Stendhal - De l’amour, II, 1927, éd. Martineau/Exemple

Texte établi par Henri MartineauLe Divan (IIp. 361-384).

EXEMPLE

de
L’AMOUR EN FRANCE DANS
LA CLASSE RICHE[1]


Jai reçu beaucoup de lettres à l’occasion de l’Amour. Voici une des plus intéressantes.

Saint-Dizier, lejuin 1825.

Je ne sais trop, mon cher philosophe, si vous pourrez appeler amour-vanité le petit calcul de vanité de la jeune Française que vous avez rencontrée l’été dernier aux eaux d’Aix-en-Savoie, et dont je vous ai promis l’histoire ; car dans toute cette comédie, très plate d’ailleurs, il n’y a jamais eu l’ombre d’amour c’est-à-dire de rêverie passionnée, s’exagérant le bonheur de l’intimité.

N’allez pas croire à cause de cela que je n’ai pas compris votre livre ; je m’en prends seulement à un mot mal fait.

Dans toutes les espèces du genre amour, il devrait y avoir quelque caractère commun : le caractère du genre est proprement le désir de l’intimité parfaite. Or, dans l’amour-vanité, ce caractère n’existe pas.

Lorsqu’on est habitué à l’exactitude irréprochable du langage des sciences physiques, on est facilement choqué par l’imperfection du langage des sciences métaphysiques.

Madame Félicie Féline est une jeune Française de vingt-cinq ans, qui a des terres superbes et un château délicieux en Bourgogne. Quant à elle, elle est, comme vous savez, laide, mais assez bien faite (tempérament nerveux-lymphatique). Elle est à mille lieues d’être bête, mais, certes, elle n’a pas d’esprit ; de sa vie elle ne trouva une idée forte ou piquante. Comme elle a été élevée par une mère spirituelle et dans une société fort distinguée, elle a beaucoup de métier dans l’esprit ; elle répète parfaitement les phrases des autres, et avec un air de propriété étonnant. En les répétant, elle joue même le petit étonnement qui accompagne l’invention. Elle passe ainsi, auprès des gens qui l’ont vue rarement, ou des gens bornés qui la voient souvent, pour une personne charmante et très spirituelle.

Elle a en musique précisément le même genre de talent que dans la conversation. À dix-sept ans, elle jouait parfaitement du piano ; assez pour donner des leçons à huit francs (non pas qu’elle en donne, sa position de fortune est très belle). Quand elle a vu un opéra nouveau de Rossini, le lendemain, à son piano, elle s’en rappelle au moins la moitié. Très musicienne d’instinct, elle joue avec infiniment d’expression, et à la première vue, les partitions les plus difficiles. Avec cette espèce de facilité, elle ne comprend pas les choses difficiles, et cela dans ses lectures comme dans sa musique. Madame Gherardi, en deux mois, eût compris, j’en suis sûr, la théorie des proportions chimiques de Berzelius. Madame Féline est, au contraire, incapable de comprendre un des premiers chapitres de Say ou la théorie des fractions continues.

Elle a pris un maître d’harmonie fort célèbre en Allemagne, et n’en a jamais compris un mot.

Pour avoir eu quelques leçons de Redouté, elle surpasse, à quelques égards, le talent de son maître. Ses roses sont plus légères encore que celles de cet artiste. Je l’ai vue plusieurs années s’amuser de ses couleurs, et jamais elle n’a regardé d’autres tableaux que ceux de l’exposition ; jamais, lorsqu’elle apprenait à peindre des fleurs, et quand alors nous possédions encore les chefs-d’œuvre de la peinture italienne, elle n’eut la curiosité de les aller voir. Elle ne comprend pas la perspective dans un paysage ni le clair-obscur (chiaroscuro).

Cette inhabileté de l’esprit à saisir les choses difficiles est un trait de la femme française ; dès qu’une chose est malaisée, elle ennuie et on la plante là.

C’est ce qui fait que votre livre de l’Amour n’aura jamais de succès parmi elles. Elles liront les anecdotes et passeront les conclusions, et elles se moqueront de tout ce qu’elles auront passé. Je suis bien poli de mettre tout cela au futur.

Madame Féline, à dix-huit ans, fit un mariage de convenance. Elle se trouva unie à un bon jeune homme de trente ans, un peu lymphatique et sanguin, tout à fait antibilieux et nerveux, bon, doux, égal et très bête. Je ne sais pas d’homme plus complètement dépourvu d’esprit. Le mari pourtant avait eu beaucoup de succès dans ses études à l’École polytechnique, où je l’avais connu, et l’on avait bien fait mousser son mérite dans la société où était élevée Félicie, pour lui dérober sa bêtise qui s’étend à tout, hors le talent de conduire supérieurement ses mines et ses fonderies.

Le mari la fêta de son mieux, ce qui veut dire ici très bien ; mais il avait affaire a à un être glacé auquel rien ne faisait. Cette espèce de reconnaissance tendre que les maris inspirent ordinairement aux filles les plus indifférentes ne dura pas huit jours chez elle.

Seulement, à vivre ainsi avec lui, elle s’aperçut bientôt qu’on lui avait donné une bête pour le tête-à-tête, et, ce qui est bien plus affreux, une bête quelquefois ridicule dans le monde. Elle trouva plus que compensé par là le plaisir d’avoir épousé un homme fort riche et de recevoir souvent des compliments sur le mérite de son mari.

Alors elle le prit en déplaisance.

Le mari, qui n’était pas si bien né qu’elle, crut qu’elle faisait la duchesse. Il s’éloigna aussitôt de son côté. Cependant, comme c’était un homme excessivement occupé et très peu difficile, et comme il n’y avait rien de plus commode pour lui que sa femme entre un compte de contre-maître à relire et une machine à éprouver, il essayait quelquefois de lui faire un petit bout de cour. Cette idée ne manquait pas de changer en aversion la déplaisance de sa femme, lorsqu’il faisait cette cour devant un tiers, devant moi, par exemple, tant il y était gauche, commun et de mauvais goût.

Je crois que j’aurais eu l’idée de l’interrompre par des soufflets, s’il eût dit et fait ces choses-là devant moi à une autre femme. Mais je connaissais à Félicie une âme si sèche, une absence si complète de toute vraie sensibilité, j’étais si souvent impatienté de sa vanité, que je me contentais de la plaindre un peu quand je la voyais souffrir dans cette vanité, de par son mari, et je m’éloignais.

Le ménage alla ainsi quelques années (Félicie n’a jamais eu d’enfants). Pendant ce temps-là, le mari, vivant en bonne compagnie lorsqu’il était à Paris (et il ne passait que six semaines de l’été à ses forges de Bourgogne), en prit le ton et devint beaucoup mieux ; en restant toujours bête, il cessa presque entièrement d’être ridicule, et continua toujours d’avoir de grands succès dans son état, comme vous avez pu en juger par les grandes acquisitions qu’il a faites depuis et par le dernier rapport du jury sur l’exposition des produits de l’industrie nationale.

À force d’être rebuté par sa femme, M. Féline imagina, à cinq ou six reprises, d’en être un peu amoureux et de bonne foi. Elle lui tenait la dragée haute. La coquetterie de Félicie, dans ce temps-là, consistait à lui dire des choses aimables en public, et à trouver des prétextes pour lui tenir rigueur dans le tête-à-tête. Elle augmentait ainsi les désirs de son mari ; et quand elle daignait lui permettre..... il payait tous les mémoires de tapissiers, de Leroy, de Corcelet, et la trouvait encore très modérée dans ses dépenses, qui étaient absurdes.

Pendant les deux ou trois premières années, jusqu’à vingt ou vingt et un ans, Félicie n’avait cherché le plaisir que dans la satisfaction des vanités suivantes :

« Avoir de plus belles robes que toutes les jeunes femmes de sa société.

« Donner de meilleurs dîners.

« Recevoir plus de compliments qu’elles quand elle joue du piano.

« Passer pour avoir plus d’esprit qu’elles. »

À vingt et un ans commença la vanité du sentiment.

Elle avait été élevée par une mère athée, et dans une société de philosophes athées. Elle avait été tout juste une fois à l’église, pour se marier ; encore ne le voulait-elle pas. Depuis son mariage, elle lisait toutes sortes de livres. Rousseau et Mme de Staël lui tombèrent entre les mains : ceci fait époque, et prouve combien ces livres sont dangereux.

Elle lut d’abord l’Émile ; après quoi elle se crut le droit de bien mépriser intellectuellement toutes les jeunes femmes de sa connaissance. Notez bien qu’elle n’avait pas compris un mot de la métaphysique du vicaire savoyard.

Mais les phrases de Rousseau sont très travaillées, subtiles et très malaisées à retenir. Elle se contentait de risquer quelquefois une pointe de religiosité, pour faire effet, dans une société sans religiosité, et où il n’était pas plus question de ces choses que du roi de Siam.

Elle lut Corinne, c’est le livre qu’elle a le plus lu. Les phrases sont à l’effet et se retiennent bien. Elle s’en mit un bon nombre dans la tête. Le soir elle choisissait dans son salon les hommes jeunes et un peu bêtes, et, sans leur dire gare, elle leur répétait très proprement sa leçon du matin.

Quelques-uns y furent pris, ils la crurent une personne susceptible de passion, et lui rendirent des soins.

Cependant, elle n’avait amené là que les gens les plus communs et les plus niais de son salon ; elle n’était pas bien sûre que les autres ne se moquaient pas un peu d’elle. Le mari, tenu sans cesse hors de chez lui par ses affaires et d’ailleurs un bon homme, What then (que m’importe ?), ne s’apercevait pas, ou ne s’occupait en rien de ces coquetteries d’esprit.

Félicie lut la Nouvelle Héloïse. Elle trouva alors qu’il y avait dans son âme des trésors de sensibilité ; elle confia ce secret à sa mère et à un vieil oncle qui lui avait servi de père ; ils se moquèrent d’elle comme d’un enfant. Elle n’en persista pas moins à trouver qu’on ne pouvait vivre sans un amant, et sans un amant dans le genre de Saint-Preux.

Il y avait dans sa société un jeune Suédois, qui est un homme assez bizarre. En sortant de l’Université, quand il n’avait que dix-huit ans, il fit plusieurs actions d’éclat dans la campagne de 1812, et il obtint un grade élevé dans les milices de son pays ; ensuite il partit pour l’Amérique et vécut six mois parmi les Indiens. Il n’est ni bête, ni spirituel ; mais il a un grand caractère ; il a quelques côtés sublimes de vertu et de grandeur. D’ailleurs, l’homme le plus lymphatique que j’aie connu ; avec une assez belle figure, des manières simples, mais prodigieusement graves. De là, de grandes démonstrations d’estime et de considération autour de lui.

Félicie se dit : « Voilà l’homme qu’il me faut faire semblant d’avoir pour amant. Comme c’est le plus froid de tous, c’est celui dont la passion me fera le plus d’honneur. »

Le Suédois Weilberg était tout à fait ami de la maison. Il y a cinq ans, dans l’été, on arrangea un voyage avec lui et le mari.

Comme c’était un homme de mœurs excessivement sévères, surtout comme il n’était nullement amoureux de Félicie, il la voyait telle qu’elle était, fort laide. D’ailleurs, on ne lui avait pas dit en partant à quoi on le destinait. Le mari, que ces airs ennuyaient, et qui désirait aussi retirer de l’utilité pour lui d’un voyage entrepris pour plaire à sa femme, la plantait là dès qu’ils arrivaient quelque part ; il allait courir les fabriques, il visitait les usines, les mines, en disant à Weilberg : « Gustave, je vous laisse ma femme. »

Weilberg parlait très mal français ; il n’avait jamais lu Rousseau ni Mme de Staël, circonstance admirable pour Félicie.

La petite femme fit donc bien la malade, pour écarter son mari par l’ennui, et pour exciter la pitié du bon jeune homme, avec qui elle restait sans cesse en tête-à-tête. Pour l’attendrir en sa faveur, elle lui parlait de l’amour qu’elle avait pour son mari, et de son chagrin de l’y voir répondre si peu.

Cette musique n’amusait pas Weilberg ; il l’écoutait par simple politesse. Elle se crut plus avancée ; elle lui parla de la sympathie qui existait entre eux. Gustave prit son chapeau et alla se promener.

Quand il rentra elle se fâcha contre lui : elle lui dit qu’il l’avait injuriée en regardant comme un commencement de déclaration une simple parole de bienveillance.

La nuit, quand ils la passaient en voiture, elle appuyait sa tête sur l’épaule de Gustave, qui le souffrait par politesse.

Ils voyagèrent ainsi deux mois, mangeant beaucoup d’argent, s’ennuyant plus encore.

Quand ils furent de retour, Félicie changea toutes ses habitudes. Si elle avait pu envoyer des lettres de faire part, elle eût fait savoir à tous ses amis et connaissances qu’elle avait une passion violente pour M. Weilberg le Suédois, et que M. Weilberg était son amant.

Plus de bals, plus de toilettes : elle néglige ses anciens amis, fait des impertinences à ses anciennes connaissances. Enfin elle se condamne au sacrifice de tous ses goûts, pour faire croire qu’elle aime profondément ce M. Weilberg, cet espèce de sauvage indien, colonel dans les milices suédoises à dix-huit ans, et que cet homme est fou d’elle.

Elle commence par le signifier à sa mère, le jour de son arrivée. Sa mère, suivant elle, est coupable de l’avoir mariée avec un homme qu’elle n’aimait pas ; elle doit actuellement favoriser de tous ses moyens son amour pour l’homme qu’elle a choisi et qu’elle adore ; il faut donc qu’elle persuade au mari d’établir en quelque sorte Weilberg dans sa maison. Si elle ne l’a pas sans cesse chez elle, elle menace de l’aller trouver chez lui à son hôtel.

La mère, comme une bête, crut cela, et elle fit si bien auprès de son gendre, que Weilberg ne pouvait avoir d’autre maison que la sienne. Charles le priait sans cesse, la mère aussi lui faisait tant de politesses et lui montrait tant d’empressement, que le pauvre jeune homme, ne sachant ce qu’on voulait de lui, et craignant à l’excès de manquer à des gens qui l’avaient parfaitement accueilli, n’osait se refuser à rien.

Les femmes pleurent à volonté, comme vous savez.

Un jour que j’étais seul chez Félicie, elle se prit à pleurer, et, me serrant la main, elle me dit « Ah ! mon cher Goncelin, votre amitié clairvoyante a bien deviné mon cœur ! Autrefois vous étiez bien avec Weilberg ; depuis notre voyage vous avez changé ; vous semblez avoir de la haine pour lui. (Cela ne semblait pas du tout. Je savais à quoi m’en tenir.) Ah ! mon ami, je n’étais pas heureuse auparavant..... Ce n’est que depuis..... Si vous saviez toutes les barbaries de Charles pendant le voyage ! Si vous connaissiez mieux Gustave !..... Si vous saviez que de soins touchants, que de tendresse !..... Pouvais-je résister ?..... Si vous saviez quelle âme de feu, quelles passions effrayantes a cet homme, en apparence si froid ! Non, mon ami, vous ne me mépriseriez pas !..... Je sens bien, hélas ! qu’il me manque quelque chose..... Ce bonheur n’est pas pur..... Je sais bien ce que je devais à Charles. Mais, mon ami ! ce spectacle continuel de l’indifférence, des mépris de l’un, des soins et de l’amour de l’autre..... et cette familiarité obligée de la vie en voyage..... Tant de dangers !..... Pouvais-je résister à tant d’amour ! et d’ailleurs, pouvais-je résister à ses violences ? » etc., etc., etc.

Voilà donc le pauvre Weilberg, honnête comme Joseph, accusé d’avoir violé la femme de son ami, et il faut le croire, c’est elle qui le dit : elle s’en est vantée à deux personnes de ma connaissance, et sans doute aussi à d’autres que je ne connais pas.

La déclaration ci-dessus ressemble beaucoup à ce qu’elle me dit : j’ai conservé le souvenir de ses expressions. Peu de jours après, je vis une des personnes qui avaient reçu la même confidence. Je la priai de chercher à s’en rappeler les termes ; elle me répéta exactement la version que j’avais entendue, ce qui me fit rire.

Après sa confession, Félicie me dit, en me tendant la main, qu’elle comptait sur ma discrétion ; que je devais être avec Weilberg comme par le passé, et faire semblant de ne m’apercevoir de rien. « La vertu sauvage de cet homme sublime lui faisait peur. » Quand il la quittait, elle craignait toujours de ne plus le revoir ; elle craignait que, par une résolution inopinée, il ne s’embarquât tout à coup pour retourner en Suède. Moi, je lui promis sur notre conversation le plus inviolable secret.

Cependant tous les amis de la famille trouvaient indigne que ce pauvre Weilberg eût séduit une jeune femme dans la maison de laquelle il avait presque reçu l’hospitalité, dont le mari lui avait rendu mille services, et qui avait jusque-là marché très droit. Je le prévins du sot rôle qu’on lui faisait jouer. Il m’embrassa en me remerciant de l’avis, et me dit qu’il ne remettrait plus les pieds dans cette maison. C’est lui qui me conta alors comment le voyage s’était passé.

Félicie, privée quelques jours de Weilberg, qui dînait sans cesse chez elle auparavant, joua le désespoir. Elle dit que c’était une indignité de son mari, qui avait chassé cet homme vertueux. (Elle avait dit à moi et à deux autres que cet homme vertueux l’avait violée sur la mousse, au pied d’un sapin dans le Schwartzwald, comme il convient que cette chose se fasse.) Elle dit aussi, en termes polis, que sa mère, après lui avoir servi de complaisante, lui avait soufflé son vertueux amant. (Notez que la mère est une pauvre vieille femme de soixante ans, qui ne pense plus à rien depuis vingt ans.) Elle commanda chez un très habile coutelier un poignard à lame de damas, qu’elle fit apporter un jour au milieu du dîner, et que je lui ai vu payer quarante francs et serrer très proprement devant nous tous dans son secrétaire, à côté de sa cire d’Espagne. Une douzaine de garçons apothicaires apportèrent chacun aussi une petite bouteille de sirop d’opium, et toutes ces bouteilles réunies en faisaient une quantité considérable. Elle les serra dans sa toilette.

Le lendemain, elle signifia à sa mère que, si elle ne faisait pas revenir Gustave, elle s’empoisonnerait avec l’opium, et se tuerait avec le poignard qu’elle avait fait faire exprès.

La mère, qui savait à quoi s’en tenir sur l’amour de Weilberg, et qui craignait l’esclandre, alla chez celui-ci. Elle lui conta que sa fille était folle ; qu’elle faisait semblant d’être très amoureuse de lui, qu’elle le disait amoureux d’elle, et qu’elle prétendait se tuer, s’il ne revenait pas. Elle lui dit : « Revenez chez elle, humiliez-la bien ; elle vous prendra en horreur, et alors vous ne reviendrez plus. »

Weilberg était un brave homme ; il eut pitié de la vieille mère qui venait le prier ainsi, et il consentit à se prêter à cette ennuyeuse comédie, pour éviter l’esclandre que la mère craignait.

Il revint donc. La jeune femme ne lui parla de rien ; elle lui fit seulement quelques reproches aimables sur son absence pendant cinq jours. Quand ils étaient seuls ensemble, elle ne se serait pas avisée de lui parler d’amour, depuis qu’il avait pris son chapeau, un jour, en voyage, et qu’il était parti quand elle allait commencer une déclaration. Weilberg aime la musique ; elle passait le temps à jouer du piano, et comme elle en joue admirablement, Weilberg restait assez volontiers à l’entendre. En public, c’était bien différent ; elle ne lui parlait que d’amour ; mais il faut avouer qu’elle y mettait beaucoup d’art. Comme, heureusement, il savait mal le français, elle trouvait moyen de faire savoir à tous les assistants qu’il était son amant, sans qu’il pût le comprendre.

Tous les amis de la maison étaient dans le secret de la comédie ; mais les connaissances n’y étaient pas encore. Il fut de nouveau question, parmi elles, de l’indignité du procédé de M. Weilberg, et celui-ci de nouveau se retira et ne voulut plus revenir.

Félicie se mit au lit et signifia à sa mère qu’elle se laisserait mourir de faim. Elle se mit à ne prendre que du thé ; elle se levait pour l’heure du dîner ; mais elle ne prenait exactement rien.

Au bout de six jours de ce régime, elle fut gravement indisposée ; on envoya chercher des médecins. Elle déclara qu’elle s’était empoisonnée, qu’elle ne voulait recevoir de soins de personne, que tout était inutile. La mère et deux amis étaient là, avec les médecins ; elle dit qu’elle mourait pour M. Weilberg, dont on lui avait aliéné le cœur. Du reste, elle priait qu’on épargnât cette triste confidence à son pauvre mari, qui, heureusement, ignorait toutes ces choses, etc., etc.

Cependant elle consentit à prendre une drogue ; on lui donna un vomitif, et elle, qui n’avait vécu que de thé depuis six jours, rendit trois à quatre livres de chocolat ; sa maladie, son empoisonnement, n’étaient qu’une épouvantable indigestion. Je l’avais prédit.

Ne sachant qu’inventer pour émouvoir sa mère et pour la pousser à de nouvelles démarches qui pussent ramener Weilberg dans sa maison, elle la menaça de tout avouer à Charles. Le mari, qui eût cru sa femme sur parole, l’aurait plantée là indubitablement. Cet esclandre étant donc possible, la mère retourna à la charge auprès du bon Gustave, qui consentit encore à revenir. Lui et moi, nous nous voyions beaucoup alors ; nous faisions un travail en commun ; il s’était pris de goût pour moi, et j’étais à peu près le Français qu’il aimait le mieux à voir. Nous passions ensemble une partie des journées ; il m’apprenait le suédois. Je lui montrais la géométrie descriptive et le calcul différentiel ; car il s’était pris de passion pour les mathématiques, et souvent il m’obligeait à rajeunir dans nos livres mes souvenirs déjà anciens de l’école polytechnique. Je prenais ensuite mon violon, et, beaucoup plus tolérant que vous, il restait volontiers des heures à m’entendre.

Félicie me fit la cour pour que je fusse sans cesse chez elle ; elle savait que c’était un moyen d’attirer Weilberg. Un matin que nous déjeunions tous trois ensemble chez elle, elle imagina de faire preuve d’amour à Gustave devant moi, et elle affecta avec lui les privautés de gens qui vivent dans la plus parfaite intimité. L’autre, d’abord, ne comprit pas ; enfin elle mit tellement les points sur les i, qu’il fallut bien comprendre ; il me regarda, rit, et sans bouger avala son morceau. On lui proposait de faire quelque rajustement à la toilette de Félicie. Il lui dit brutalement : « Pardieu, vous avez une femme de chambre pour vous habiller ! » Et elle me dit tout bas à l’oreille : « Voyez-vous comme il est délicat ; j’étais sûre que, devant vous, il ne voudrait pas remettre une épingle à mon fichu. »

Cependant, elle n’était pas si contente qu’elle me le disait de la délicatesse et de la retenue de son prétendu amant. C’était, je me le rappelle, un dimanche de Pâques. Quand nous eûmes fini le déjeuner et que nous ne prenions plus que du thé, elle dit. à son domestique : « Paul, dites à ma femme de chambre que je n’ai pas besoin d’elle et qu’elle profite de ce moment pour aller à la messe. »

Nous restâmes à prendre le thé. Le domestique n’entrant plus, elle s’approcha très près du feu. « J’ai bien froid, » dit-elle ; et tendant la main à Weilberg : « Est-ce que je n’ai pas la fièvre ? — Ma foi, je ne m’y connais pas ; mais voilà Goncelin qui se fait, à sa campagne, le médecin de ses paysans ; il doit se connaître à la fièvre : il vous le dira. » Je lui tâtai le pouls : « Pas le moins du monde, lui dis-je. — C’est singulier, reprit-elle ; je suis toute je ne sais comment ; il me semble que je vais me trouver mal. Tenez, voilà que je vais me trouver mal ; j’étouffe, desserrez-moi, M. Gustave, desserrez-moi. Goncelin, je vous en prie, allez chercher dans l’appartement de mon mari… — Quoi ? — Du benjoin, pour le brûler ; il y en a dans son médailler. — Je sais où il est, dit Weilberg ; j’y vais. Goncelin va vous aider ; je retourne dans l’instant. » Et il revint cinq minutes après.

Je m’étais amusé à la délacer. La figure à part, elle était bien, jeune, bien faite, la peau blanche et douce. Je lui avais découvert la poitrine ; elle se serait laissé mettre toute nue. J’usais passablement de la partie découverte, et je lui disais : « Votre cœur bat très doucement ; n’ayez pas peur, ce n’est absolument rien. » Elle jouait un évanouissement modéré. Weilberg, qui faisait exprès d’être longtemps dehors, rentra à la fin, posa le benjoin sur la cheminée, et se remit tranquillement à manger des biscuits et à avaler des tasses de thé. Félicie, qui voyait tout cela, en faisant semblant de ne pas y voir, n’y tint plus. Aussi bien, comme j’avais dit à Gustave qu’elle n’avait aucune altération dans le pouls ni dans la respiration, il avait ajouté : « C’est bien singulier qu’avec cela elle ait une syncope ! » Félicie, poussée à bout, revint peu à peu à elle ; elle se rajusta et nous pria de la laisser seule.

Comme elle croyait avoir grand intérêt à paraître réellement évanouie devant Gustave, je crois que si j’avais essayé de satisfaire une fantaisie, qui ne me prit pas, elle se fût laissé faire, sauf à dire ensuite que c’était, de ma part, l’excès de l’indignité, et, de la sienne, l’excès du malheur. Et notez bien que, matériellement honnête jusque-là, et fort insensible, d’ailleurs, à ce plaisir, elle eût souffert très certainement d’être ainsi violée.

Félicie fut si cruellement humiliée de cette manifestation d’indifférence de Weilberg pour elle devant moi à qui elle en parlait toujours comme de l’amant le plus passionné, qu’elle en fut réellement malade. Weilberg, après cette farce ridicule, ne voulait plus revenir chez elle. Cependant comme elle garda le lit quelque temps, et qu’auparavant on le voyait sans cesse dans cette maison, pour éviter qu’on ne remarquât son absence, il parut ; ses visites, peu à peu, furent plus rares, et ce ne fut qu’après huit mois qu’il cessa d’y aller tout à fait. Pendant ces huit mois, elle n’a cessé de le représenter à tous comme son amant, alors même qu’on ne le voyait presque plus jamais chez elle.

Félicie aime beaucoup la musique. N’ayant pas de loge aux Bouffes, elle avait très rarement l’occasion d’y aller. Un jour, des amis nous prêtèrent leur loge tout entière, et elle arrangea que Weilberg et moi nous l’y conduirions ; son mari viendrait nous y retrouver. Vous remarquerez qu’alors, au fond de son cœur, elle exécrait Weilberg ; elle l’avait forcé de venir là pour qu’il se mît avec elle sur le devant de la loge. Gustave dit qu’il faisait trop chaud et sortit du théâtre, me laissant seul avec elle. Ma foi, comme il lui donnait sans cesse de pareils démentis, à partir de ce jour elle changea de ton, et, après avoir parlé pendant un an de la passion, de l’amour de Weilberg, elle commença à toucher quelques mots de son inconstance et des peines qu’il lui causait.

En même temps, il me revint aux oreilles que je passais pour être son amant. J’allai la trouver, je le lui dis, et j’ajoutai que je ne voulais pas passer pour l’être, sans en avoir au moins le profit. Je la pris sur mes genoux, je la brusquai. Comme je savais très positivement qu’il lui était désagréable d’être violée et qu’elle sentait la chose imminente, je lui disais que je voulais mériter la réputation qu’elle me faisait, etc… C’était dans le jour, on pouvait entrer d’un moment à l’autre dans sa chambre ; elle eut une peur du diable ; elle me conjura de la laisser ; elle me dit qu’elle n’avait jamais aimé que Weilberg et qu’elle n’en aimerait jamais d’autre. Enfin elle se dégagea de moi ; elle sonna. Un domestique vint, auquel elle commanda de refaire le feu, d’arranger les rideaux, de lui apporter du thé. Je sortis. Depuis ce temps, nous sommes à peu près brouillés. Elle dit partout que je suis une espèce de scélérat à la Iago ; que depuis longtemps j’avais pour elle une abominable passion, et que c’est moi qui ai éloigné d’elle son amant Weilberg. Elle a été jusqu’à montrer comme des déclarations de ma part quelques lettres familièrement amicales que je lui avais écrites il y a six ans, quand j’étais avec vous à Rome.

À présent, la vanité de Félicie s’exerce sur d’autres objets. Elle dit, en parlant de Weilberg, des phrases tristes du troisième volume de Corinne ; elle joue le deuil d’une grande passion ; elle ne va plus dans le monde ; chez elle, plus de toilette ; mais elle donne d’excellents dîners, où viennent de vieux imbéciles qui passent pour avoir été des gens d’esprit autrefois, et de pauvres diables qui n’ont pas de dîner chez eux. Elle parle avec admiration de lord Byron, de Canaris, de Bolivar, de M. de la Fayette. On la plaint, dans son petit monde, comme une jeune femme bien malheureuse, et on la loue comme une personne infiniment sensible et spirituelle ; elle est passablement contente de la sorte. Cela fait une de ces maisons bourgeoises que vous détestez tant.

Avais-je raison de vous dire que cette ennuyeuse histoire ne vous servirait à rien ; elle est plate par sa nature. Tout se passe en discours dans l’amour-vanité. Les discours racontés ennuient ; la plus petite action vaut mieux.

Ensuite, ce n’est pas, je crois, ici l’amour-vanité comme vous l’entendez. Félicie a un trait rare, s’il ne lui est point particulier ; c’est que c’est une chose désagréable pour elle que de faire son métier de femme, et qu’il lui importait fort peu de faire croire à l’homme qu’elle proclamait son amant, de lui faire croire, dis-je, qu’elle l’aimait réellement.

Goncelin
fin du second et dernier volume
  1. Victor Jacquemont (ce jeune et spirituel écrivain, mort à Bombay le 7 décembre 1832) adressa à Beyle la lettre qu’on va lire ; Beyle, après l’avoir fait mettre au net, envoya la copie à V. Jacquemont avec ce billet :
    Mon cher colonel,
    Il est impossible qu’en relisant ceci il ne vous revienne pas une quantité de petits faits, autrement dits nuances. Ajoutez-les à gauche sur la page blanche. Il y a une bonne foi qui touche dans ce récit que j’avais oublié. Il y aussi quelques phrases inélégantes, que nous rendrons plus rapides. Si j’avais cinquante chapitres comme celui-ci, le mérite de l’Amour serait réel. Ce serait une vraie monographie. Ne vous occupez pas de la décence, c’est mon affaire.
    J’ai trouvé excellent un avis de vous, de septembre 1824, sur la préface duelle est détestable.
    Tempête

    24 décembre 1825.

    Note de Colomb.