il est d’une fraîcheur éblouissante ; pas un pétale des fleurs les plus délicates n’est flétri. À peine a-t-elle aperçu tout cela du coin de l’œil, que, sans perdre de vue sa gouvernante, elle a parcouru avec la légèreté d’une gazelle toute cette partie du bois à cent pas à la ronde. Elle n’a vu personne ; bien sûre de n’être pas observée, elle revient au grand chêne, elle ose regarder avec délices le bouquet charmant. Ô ciel ! il y a un petit papier presque imperceptible, il est attaché au nœud du bouquet. « Qu’avez-vous, mon Ernestine ? dit la gouvernante alarmée du petit cri qui accompagne cette découverte. — Rien, bonne amie, c’est une perdrix qui s’est levée à mes pieds. » — Il y a quinze jours, Ernestine n’aurait pas eu l’idée de mentir. Elle se rapproche de plus en plus du bouquet charmant ; elle penche la tête, et, les joues rouges comme le feu, sans oser y toucher, elle lit sur le petit morceau de papier :

« Voici un mois que tous les matins j’apporte un bouquet, celui-ci sera-t-il assez heureux pour être aperçu ? »

Tout est ravissant dans ce joli billet ; l’écriture anglaise qui traça ces mots est de la forme la plus élégante. Depuis quatre ans qu’elle a quitté Paris et le couvent le plus à la mode du faubourg Saint-Germain, Ernestine n’a rien vu d’aussi joli. Tout à coup elle rougit beaucoup, elle se rapproche de sa gouvernante, et l’engage à retourner au château. Pour y arriver plus vite, au lieu de remonter dans le vallon et de faire le tour du lac comme de coutume, Ernestine prend le sentier du petit pont qui mène au château en ligne droite. Elle est pensive, elle se promet de ne plus revenir de ce côté ; car enfin elle vient de découvrir que c’est une espèce de billet qu’on a osé lui adresser. Cependant, il n’était pas fermé, se dit-elle tout bas. De ce moment sa vie est agitée par une affreuse anxiété. Quoi donc ! ne peut-elle pas, même de loin, aller revoir l’arbre chéri ? Le sentiment du devoir s’y oppose. « Si je vais sur l’autre rive du lac, se dit-elle, je ne pourrai plus compter sur les promesses que je me fais à moi-même. » Lorsqu’à huit heures elle entendit le portier fermer la grille du petit pont, ce bruit qui lui ôtait tout espoir sembla la délivrer d’un poids énorme qui accablait sa poitrine ; elle ne pourrait plus maintenant manquer à son devoir, quand même elle aurait la faiblesse d’y consentir. Le lendemain, rien ne peut la tirer d’une sombre rêverie ; elle est abattue, pâle ; son oncle s’en aperçoit ; il fait mettre les chevaux à l’antique berline, on parcourt les environs, on va jusqu’à l’avenue du château de Mme Dayssin, à trois lieues de là. Au retour, le comte de S… donne l’ordre d’arrêter dans le petit bois, au delà du lac ; la berline s’avance sur la pelouse, il veut revoir le chêne immense qu’il n’appelle jamais que le contemporain de Charlemagne. « Ce grand empereur peut l’avoir vu, dit-il, en traversant nos montagnes pour aller en Lombardie, vaincre le roi Didier » ; et cette pensée d’une vie si longue semble rajeunir un vieillard presque octogénaire. Ernestine est bien loin de suivre les raisonnements de son oncle ; ses joues sont brûlantes ; elle va donc se trouver encore une fois auprès du vieux chêne ; elle s’est promis de ne pas regarder dans la petite cachette. Par un mouvement instinctif, sans savoir ce qu’elle fait, elle y jette les yeux, elle voit le bouquet, elle pâlit. Il est composé de roses panachées de noir. — « Je suis bien malheureux, il faut que je m’éloigne, pour toujours. Celle que j’aime ne daigne pas apercevoir mon hommage. » — Tels sont les mots tracés sur le petit papier fixé au bouquet. Ernestine les a lus avant d’avoir le temps de se défendre de les voir. Elle est si faible, qu’elle est obligée de s’appuyer contre l’arbre ; et bientôt elle fond en larmes. Le soir, elle se dit : « Il s’éloignera pour toujours, et je ne le verrai plus ! »

Le lendemain, en plein midi, par le soleil du mois d’août, comme elle se promenait avec son oncle sous l’allée de platanes le long du lac, elle voit sur l’autre rive le jeune homme s’approcher du grand chêne ; il saisit son bouquet, le jette dans le lac et disparaît. Ernestine a l’idée qu’il y avait du dépit dans son geste, bientôt elle n’en doute plus. Elle s’étonne d’avoir pu en douter un seul instant ; il est évident que, se voyant méprisé, il va partir ; jamais elle ne le reverra.

Ce jour-là on est fort inquiet au château, où elle seule répand quelque gaieté. Son oncle prononce qu’elle est décidément indisposée ; une pâleur mortelle, une certaine contraction dans les traits, ont bouleversé cette figure naïve, où se peignaient naguère les sensations si tranquilles de la première jeunesse. Le soir, quand l’heure de la promenade est venue, Ernestine ne s’oppose point à ce que son oncle la dirige vers la pelouse au delà du lac. Elle regarde en passant, et d’un œil morne où les larmes sont à peine retenues, la petite cachette à trois pieds au-dessus du sol, bien sûre de n’y rien trouver ; elle a trop bien vu jeter le bouquet dans le lac. Mais, ô surprise ! elle en aperçoit un autre. — « Par pitié pour mon affreux malheur, daignez prendre la rose blanche. » Pendant qu’elle relit ces mots étonnants, sa main, sans qu’elle le sache, a détaché la rose blanche qui est au milieu du bouquet. — « Il est donc bien malheureux, se dit-elle ! » — En ce moment son oncle l’appelle, elle le suit, mais elle est heureuse. Elle tient sa rose blanche dans son petit mouchoir de batiste, et la batiste est si fine, que tout le temps que dure encore la promenade, elle peut apercevoir la couleur de la rose à travers le tissu léger. Elle tient son mouchoir de manière à ne pas faner cette rose chérie.

À peine rentrée, elle monte en courant l’escalier rapide qui conduit à sa petite tour, dans l’angle du château. Elle ose enfin contempler sans contrainte cette rose adorée et en rassasier ses regards à travers les douces larmes qui s’échappent de ses yeux.

Que veulent dire ces pleurs ? Ernestine l’ignore. Si elle pouvait deviner le sentiment qui les fait couler, elle aurait le courage de sacrifier la rose qu’elle vient de placer avec tant de soin dans son verre de cristal, sur sa petite table d’acajou. Mais, pour peu que le lecteur ait le chagrin de n’avoir plus vingt ans, il devinera que ces larmes, loin d’être de la douleur, sont les compagnes inséparables de la vue inopinée d’un bonheur extrême ; elles veulent dire : « Qu’il est doux d’être aimé ! » — C’est dans un moment où le saisissement du premier bonheur de sa vie égarait son jugement qu’Ernestine a eu le tort de prendre cette fleur. Mais elle n’en est pas encore à voir et à se reprocher cette inconséquence.

Pour nous, qui avons moins d’illusions, nous reconnaissons la troisième période de la naissance de l’amour : l’apparition de l’espoir. Ernestine ne sait pas que son cœur se dit, en regardant cette rose : « Maintenant, il est certain qu’il m’aime. »

Mais peut-il être vrai qu’Ernestine soit sur le point d’aimer ? Ce sentiment ne choque-t-il pas toutes les règles du plus simple bon sens ? Quoi ! elle n’a vu que trois fois l’homme qui, dans ce moment, lui fait verser des larmes brûlantes ! Et encore elle ne l’a vu qu’à travers le lac, à une grande distance, à cinq cents pas peut-être. Bien plus, si elle le rencontrait sans fusil et sans veste de chasse, peut-être qu’elle ne le reconnaîtrait pas. Elle ignore son nom, ce qu’il est, et pourtant ses journées se passent à se nourrir de sentiments passionnés, dont je suis obligé d’abréger l’expression, car je n’ai pas l’espace qu’il faut pour faire un roman. Ces sentiments ne sont que des variations de cette idée : « Quel bonheur d’en être aimée ! » Ou bien, elle examine cette autre question bien autrement importante : « Puis-je espérer d’en être aimée véritablement ? N’est-ce point par jeu qu’il me dit qu’il m’aime ? » Quoique habitant un château bâti par Lesdiguières, et appartenant à la famille d’un des plus braves compagnons du fameux connétable, Ernestine ne s’est point fait cette autre objection : « Il est peut-être le fils d’un paysan du voisinage. » Pourquoi ? Elle vivait dans une solitude profonde.

Certainement Ernestine était bien loin de reconnaître la nature des sentiments qui régnaient dans son cœur. Si elle eut pu prévoir où ils la conduisaient, elle aurait eu une chance d’échapper à leur empire. Une jeune Allemande, une Anglaise, une Italienne, eussent reconnu l’amour ; notre sage éducation ayant pris le parti de nier aux jeunes filles l’existence de l’amour, Ernestine ne s’alarmait que vaguement de ce qui se passait dans son cœur quand elle réfléchissait profondément, elle n’y voyait que de la simple amitié. Si elle avait pris une seule rose, c’est qu’elle eût craint, en agissant autrement, d’affliger son nouvel ami et de le perdre. « Et, d’ailleurs, se disait-elle, après y avoir beaucoup songé, il ne faut pas manquer à la politesse. »

Le cœur d’Ernestine est agité par les sentiments les plus violents. Pendant quatre journées, qui paraissent quatre siècles à la jeune solitaire, elle est retenue par une crainte indéfinissable ; elle ne sort pas du château. Le cinquième jour son oncle, toujours plus inquiet de sa santé, la force à l’accompagner dans le petit bois ; elle se trouve près de l’arbre fatal ; elle lit sur le petit fragment de papier caché dans le bouquet :

« Si vous daignez prendre ce camellia panaché, dimanche je serai à l’église de votre village. »

Ernestine vit à l’église un homme mis avec une simplicité extrême, et qui pouvait avoir trente-cinq ans. Elle remarqua qu’il n’avait pas même de croix. Il lisait, et, en tenant son livre d’heures d’une certaine manière, il ne cessa presque pas un instant d’avoir les yeux sur elle. C’est dire que, pendant tout le service, Ernestine fut hors d’état de penser à rien. Elle laissa choir son livre d’heures, en sortant de l’antique banc seigneurial, et faillit tomber elle-même en le ramassant. Elle rougit beaucoup de sa maladresse. « Il m’aura trouvée si gauche, se dit-elle aussitôt, qu’il aura honte de s’occuper de moi. » En effet, à partir du moment où ce petit accident était survenu, elle ne vit plus l’étranger. Ce fut en vain qu’après être montée en voiture elle s’arrêta pour distribuer quelques pièces de monnaie à tous les petits garçons du village, elle n’aperçut point, parmi les groupes de paysans qui jasaient auprès de l’église, la personne que, pendant la messe, elle n’avait jamais osé regarder. Ernestine, qui jusqu’alors avait été la sincérité même, prétendit avoir oublié son mouchoir. Un domestique rentra dans l’église et chercha longtemps dans le banc du seigneur ce mouchoir qu’il n’avait garde de trouver. Mais le retard amené par cette petite ruse fut inutile, elle ne revit plus le chasseur. « C’est clair, se dit-elle ; Mlle de C… me dit une fois que je n’étais pas jolie et que j’avais dans le regard quelque chose d’impérieux et de repoussant ; il ne me manquait plus que de la gaucherie ; il me méprise sans doute. »

Les tristes pensées l’agitèrent pendant deux ou trois visites que son oncle fit avant de rentrer au château.

À peine de retour, vers les quatre heures, elle courut sous l’allée de platanes, le long du lac. La grille de la chaussée était fermée à cause du dimanche ; heureusement, elle aperçut un jardinier ; elle l’appela et le pria de mettre la barque à flot et de la conduire de l’autre côté du lac. Elle prit terre à cent pas du grand chêne. La barque côtoyait et se trouvait toujours assez près d’elle pour la rassurer. Les branches basses et à peu près horizontales du chêne immense s’étendaient presque jusqu’au lac. D’un pas décidé et avec une sorte de sang-froid sombre et résolu, elle s’approcha de l’arbre, de l’air dont elle eût marché à la mort. Elle était bien sûre de ne rien trouver dans la cachette ; en effet, elle n’y vit qu’une fleur fanée qui avait appartenu au bouquet de la veille : — « S’il eût été content de moi, se dit-elle, il n’eût pas manqué de me remercier par un bouquet. »

Elle se fit ramener au château, monta chez elle en courant, et, une fois dans sa petite tour, bien sûre de n’être pas surprise, fondit en larmes. « Mlle de C… avait bien raison, se dit-elle ; pour me trouver jolie, il faut me voir à cinq cents pas de distance. Comme dans ce pays de libéraux, mon oncle ne voit personne que des paysans et des curés, mes manières doivent avoir contracté quelque chose de rude, peut-être de grossier. J’aurai dans le regard une expression impérieuse et repoussante. » — Elle s’approche de son miroir pour observer ce regard, elle voit des yeux d’un bleu sombre noyés de pleurs. — « Dans ce moment, dit-elle, je ne puis avoir cet air impérieux qui m’empêchera toujours de plaire. »

Le dîner sonna ; elle eut beaucoup de peine à sécher ses larmes. Elle parut enfin dans le salon ; elle y trouva M. Villars, vieux botaniste, qui, tous les ans, venait passer huit jours avec M. de S…, au grand chagrin de sa bonne, érigée en gouvernante, qui, pendant ce temps, perdait sa place à la table de M. le comte. Tout se passa fort bien jusqu’au moment du Champagne ; on apporta le seau près d’Ernestine. La glace était fondue depuis longtemps. Elle appela un domestique et lui dit : « Changez cette eau et mettez-y de la glace, vite. — Voilà un petit ton impérieux qui te va fort bien », dit en riant son bon grand-oncle. Au mot d’impérieux, les larmes inondèrent les yeux d’Ernestine, au point qu’il lui fut impossible de les cacher ; elle fut obligée de quitter le salon, et comme elle fermait la porte, on entendit que ses sanglots la suffoquaient. Les vieillards restèrent tout interdits.

Deux jours après, elle passa près du grand chêne ; elle s’approcha et regarda dans la cachette, comme pour revoir les lieux où elle avait été heureuse. Quel fut son ravissement en y trouvant deux bouquets ! Elle les saisit avec les petits papiers, les mit dans son mouchoir, et partit en courant pour le château, sans s’inquiéter si l’inconnu, caché dans le bois, n’avait point observé ses mouvements, idée qui, jusqu’à ce jour, ne l’avait jamais abandonnée. Essoufflée et ne pouvant plus courir, elle fut obligée de s’arrêter vers le milieu de la chaussée. À peine eut-elle repris un peu sa respiration, qu’elle se remit à courir avec toute la rapidité dont elle était capable. Enfin, elle se trouva dans sa petite chambre ; elle prit ses bouquets dans son mouchoir et, sans lire ses petits billets, se mit à baiser ces bouquets avec transport, mouvement qui la fit rougir quand elle s’en aperçut. « Ah ! jamais je n’aurai l’air impérieux, se disait-elle je me corrigerai. »

Enfin, quand elle eut assez témoigné toute sa tendresse à ces jolis bouquets, composés des fleurs les plus rares, elle lut les billets. (Un homme eut commencé par là.) Le premier, celui qui était daté du dimanche, à cinq heures, disait : « Je me suis refusé le plaisir de vous voir après le service ; je ne pouvais être seul ; je craignais qu’on ne lût dans mes yeux l’amour dont je brûle pour vous. » — Elle relut trois fois ces mots : l’amour dont je brûle pour vous, puis elle se leva pour aller voir à sa psyché si elle avait l’air impérieux ; elle continua : « l’amour dont je brûle pour vous. Si votre cœur est libre, daignez emporter ce billet, qui pourrait nous compromettre. »

Le second billet, celui du lundi, était au crayon, et même assez mal écrit ; mais Ernestine n’en était plus au temps où la jolie écriture anglaise de son inconnu était un charme à ses yeux ; elle avait des affaires trop sérieuses pour faire attention à ces détails.

« Je suis venu. J’ai été assez heureux pour que quelqu’un parlât de vous en ma présence. On m’a dit qu’hier vous avez traversé le lac. Je vois que vous n’avez pas daigné prendre le billet que j’avais laissé. Il décide mon sort. Vous aimez, et ce n’est pas moi. Il y avait de la folie, à mon âge, à m’attacher à une fille du vôtre. Adieu pour toujours. Je ne joindrai pas le malheur d’être importun à celui de vous avoir trop longtemps occupée d’une passion peut-être ridicule à vos yeux. » — D’une passion ! dit Ernestine en levant les yeux au ciel. Ce moment fut bien doux. Cette jeune fille, remarquable par sa beauté, et à la fleur de la jeunesse, s’écria avec ravissement : « Il daigne m’aimer ; ah ! mon Dieu ! que je suis heureuse ! » Elle tomba à genoux devant une charmante madone de Carlo Dolci rapportée d’Italie par un de ses aïeux. — « Ah ! oui, je serai bonne et vertueuse ! s’écria-t-elle les larmes aux yeux. Mon Dieu, daignez seulement m’indiquer mes défauts, pour que je puisse m’en corriger maintenant, tout m’est possible. »

Elle se releva pour relire les billets vingt fois. Le second surtout la jeta dans des transports de bonheur. Bientôt elle remarqua une vérité établie dans son cœur depuis fort longtemps : c’est que jamais elle n’aurait pu s’attacher à un homme de moins de quarante ans. (L’inconnu parlait de son âge). Elle se souvint qu’à l’église, comme il était un peu chauve, il lui avait paru avoir trente-quatre ou trente-cinq ans. Mais elle ne pouvait être sûre de cette idée ; elle avait si peu osé le regarder et elle était si troublée ! Durant la nuit, Ernestine ne ferma pas l’œil. De sa vie, elle n’avait eu l’idée d’un semblable bonheur. Elle se releva pour écrire en anglais sur son livre d’heures : « N’être jamais impérieuse. Je fais ce vœu le 30 septembre 18… »

Pendant cette nuit, elle se décida de plus en plus sur cette vérité : il est impossible d’aimer un homme qui n’a pas quarante ans. À force de rêver aux bonnes qualités de son inconnu, il lui vint dans l’idée qu’outre l’avantage d’avoir quarante ans, il avait probablement encore celui d’être pauvre. Il était mis d’une manière si simple à l’église, que sans doute il était pauvre. Rien ne peut égaler sa joie à cette découverte. « Il n’aura jamais l’air bête et fat de nos amis, MM. tels et tels, quand ils viennent, à la Saint-Hubert, faire l’honneur à mon oncle de tuer ses chevreuils, et qu’à table ils nous comptent leurs exploits de jeunesse, sans qu’on les en prie.

« Se pourrait-il bien, grand Dieu ! qu’il fût pauvre ! En ce cas, rien ne manque à mon bonheur ! » Elle se leva une seconde fois pour allumer sa bougie à la veilleuse, et rechercher une évaluation de sa fortune qu’un jour un de ses cousins avait écrite sur un de ses livres. Elle trouva dix-sept mille livres de rente en se mariant, et, par la suite, quarante ou cinquante. Comme elle méditait sur ce chiffre, quatre heures sonnèrent ; elle tressaillit. « Peut-être fait-il assez de jour pour que je puisse apercevoir mon arbre chéri. » Elle ouvrit ses persiennes ; en effet elle vit le grand chêne et sa verdure sombre mais, grâce au clair de lune, et non point par le secours des premières lueurs de l’aube, qui était encore fort éloignée.

En s’habillant le matin, elle se dit : « Il ne faut pas que l’amie d’un homme de quarante ans soit mise comme une enfant. » Et pendant une heure elle chercha dans ses armoires une robe, un chapeau, une ceinture, qui composèrent un ensemble si original, que, lorsqu’elle parut dans la salle à manger, son oncle, sa gouvernante et le vieux botaniste ne purent s’empêcher de partir d’un éclat de rire : « Approche-toi donc, dit le vieux comte de S…, ancien chevalier de Saint-Louis, blessé à Quiberon, approche-toi, mon Ernestine ; tu es mise comme si tu avais voulu te déguiser ce matin en femme de quarante ans. » À ces mots elle rougit, et le plus vif bonheur se peignit sur les traits de la jeune fille. « Dieu me pardonne ! dit le bon oncle à la fin du repas, en s’adressant au vieux botaniste, c’est une gageure ; n’est-il pas vrai, monsieur, que mademoiselle Ernestine a, ce matin, toutes les manières d’une femme de trente ans ? Elle a surtout un petit air paternel en parlant aux domestiques qui me charme par son ridicule ; je l’ai mise deux ou trois fois à l’épreuve pour être sûr de mon observation. » Cette remarque redoubla le bonheur d’Ernestine, si l’on peut se servir de ce mot en parlant d’une félicité qui déjà était au comble.

Ce fut avec peine qu’elle put se dégager de la société après déjeuner. Son oncle et l’ami botaniste ne pouvaient se lasser de l’attaquer sur son petit air vieux. Elle remonta chez elle, elle regarda le chêne. Pour la première fois, depuis vingt heures, un nuage vint obscurcir sa félicité, mais sans qu’elle pût se rendre compte de ce changement soudain. Ce qui diminua, le ravissement auquel elle était livrée depuis le moment où, la veille, plongée dans le désespoir, elle avait trouvé les bouquets dans l’arbre, ce fut cette question qu’elle se fit : « Quelle conduite dois-je tenir avec mon ami pour qu’il m’estime ? Un homme d’autant d’esprit, et qui a l’avantage d’avoir quarante ans, doit être bien sévère. Son estime pour moi tombera tout à fait si je me permets une fausse démarche. »

Comme Ernestine se livrait à ce monologue, dans la situation la plus propre à seconder les méditations sérieuses d’une jeune fille devant sa psyché, elle observa, avec un étonnement mêlé d’horreur, qu’elle avait à sa ceinture un crochet en or avec de petites chaînes portant le dé, les ciseaux et leur petit étui, bijou charmant qu’elle ne pouvait se lasser d’admirer encore la veille, et que son oncle lui avait donné pour le jour de sa fête il n’y avait pas quinze jours. Ce qui lui fit regarder ce bijou avec horreur et le lui fit ôter avec tant d’empressement, c’est qu’elle se rappela que sa bonne lui avait dit qu’il coûtait huit cent cinquante francs, et qu’il avait été acheté chez le plus fameux bijoutier de Paris, qui s’appelait Laurençot : « Que penserait de moi mon ami, lui qui a l’honneur d’être pauvre, s’il me voyait un bijou d’un prix si ridicule ? Quoi de plus absurde que d’afficher ainsi les goûts d’une bonne ménagère ; car c’est ce que veulent dire ces ciseaux, cet étui, ce dé, que l’on porte sans cesse avec soi ; et la bonne ménagère ne pense pas que ce bijou coûte chaque année l’intérêt de son prix. » Elle se mit à calculer sérieusement et trouva que ce bijou coûtait près de cinquante francs par an.

Cette belle réflexion d’économie domestique, qu’Ernestine devait à l’éducation très forte qu’elle avait reçue d’un conspirateur caché pendant plusieurs années au château de son oncle, cette réflexion, dis-je, ne fit qu’éloigner la difficulté. Quand elle eut renfermé dans sa commode le bijou d’un prix ridicule, il fallut bien revenir à cette question embarrassante : Que faut-il faire pour ne pas perdre l’estime d’un homme d’autant d’esprit ?

Les méditations d’Ernestine (que le lecteur aura peut-être reconnues pour être tout simplement la cinquième période de la naissance de l’amour) nous conduiraient fort loin. Cette jeune fille avait un esprit juste, pénétrant, vif comme l’air de ses montagnes. Son oncle, qui avait eu de l’esprit jadis, et à qui il en restait encore sur les deux ou trois sujets qui l’intéressaient depuis longtemps, son oncle avait remarqué qu’elle apercevait spontanément toutes les conséquences d’une idée. Le bon vieillard avait coutume, lorsqu’il était dans ses jours de gaieté, et la gouvernante avait remarqué que cette plaisanterie en était le signe indubitable, il avait coutume, dis-je, de plaisanter son Ernestine sur ce qu’il appelait son coup d’œil militaire. C’est peut-être cette qualité qui, plus tard, lorsqu’elle a paru dans le monde et qu’elle a osé parler, lui a fait jouer un rôle si brillant. Mais, à l’époque dont nous nous entretenons, Ernestine, malgré son esprit, s’embrouilla tout à fait dans ses raisonnements. Vingt fois elle fut sur le point de ne pas aller se promener du côté de l’arbre : « Une seule étourderie, se disait-elle, annonçant l’enfantillage d’une petite fille, peut me perdre dans l’esprit de mon ami. » Mais, malgré les arguments extrêmement subtils, et où elle employait toute la force de sa tête, elle ne possédait pas encore l’art si difficile de dominer ses passions par son esprit. L’amour dont la pauvre fille était transportée à son insu faussait tous ses raisonnements et ne l’engagea que trop tôt, pour son bonheur, à s’acheminer vers l’arbre fatal. Après bien des hésitations, elle s’y trouva avec sa femme de chambre vers une heure. Elle s’éloigna de cette femme et s’approcha de l’arbre, brillante de joie, la pauvre petite ! Elle semblait voler sur le gazon et non pas marcher. Le vieux botaniste, qui était de la promenade, en fit faire l’observation à la femme de chambre, comme elle s’éloignait d’eux en courant.

Tout le bonheur d’Ernestine disparut en un clin d’œil. Ce n’est pas qu’elle ne trouvât un bouquet dans le creux de l’arbre ; il était charmant et très frais, ce qui lui fit d’abord un vif plaisir. Il n’y avait donc pas longtemps que son ami s’était trouvé précisément à la même place qu’elle. Elle chercha sur le gazon quelques traces de ses pas ; ce qui la charma encore, c’est qu’au lieu d’un simple petit morceau de papier écrit, il y avait un billet, et un long billet. Elle vola à la signature ; elle avait besoin de savoir son nom de baptême. Elle lut ; le lettre lui tomba des mains, ainsi que le bouquet. Un frisson mortel s’empara d’elle. Elle avait lu au bas du billet le nom de Philippe Astézan. Or M. Astézan était connu dans le château du comte de S… pour être l’amant de madame Dayssin, femme de Paris fort riche, fort élégante, qui venait tous les ans scandaliser la province en osant passer quatre mois seule, dans son château, avec un homme qui n’était pas son mari. Pour comble de douleur, elle était veuve, jeune, jolie, et pouvait épouser M. Astézan. Toutes ces tristes choses, qui, telles que nous venons de les dire, étaient vraies, paraissaient bien autrement envenimées dans les discours des personnages tristes et grands ennemis des erreurs du bel âge, qui venaient quelquefois en visite à l’antique manoir du grand-oncle d’Ernestine. Jamais, en quelques secondes, un bonheur si pur et si vif, c’était le premier de sa vie, ne fut remplacé par un malheur poignant et sans espoir. « Le cruel ! il a voulu se jouer de moi, se disait Ernestine ; il a voulu se donner un but dans ses parties de chasse, tourner la tête d’une petite fille, peut-être dans l’intention d’en amuser madame Dayssin. Et moi qui songeais à l’épouser ! Quel enfantillage ! quel comble d’humiliation ! » Comme elle avait cette triste pensée, Ernestine tomba évanouie à côté de l’arbre fatal que depuis trois mois elle avait si souvent regardé. Du moins, une demi-heure après, c’est là que la femme de chambre et le vieux botaniste la trouvèrent sans mouvement. Pour surcroît de malheur, quand on l’eût rappelée à la vie, Ernestine aperçut à ses pieds la lettre d’Astézan, ouverte du côté de la signature et de manière qu’on pouvait la lire. Elle se leva prompte comme un éclair, et mit le pied sur la lettre.

Elle expliqua son accident, et put, sans être observée, ramasser la lettre fatale. De longtemps il ne lui fut pas possible de la lire, car sa gouvernante la fit asseoir et ne la quitta plus. Le botaniste appela un ouvrier occupé dans les champs, qui alla chercher la voiture au château. Ernestine, pour se dispenser de répondre aux réflexions sur son accident, feignit de ne pouvoir parler ; un mal à la tête affreux lui servit de prétexte pour tenir son mouchoir sur ses yeux. La voiture arriva. Plus livrée à elle-même, une fois qu’elle y fut placée, on ne saurait décrire la douleur déchirante qui pénétra son âme pendant le temps qu’il fallut à la voiture pour revenir au château. Ce qu’il y avait de plus affreux dans son état, c’est qu’elle était obligée de se mépriser elle-même. La lettre fatale qu’elle sentait dans son mouchoir lui brûlait la main. La nuit vint pendant qu’on la ramenait au château ; elle put ouvrir les yeux, sans qu’on la remarquât. La vue des étoiles si brillantes, pendant une belle nuit du midi de la France, la consola un peu. Tout en éprouvant les effets de ces mouvements de passion, la simplicité de son âge était bien loin de pouvoir s’en rendre compte. Ernestine dut le premier moment de répit, après deux heures de la douleur morale la plus atroce, à une résolution courageuse. « Je ne lirai pas cette lettre dont je n’ai vu que la signature ; je la brûlerai, se dit-elle, en arrivant au château. » Alors elle put s’estimer au moins comme ayant du courage, car le parti de l’amour, quoique vaincu en apparence, n’avait pas manqué d’insinuer modestement que cette lettre expliquait peut-être d’une manière satisfaisante les relations de M. Astézan et de madame Dayssin.

En entrant au salon, Ernestine jeta la lettre au feu. Le lendemain, dès huit heures du matin, elle se remit à travailler à son piano, qu’elle avait fort négligé depuis deux mois. Elle reprit la collection des Mémoires sur l’histoire de France publiés par Petitot, et recommença à faire de longs extraits des Mémoires du sanguinaire Montluc. Elle eut t’adresse de se faire offrir de nouveau par le vieux botaniste un cours d’histoire naturelle. Au bout de quinze jours, ce brave homme, simple comme ses plantes, ne put se taire sur l’application étonnante qu’il remarquait chez son élève ; il en était émerveillé. Quant à elle, tout lui était indifférent ; toutes les idées la ramenaient également au désespoir. Son oncle était fort alarmé : Ernestine maigrissait à vue d’œil. Comme elle eut, par hasard, un petit rhume, le bon vieillard, qui, contre l’ordinaire des gens de son âge, n’avait pas rassemblé sur lui-même tout l’intérêt qu’il pouvait prendre aux choses de la vie, s’imagina qu’elle était attaquée de la poitrine. Ernestine le crut aussi, et elle dut à cette idée les seuls moments passables qu’elle eut à cette époque ; l’espoir de mourir bientôt lui faisait supporter la vie sans impatience.

Pendant tout un long mois, elle n’eut d’autre sentiment que celui d’une douleur d’autant plus profonde, qu’elle avait sa source dans le mépris d’elle-même ; comme elle n’avait aucun usage de la vie, elle ne put se consoler en se disant que personne au monde ne pouvait soupçonner ce qui s’était passé dans son cœur, et que probablement l’homme cruel qui l’avait tant occupée ne saurait deviner la centième partie de ce qu’elle avait senti pour lui. Au milieu de son malheur, elle ne manquait pas de courage ; elle n’eut aucune peine à jeter au feu sans les lire deux lettres sur l’adresse desquelles elle reconnut la funeste écriture anglaise.

Elle s’était promis de ne jamais regarder la pelouse au delà du lac ; dans le salon, jamais elle ne levait les yeux sur les croisées qui donnaient de ce côté. Un jour, près de six semaines après celui où elle avait lu le nom de Philippe Astézan, son maître d’histoire naturelle, le bon M. Villars, eut l’idée de lui faire une leçon sur les plantes aquatiques ; il s’embarqua avec elle et se fit conduire vers la partie du lac qui remontait dans le vallon. Comme Ernestine entrait dans la barque, un regard de côté et presque involontaire lui donna la certitude qu’il n’y avait personne auprès du grand chêne ; elle remarqua à peine une partie de l’écorce de l’arbre, d’un gris plus clair que le reste. Deux heures plus tard, quand elle repassa, après la leçon, vis-à-vis le grand chêne, elle frissonna en reconnaissant que ce qu’elle avait pris pour un accident de l’écorce dans l’arbre était la couleur de la veste de chasse de Philippe d’Astézan, qui, depuis deux heures, assis sur une des racines du chêne, était immobile comme s’il eût été mort. En se faisant cette comparaison à elle-même, l’esprit d’Ernestine se servit aussi de ce mot : comme s’il était mort ; il la frappa. « S’il était mort, il n’y aurait plus d’inconvenance à me tant occuper de lui. » Pendant quelques minutes cette supposition fut un prétexte pour se livrer à un amour rendu tout-puissant par la vue de l’objet aimé.

Cette découverte la troubla beaucoup. Le lendemain, dans la soirée, un curé du voisinage, qui était en visite au château, demanda au comte de S… de lui prêter le Moniteur. Pendant que le vieux valet de chambre allait prendre dans la bibliothèque la collection des Moniteurs du mois : « Mais, curé, dit le comte, vous n’êtes plus curieux cette année, voilà la première fois que vous me demandez le Moniteur ! — Monsieur le comte, répondit le curé, madame Dayssin, ma voisine, me l’a prêté tant qu’elle a été ici ; mais elle est partie depuis quinze jours. »

Ce mot si indifférent causa une telle révolution à Ernestine, qu’elle crut se trouver mal ; elle sentit son cœur tressaillir au mot du curé, ce qui l’humilia beaucoup. « Voilà donc, se dit-elle, comment je suis parvenue à l’oublier ! »

Ce soir-là, pour la première fois depuis longtemps, il lui arriva de sourire. « Pourtant, se disait-elle, il est resté à la campagne, i cent cinquante lieues de Paris, il a laissé madame Dayssin partir seule. » Son immobilité sur les racines du chêne lui revint à l’esprit, et elle souffrit que sa pensée s’arrêtât sur cette idée. Tout son bonheur, depuis un mois, consistait à se persuader qu’elle avait mal à la poitrine ; le lendemain elle se surprit à penser que, comme la neige commençait à couvrir les sommets des montagnes, il faisait souvent très frais ; le soir elle songea qu’il était prudent d’avoir des vêtements plus chauds. Une âme vulgaire n’eût pas manqué de prendre la même précaution ; Ernestine n’y songea qu’après le mot du curé.

La Saint-Hubert approchait, et avec elle l’époque du seul grand dîner qui eût lieu au château pendant toute la durée de l’année. On descendit au salon le piano d’Ernestine. En l’ouvrant le jour d’après, elle trouva sur les touches un morceau de papier contenant cette ligne :

« Ne jetez pas de cri quand vous m’apercevrez. »

Cela était si court, qu’elle le lut avant de reconnaître la main de la personne qui l’avait écrit : l’écriture était contrefaite. Comme Ernestine devait au hasard, ou peut-être à l’air des montagnes du Dauphiné, une âme ferme, bien certainement, avant les paroles du curé sur le départ de madame Dayssin, elle serait allée se renfermer dans sa chambre et n’eût plus reparu qu’après la fête.

Le surlendemain eut lieu ce grand dîner annuel de la Saint-Hubert. À table, Ernestine fit les honneurs, placée vis-à-vis de son oncle ; elle était mise avec beaucoup d’élégance. La table présentait la collection à peu près complète des curés et des maires des environs, plus cinq ou six fats de province, parlant d’eux et de leurs exploits à la guerre, à la chasse et même en amour, et surtout de l’ancienneté de leur race. Jamais ils n’eurent le chagrin de faire moins d’effet sur l’héritière du château. L’extrême pâleur d’Ernestine, jointe à la beauté de ses traits, allait jusqu’à lui donner l’air du dédain. Les fats qui cherchaient à lui parler se sentaient intimidés en lui adressant la parole. Pour elle, elle était bien loin de rabaisser sa pensée jusqu’à eux.

Tout le commencement du dîner se passa sans qu’elle vît rien d’extraordinaire ; elle commençait à respirer lorsque, vers la fin du repas, en levant les yeux, elle rencontra vis-à-vis d’elle ceux d’un paysan déjà d’un âge mûr, qui paraissait être le valet d’un maire venu des rives du Drac. Elle éprouva ce mouvement singulier dans la poitrine que lui avait déjà causé le mot du curé ; cependant elle n’était sûre de rien. Ce paysan ne ressemblait point à Philippe. Elle osa le regarder une seconde fois ; elle n’eut plus de doute, c’était lui. Il s’était déguisé de manière à se rendre fort laid.

Il est temps de parler un peu de Philippe Astézan, car il fait là une action d’homme amoureux, et peut-être trouverons-nous aussi dans son histoire l’occasion de vérifier la théorie des sept époques de l’amour. Lorsqu’il était arrivé au château de Lafrey avec madame Dayssin, cinq mois auparavant, un des curés qu’elle recevait chez elle, pour faire la cour au clergé, répéta un mot fort joli. Philippe étonné de voir de l’esprit dans la bouche d’un tel homme, lui demanda qui avait dit ce mot singulier. « C’est la nièce du comte de S***, répondit le curé, une fille qui sera fort riche, mais à qui l’on a donné une bien mauvaise éducation. Il ne s’écoule pas d’année qu’elle ne reçoive de Paris une caisse de livres. Je crains bien qu’elle ne fasse une mauvaise fin et que même elle ne trouve pas à se marier. Qui voudra se charger d’une telle femme ? » etc., etc.

Philippe fit quelques questions, et le curé ne put s’empêcher de déplorer la rare beauté d’Ernestine, qui certainement l’entraînerait à sa perte ; il décrivit avec tant de vérité l’ennui du genre de vie qu’on menait au château du comte, que madame Dayssin s’écria : « Ah ! de grâce, cessez, monsieur le curé, vous allez me faire prendre en horreur vos belles montagnes. — On ne peut cesser d’aimer un pays où l’on fait tant de bien, répliqua le curé, et l’argent que madame a donné pour nous aider à acheter la troisième cloche de notre église lui assure..... » Philippe ne l’écoutait plus, il songeait à Ernestine et à ce qui devait se passer dans le cœur d’une jeune fille reléguée dans un château qui semblait ennuyeux même à un curé de campagne. « Il faut que je l’amuse, se dit-il à lui-même, je lui ferai la cour d’une manière romanesque ; cela donnera quelques pensées nouvelles à cette pauvre fille. » Le lendemain il alla chasser du côté du château du comte, il remarqua la situation du bois, séparé du château par le petit lac. Il eut l’idée de faire hommage d’un bouquet à Ernestine ; nous savons déjà ce qu’il fit avec des bouquets et de petits billets. Quand il chassait du côté du grand chêne, il allait lui-même les placer, les autres jours il envoyait son domestique. Philippe faisait tout cela par philanthropie, il ne pensait pas même à voir Ernestine ; il eût été trop difficile et trop ennuyeux de se faire présenter chez son oncle. Lorsque Philippe aperçut Ernestine à l’église, sa première pensée fut qu’il était bien âgé pour plaire à une jeune fille de dix-huit ou vingt ans. Il fut touché de la beauté de ses traits et surtout d’une sorte de simplicité noble qui faisait le caractère de sa physionomie. « Il y a de la naïveté dans ce caractère, se dit-il à lui-même ; un instant après elle lui parut charmante. Lorsqu’il la vit laisser tomber son livre d’heures en sortant du banc seigneurial et chercher à le ramasser avec une gaucherie si aimable, il songea à aimer, car il espéra. Il resta dans l’église lorsqu’elle en sortit ; il méditait sur un sujet peu amusant pour un homme qui commence à être amoureux : il avait trente-cinq ans et un commencement de rareté dans les cheveux, qui pouvait bien lui faire un beau front à la manière du Dr Gall, mais qui certainement ajoutait encore trois ou quatre ans à son âge. Si ma vieillesse n’a pas tout perdu à la première vue, se dit-il, il faut qu’elle doute de mon cœur pour oublier mon âge. »

Il se rapprocha d’une petite fenêtre gothique qui donnait sur la place, il vit Ernestine monter en voiture, il lui trouva une taille et un pied charmants, elle distribua des aumônes ; il lui sembla que ses yeux cherchaient quelqu’un. « Pourquoi, se dit-il, ses yeux regardent-ils au loin, pendant qu’elle distribue de la petite monnaie tout près de la voiture ? Lui aurais-je inspiré de l’intérêt ? »

Il vit Ernestine donner une commission à un laquais ; pendant ce temps il s’enivrait de sa beauté. Il la vit rougir, ses yeux étaient fort près d’elle : la voiture ne se trouvait pas à dix pas de la petite fenêtre gothique ; il vit le domestique rentrer dans l’église et chercher quelque chose dans le banc du seigneur. Pendant l’absence du domestique, il eut la certitude que les yeux d’Ernestine regardaient bien plus haut que la foule qui l’entourait, et, par conséquent, cherchaient quelqu’un ; mais ce quelqu’un pouvait fort bien n’être pas Philippe Astézan, qui, aux yeux de cette jeune fille, avait peut-être cinquante ans, soixante ans, qui sait ? À son âge et avec de la fortune, n’a-t-elle pas un prétendu parmi les hobereaux du voisinage ? — « Cependant, je n’ai vu personne pendant la messe. »

Dès que la voiture du comte fut partie, Astézan remonta à cheval, fit un détour dans le bois pour éviter de la rencontrer, et se rendit rapidement à la pelouse. À son inexprimable plaisir, il put arriver au grand chêne avant qu’Ernestine eût vu le bouquet et le petit billet qu’il y avait fait porter le matin ; il enleva ce bouquet, s’enfonça dans le bois, attacha son cheval à un arbre et se promena. Il était fort agité ; l’idée lui vint de se blottir dans la partie la plus touffue d’un petit mamelon boisé, à cent pas du lac. De ce réduit, qui le cachait à tous les yeux, grâce à une clairière dans le bois, il pouvait découvrir le grand chêne et le lac.

Quel ne fut pas son ravissement lorsqu’il vit peu de temps après la petite barque d’Ernestine s’avancer sur ces eaux limpides que la brise du midi agitait mollement ! Ce moment fut décisif ; l’image de ce lac et celle d’Ernestine qu’il venait de voir si belle à l’église se gravèrent profondément dans son cœur. De ce moment, Ernestine eut quelque chose qui la distinguait à ses yeux de toutes les autres femmes, et il ne lui manqua plus que de l’espoir pour l’aimer à la folie. Il la vit s’approcher de l’arbre avec empressement ; il vit sa douleur de n’y pas trouver de bouquet. Ce moment fut si délicieux et si vif, que, quand Ernestine se fut éloignée en courant, Philippe crut s’être trompé en pensant voir de la douleur dans son expression lorsqu’elle n’avait pas trouvé de bouquet dans le creux de l’arbre. Tout le sort de son amour reposait sur cette circonstance. Il se disait : « Elle avait l’air triste en descendant de la barque et même avant de s’approcher de l’arbre. — Mais, répondait le parti de l’espérance, elle n’avait pas l’air triste à l’église ; elle y était, au contraire, brillante de fraîcheur, de beauté, de jeunesse et un peu troublée ; l’esprit le plus vif animait ses yeux. »

Lorsque Philippe Astézan ne put plus voir Ernestine, qui était débarquée sous l’allée des platanes de l’autre côté du lac, il sortit de son réduit un tout autre homme qu’il n’y était entré. En regagnant au galop le château de madame Dayssin, il n’eut que deux idées : « A-t-elle montré de la tristesse en ne trouvant pas de bouquet dans l’arbre ? Cette tristesse ne vient-elle pas tout simplement de la vanité déçue ? » Cette supposition plus probable finit par s’emparer tout à fait de son esprit et lui rendit toutes les idées raisonnables d’un homme de trente-cinq ans. Il était fort sérieux. Il trouva beaucoup de monde chez madame Dayssin dans le courant de la soirée, elle le plaisanta sur sa gravité et sur sa fatuité. Il ne pouvait plus, disait-elle, passer devant une glace sans s’y regarder. « J’ai en horreur, disait madame Dayssin, cette habitude des jeunes gens à la mode. C’est une grâce que vous n’aviez point ; tâchez de vous en défaire, ou je vous joue le mauvais tour de faire enlever toutes les glaces. » Philippe était embarrassé ; il ne savait comment déguiser une absence qu’il projetait. D’ailleurs il était très vrai qu’il examinait dans les glaces s’il avait l’air vieux.

Le lendemain, il fut reprendre sa position sur le mamelon dont nous avons parlé, et d’où l’on voyait fort bien le lac ; il s’y plaça muni d’une bonne lunette, et ne quitta ce gîte qu’à la nuit close, comme on dit dans le pays.

Le jour suivant, il apporta un livre ; seulement il eût été bien en peine de dire ce qu’il y avait dans les pages qu’il lisait ; mais, s’il n’eût pas eu un livre, il en eût souhaité un. Enfin, à son inexprimable plaisir, vers les trois heures, il vit Ernestine s’avancer lentement vers l’allée de platanes sur le bord du lac ; il la vit prendre la direction de la chaussée, coiffée d’un grand chapeau de paille d’Italie. Elle s’approcha de l’arbre fatal ; son air était abattu. Avec le secours de sa lunette, il s’assura parfaitement de l’air abattu. Il la vit prendre les deux bouquets qu’il y avait placés le matin, les mettre dans son mouchoir et disparaître en courant avec la rapidité de l’éclair. Ce trait fort simple acheva la conquête de son cœur. Cette action fut si vive, si prompte, qu’il n’eut pas le temps de voir si Ernestine avait conservé l’air triste ou si la joie brillait dans ses yeux. Que devait-il penser de cette démarche singulière ? Allait-elle montrer les deux bouquets à sa gouvernante ? Dans ce cas, Ernestine n’était qu’une enfant, et lui plus enfant qu’elle de s’occuper à ce point d’une petite fille. « Heureusement, se dit-il, elle ne sait pas mon nom ; moi seul je sais ma folie, et je m’en suis pardonné bien d’autres. »

Philippe quitta d’un air très froid son réduit, et alla, tout pensif, chercher son cheval, qu’il avait laissé chez un paysan à une demi-lieue de là. « Il faut convenir que je suis encore un grand fou ! » se dit-il en mettant pied à terre dans la cour du château de madame Dayssin. En entrant au salon, il avait une figure immobile, étonnée, glacée. Il n’aimait plus.

Le lendemain, Philippe se trouva bien vieux en mettant sa cravate. Il n’avait d’abord guère d’envie de faire trois lieues pour aller se blottir dans un fourré, afin de regarder un arbre ; mais il ne se sentit le désir d’aller nulle autre part. « Cela est bien ridicule », se disait-il. Oui, mais ridicule aux yeux de qui ? D’ailleurs, il ne faut jamais manquer à la fortune. Il se mit à écrire une lettre fort bien faite, par laquelle, comme un autre Lindor, il déclarait son nom et ses qualités. Cette lettre si bien faite eut, comme on se le rappelle peut-être, le malheur d’être brûlée sans être lue de personne. Les mots de la lettre que notre héros écrivit en y pensant le moins, la signature Philippe Astézan, eurent seuls l’honneur de la lecture. Malgré de fort beaux raisonnements, notre homme raisonnable n’en était pas moins caché dans son gîte ordinaire au moment où son nom produisit tant d’effet ; il vit l’évanouissement d’Ernestine en ouvrant sa lettre ; son étonnement fut extrême.

Le jour d’après, il fut obligé de s’avouer qu’il était amoureux ; ses actions le prouvaient. Il revint tous les jours dans le petit bois, où il avait éprouvé des sensations si vives. Madame Dayssin devant bientôt retourner à Paris, Philippe se fit écrire une lettre et annonça qu’il quittait le Dauphiné pour aller passer quinze jours en Bourgogne auprès d’un oncle malade. Il prit la poste, et fit si bien en revenant par une autre route, qu’il ne se passa qu’un jour sans aller dans le petit bois. Il s’établit à deux lieues du château du comte de S***, dans les solitudes de Crossey, du côté opposé au château de madame Dayssin, et de là, chaque jour, il venait au bord du petit lac. Il y vint trente-trois jours de suite sans y voir Ernestine ; elle ne paraissait plus à l’église ; on disait la messe au château ; il s’en approcha sous un déguisement, et deux fois il eut le bonheur de voir Ernestine. Rien ne lui parut pouvoir égaler l’expression noble et naïve à la fois de ses traits. Il se disait : « Jamais auprès d’une telle femme je ne connaîtrais la satiété. » Ce qui touchait le plus Astézan, c’était l’extrême pâleur d’Ernestine et son air souffrant. J’écrirais dix volumes comme Richardson si j’entreprenais de noter toutes les manières dont un homme, qui d’ailleurs ne manquait pas de sens et d’usage, expliquait l’évanouissement et la tristesse d’Ernestine. Enfin, il résolut d’avoir un éclaircissement avec elle, et pour cela de pénétrer dans le château. La timidité, être timide à trente-cinq ans ! la timidité l’en avait longtemps empêché. Ses mesures furent prises avec tout l’esprit possible, et cependant, sans le hasard, qui mit dans la bouche d’un indifférent l’annonce du départ de madame Dayssin, toute l’adresse de Philippe était perdue, ou du moins il n’aurait pu voir l’amour d’Ernestine que dans sa colère. Probablement il aurait expliqué cette colère par l’étonnement de se voir aimée par un homme de son âge. Philippe se serait cru méprisé, et, pour oublier ce sentiment pénible, il eût eu recours au jeu ou aux coulisses de l’opéra, et fût devenu plus égoïste et plus dur en pensant que la jeunesse était tout à fait finie pour lui.

Un demi-monsieur, comme on dit dans le pays, maire d’une commune de la montagne et camarade de Philippe pour la chasse au chamois, consentit à l’amener, sous le déguisement de son domestique, au grand dîner du château de S***, où il fut reconnu par Ernestine.

Ernestine, sentant qu’elle rougissait prodigieusement, eut une idée affreuse : « Il va croire que je l’aime à l’étourdie, sans le connaître ; il me méprisera comme un enfant, il partira pour Paris, il ira rejoindre sa madame Dayssin ; je ne le verrai plus. » Cette idée cruelle lui donna le courage de se lever et de monter chez elle. Elle y était depuis deux minutes quand elle entendit ouvrir la porte de l’antichambre de son appartement. Elle pensa que c’était sa gouvernante, et se leva, cherchant un prétexte pour la renvoyer. Comme elle s’avançait vers la porte de sa chambre, cette porte s’ouvre : Philippe est à ses pieds.

« Au nom de Dieu, pardonnez-moi ma démarche, lui dit-il ; je suis au désespoir depuis deux mois ; voulez-vous de moi pour époux ? »

Ce moment fut délicieux pour Ernestine. « Il me demande en mariage, se dit-elle ; je ne dois plus craindre madame Dayssin. » Elle cherchait une réponse sévère, et, malgré des efforts incroyables, peut-être elle n’eût rien trouvé. Deux mois de désespoir étaient oubliés ; elle se trouvait au comble du bonheur. Heureusement, à ce moment, on entendit ouvrir la porte de l’antichambre. Ernestine lui dit : « Vous me déshonorez. — N’avouez rien ! » s’écria Philippe d’une voix contenue, et, avec beaucoup d’adresse, il se glissa entre la muraille et le joli lit d’Ernestine, blanc et rose. C’était la gouvernante, fort inquiète de la santé de sa pupille, et l’état dans lequel elle la retrouva était fait pour augmenter ses inquiétudes. Cette femme fut longue à renvoyer. Pendant son séjour dans la chambre, Ernestine eut le temps de s’accoutumer à son bonheur ; elle put reprendre son sang-froid. Elle fit une réponse superbe à Philippe quand, la gouvernante étant sortie, il risqua de reparaître.

Ernestine était si belle aux yeux de son amant, l’expression de ses traits si sévère, que le premier mot de sa réponse donna l’idée à Philippe que tout ce qu’il avait pensé jusque-là n’était qu’une illusion, et qu’il n’était pas aimé. Sa physionomie changea tout à coup et n’offrit plus que l’apparence d’un homme au désespoir. Ernestine, émue jusqu’au fond de l’âme de son air désespéré, eut cependant la force de le renvoyer. Tout le souvenir qu’elle conserva de cette singulière entrevue, c’est que, lorsqu’il l’avait suppliée de lui permettre de demander sa main, elle avait répondu que ses affaires, comme ses affections, devaient le rappeler à Paris. Il s’était écrié alors que la seule affaire au monde était de mériter le cœur d’Ernestine, qu’il jurait à ses pieds de ne pas quitter le Dauphiné tant qu’elle y serait, et de ne rentrer de sa vie dans le château qu’il avait habité avant de la connaître.

Ernestine fut presque au comble du bonheur. Le jour suivant, elle revint au pied du grand chêne, mais bien escortée par la gouvernante et le vieux botaniste. Elle ne manqua pas d’y trouver un bouquet, et surtout un billet. Au bout de huit jours, Astézan l’avait presque décidée à répondre à ses lettres lorsque, une semaine après, elle apprit que madame Dayssin était revenue de Paris en Dauphiné. Une vive inquiétude remplaça tous les sentiments dans le cœur d’Ernestine. Les commères du village voisin, qui, dans cette conjoncture, sans le savoir, décidaient du sort de sa vie, et qu’elle ne perdait pas une occasion de faire jaser, lui dirent enfin que madame Dayssin, remplie de colère et de jalousie, était venue chercher son amant, Philippe Astézan, qui, disait-on, était resté dans le pays avec l’intention de se faire chartreux. Pour s’accoutumer aux austérités de l’ordre, il s’était retiré dans les solitudes de Crossey. On ajoutait que madame Dayssin était au désespoir.

Ernestine sut quelques jours après que jamais madame Dayssin n’avait pu parvenir à voir Philippe, et qu’elle était repartie furieuse pour Paris. Tandis qu’Ernestine cherchait à se faire confirmer cette douce certitude, Philippe était au désespoir ; il l’aimait passionnément et croyait n’en être point aimé. Il se présenta plusieurs fois sur ses pas, et fut reçu de manière à lui faire penser que, par ses entreprises, il avait irrité l’orgueil de sa jeune maîtresse. Deux fois il partit pour Paris, deux fois, après avoir fait une vingtaine de lieues, il revint à sa cabane, dans les rochers de Crossey. Après s’être flatté d’espérances que maintenant il trouvait conçues à la légère, il cherchait à renoncer à l’amour, et trouvait tous les autres plaisirs de la vie anéantis pour lui.

Ernestine, plus heureuse, était aimée, elle aimait. L’amour régnait dans cette âme que nous avons vue passer successivement par les sept périodes diverses qui séparent l’indifférence de la passion, et au lieu desquelles le vulgaire n’aperçoit qu’un seul changement, duquel encore il ne peut expliquer la nature.

Quant à Philippe Astézan, pour le punir d’avoir abandonné une ancienne amie aux approches de ce qu’on peut appeler l’époque de la vieillesse pour les femmes, nous le laissons en proie à l’un des états les plus cruels dans lesquels puisse tomber l’âme humaine. Il fut aimé d’Ernestine, mais ne put obtenir sa main. On la maria l’année suivante à un vieux lieutenant général fort riche et chevalier de plusieurs ordres.