Stendhal - De l’amour, II, 1927, éd. Martineau/Le Divan

Texte établi par Henri MartineauLe Divan (IIp. 96-103).

FRAGMENTS

extraits et traduits
d’un recueil arabe intitulé :
LE DIVAN DE L’AMOUR
Compilé par Ebn-Abi-Hadgiat (Manuscrits de la
Bibliothèque du Roi, nos 1461 et 1462).


Mohammed, fils de Djaâfar Elahouâzadi, raconte que Djamil étant malade de la maladie dont il mourut, Elâbas, fils de Sohail, le visita et le trouva prêt à rendre l’âme. Ô fils de Sohail ! lui dit Djamil, que penses-tu d’un homme qui n’a jamais bu de vin, qui n’a jamais fait de gain illicite, qui n’a jamais donné injustement la mort à nulle créature vivante que Dieu ait défendu de tuer, et qui rend témoignage qu’il n’y a d’autre dieu que Dieu, et que Mohammed est son prophète ? — Je pense, répondit Ben Sohail, que cet homme sera sauvé et obtiendra le paradis : mais quel est-il, cet homme que tu dis ? — C’est moi, répliqua Djamil. — Je ne croyais pas que tu professasses l’islamisme, dit alors Ben Sohail ; et d’ailleurs il y a vingt ans que tu fais l’amour à Bothaina et que tu la célèbres dans tes vers. — Me voici, répondit Djamil, au premier des jours de l’autre monde et au dernier des jours de ce monde ; et je veux que la clémence de notre maître Mohammed ne s’étende pas sur moi au jour du jugement, si j’ai jamais porté la main sur Bothaina pour quelque chose de répréhensible.

Ce Djamil et Bothaina, sa maîtresse, appartenaient tous les deux aux Benou-Azra, qui sont une tribu célèbre en amour parmi toutes les tribus des Arabes. — Aussi, leur manière d’aimer a-t-elle passé en proverbe ; et Dieu n’a point fait de créatures aussi tendres qu’eux en amour.

Sahid, fils d’Agba, demanda un jour à un Arabe : De quel peuple es-tu ? Je suis du peuple chez lequel on meurt quand on aime, répondit l’Arabe. — Tu es donc de la tribu de Azra, ajouta Sahid ? — Oui, par le maître de la Caaba, répliqua l’Arabe. — D’où vient donc que vous aimez de la sorte ? demanda ensuite Sahid. — Nos femmes sont belles et nos jeunes gens sont chastes, répondit l’Arabe.

Quelqu’un demanda un jour à Arouâ-Ben-Hezam[1] : Est-il donc bien vrai, comme on le dit de vous, que vous êtes de tous les hommes ceux qui avez le cœur le plus tendre, en amour ? — Oui, par Dieu, cela est vrai, répondit Arouâ, et j’ai connu dans ma tribu trente jeunes gens que la mort a enlevés, et qui n’avaient d’autre maladie que l’amour.

Un Arabe des Benou-Fazârat dit un jour à un autre Arabe des Benou-Azra : Vous autres, Benou-Azra, vous pensez que mourir d’amour est une douce et noble mort ; mais c’est là une faiblesse manifeste et une stupidité ; et ceux que vous prenez pour des hommes de grand cœur ne sont que des insensés et de molles créatures. — Tu ne parlerais pas ainsi, lui répondit l’Arabe de la tribu de Azra, si tu avais vu les grands yeux noirs de nos femmes voilés par-dessus de leurs longs sourcils, et décochant des flèches par-dessous ; si tu les avais vues sourire, et leurs dents briller entre leurs lèvres brunes.

Abou-el-Hassan, Ali, fils d’Abdalla, Elzagouni, raconte ce qui suit : Un musulman aimait une fille chrétienne jusqu’au point d’en perdre la raison. Il fut obligé de faire un voyage dans un pays étranger avec un ami qui était dans la confidence de son amour. Ses affaires s’étant prolongées dans ce pays, il y fut attaqué d’une maladie mortelle, et dit alors à son ami : Voilà que mon terme approche, je ne rencontrerai plus dans ce monde celle que j’aime, et je crains, si je meurs musulman, de ne pas la rencontrer non plus dans l’autre vie. Il se fit chrétien et mourut. Son ami se rendit auprès de la jeune chrétienne qu’il trouva malade. Elle lui dit : Je ne verrai plus mon ami dans ce monde ; mais je veux me retrouver avec lui dans l’autre : ainsi donc je rends témoignage qu’il n’y a d’autre dieu que Dieu, et que Mahommed est le prophète de Dieu. Là-dessus, elle mourut, et que la miséricorde de Dieu soit sur elle•.

Eltemimi raconte qu’il y avait dans la tribu des Arabes de Tagleb, une fille chrétienne fort riche qui aimait un jeune musulman. Elle lui offrit sa fortune et tout ce qu’elle avait de précieux, sans pouvoir parvenir à se faire aimer de lui. Quand elle eut perdu toute espérance, elle donna cent dinars à un artiste pour lui faire une figure du jeune homme qu’elle aimait. L’artiste fit cette figure, et quand la jeune fille l’eut, elle la plaça dans un endroit où elle venait tous les jours. Là, elle commençait par embrasser cette figure, et puis s’asseyait à côté d’elle et passait le reste de la journée à pleurer. Quand le soir était venu, elle saluait la figure et se retirait. Elle fit cela pendant longtemps. Le jeune homme vint à mourir ; elle voulut le voir et l’embrasser mort, après quoi elle retourna auprès de sa figure, la salua, l’embrassa comme à l’ordinaire et se coucha à côté d’elle. Le matin venu on l’y trouva morte, la main étendue vers des lignes d’écriture qu’elle avait tracées avant de mourir•.

Oueddah, du pays de Yamen, était renommé pour sa beauté entre les Arabes. — Lui et Om-el-Bonain, fille de Abd-el-Aziz, fils de Merouan, n’étant encore que des enfants, s’aimaient déjà tellement, que l’un ne pouvait souffrir d’être un moment séparé de l’autre. — Lorsque Om-el-Bonain devint la femme de Oualid-Ben-Adb-el-Malek, Oueddah en perdit la raison. — Après être resté longtemps dans un état d’égarement et de souffrance, il se rendit en Syrie et commença à rôder chaque jour autour de l’habitation de Oualid, fils de Malek, sans trouver d’abord de moyen de parvenir à ce qu’il désirait. — À la fin, il fit la rencontre d’une jeune fille qu’il réussit à s’attacher à force de persévérance et de soins. Quand il crut pouvoir se fier à elle, il lui demanda si elle connaissait Om-el-Bonain. — Sans doute, puisque c’est ma maîtresse, répondit la jeune fille. — Eh bien ! reprit Oueddah, ta maîtresse est ma cousine et si tu veux lui porter de mes nouvelles tu lui feras certainement plaisir. — Je lui en porterai volontiers, répondit la jeune fille ; et là-dessus elle courut aussitôt vers Om-el-Bonain pour lui donner des nouvelles de Oueddah. Prends garde à ce que tu dis ! s’écria celle-ci : Quoi ! Oueddah est vivant ? — Assurément, dit la jeune fille. — Va lui dire, poursuivit alors Om-el-Bonain, de ne point s’écarter jusqu’à ce qu’il lui arrive un messager de ma part. Elle prit ensuite ses mesures pour introduire Oueddahh chez elle, où elle le garda caché dans un coffre. Elle l’en faisait sortir pour être avec lui quand elle se croyait en sûreté ; et quand il arrivait quelqu’un qui aurait pu le voir, elle le faisait rentrer dans le coffre.

Il arriva un jour que l’on apporta à Oualid une perle, et il dit à l’un de ses serviteurs : Prends cette perle et porte-la à Om-el-Bonain. Le serviteur prit la perle et la porta à Om-el-Bonain. Ne s’étant pas fait annoncer il entra chez elle dans un moment où elle était avec Oueddah, de sorte qu’il put lancer un coup d’œil dans l’appartement de Om-el-Bonain sans que celle-ci y prît garde. Le serviteur de Oualid s’acquitta de sa commission et demanda quelque chose à Om-el-Bonain pour le bijou qu’il lui avait apporté. Elle le refusa sévèrement, et lui fit une réprimande. Le serviteur sortit courroucé contre elle, et, allant dire à Oualid ce qu’il avait vu, il lui décrivit le coffre où il avait vu entrer Oueddah. — Tu mens, esclave sans mère, tu mens, lui dit Oualid ; et il court brusquement chez Om-el-Bonain. Il y avait dans l’appartement plusieurs coffres ; il s’assied sur celui où était renfermé Oueddah, et que lui avait décrit l’esclave en disant à Om-el-Bonain : Donne-moi un de ces coffres. — Ils sont tous à toi, ainsi que moi-même, répondit Om-el-Bonain. — Eh bien, poursuivit Oualid, je désire avoir celui sur lequel je suis assis. — Il y a dans celui-là des choses nécessaires à une femme, dit Om-el-Bonain. — Ce ne sont point ces choses-là, c’est le coffre que je désire, continua Oualid. — Il est à toi, répondit-elle. Oualid fit aussitôt emporter le coffre, et fit appeler deux esclaves auxquels il donna l’ordre de creuser une fosse en terre jusqu’à la profondeur où il se trouverait de l’eau. Approchant ensuite sa bouche du coffre : On m’a dit quelque chose de toi, cria-t-il. Si l’on m’a dit vrai, que toute ta trace de toi soit séparée, que toute nouvelle de toi soit ensevelie. Si l’on m’a dit faux, je ne fais rien de mal en enfouissant un coffre : ce n’est que du bois enterré. Il fit pousser alors le coffre dans la fosse et la fit combler des pierres et des terres que l’on en avait retirées. Depuis lors Om-el-Bonain ne cessa de fréquenter cet endroit, et d’y pleurer jusqu’à ce qu’on l’y trouvât un jour sans vie, la face contre terre•[2].

  1. Cet Arouâ-Ben-Hezam était de la tribu de Azra dont il vient d’être fait mention. Il est célèbre comme poète, et plus célèbre encore comme un des nombreux martyrs de l’amour que les Arabes comptent parmi eux.
  2. Ces fragments sont extraits de divers chapitres du recueil cité. Les trois marqués d’une • sont tirés du dernier chapitre qui est une biographie très sommaire d’un assez grand nombre d’Arabes martyrs de l’amour.