Stendhal - De l’amour, II, 1927, éd. Martineau/Chapitre 54

Texte établi par Henri MartineauLe Divan (IIp. 104-111).

CHAPITRE LIV

De l’éducation des femmes


Par l’actuelle éducation des jeunes filles, qui est le fruit du hasard et du plus sot orgueil, nous laissons oisives chez elles les facultés les plus brillantes et les plus riches en bonheur pour elles-mêmes et pour nous. Mais quel est l’homme prudent qui ne se soit écrié au moins une fois en sa vie :

Une femme en sait toujours assez,
Quand la capacité de son esprit se hausse
À connaître un pourpoint d’avec un haut-de-chausse.

Les femmes savantes, acte II, scène vii.

À Paris, la première louange pour une jeune fille à marier est cette phrase : Elle a beaucoup de douceur dans le caractère, et par habitude moutonne, rien ne fait plus d’effet sur les sots épouseurs. Voyez-les deux ans après, déjeunant tête à tête avec leur femme par un temps sombre, la casquette sur la tête et entourés de trois grands laquais.

On a vu porter aux États-Unis, en 1818, une loi qui condamne à trente-quatre coups de fouet l’homme qui montrera à lire à un nègre de la Virginie[1]. Rien de plus conséquent et de plus raisonnable que cette loi.

Les États-Unis d’Amérique eux-mêmes ont-ils été plus utiles à la mère patrie lorsqu’ils étaient ses esclaves ou depuis qu’ils sont ses égaux ? Si le travail d’un homme libre vaut deux ou trois fois celui du même homme réduit en esclavage, pourquoi n’en serait-il pas de même de la pensée de cet homme ?

Si nous l’osions, nous donnerions aux jeunes filles une éducation d’esclave, la preuve en est qu’elles ne savent d’utile que ce que nous ne voulons pas leur apprendre.

Mais ce peu d’éducation qu’elles accrochent par malheur, elles le tournent contre nous, diraient certains maris. — Sans doute, et Napoléon aussi avait raison de ne pas donner des armes à la garde nationale, et les ultras aussi ont raison de proscrire l’enseignement mutuel ; armez un homme et puis continuez à l’opprimer, et vous verrez qu’il sera assez pervers pour tourner, s’il le peut, ses armes contre vous.

Même quand il nous serait loisible d’élever les jeunes filles en idiotes avec des Ave Maria et des chansons lubriques comme dans les couvents de 1770, il y aurait encore plusieurs petites objections :

1o En cas de mort du mari elles sont appelées à gouverner la jeune famille.

2o Comme mères, elles donnent aux enfants mâles, aux jeunes tyrans futurs, la première éducation, celle qui forme le caractère, celle qui plie l’âme à chercher le bonheur par telle route plutôt que par telle autre, ce qui est toujours une affaire faite à quatre ou cinq ans.

3o Malgré tout notre orgueil, dans nos petites affaires intérieures, celles dont surtout dépend notre bonheur, parce qu’en l’absence des passions le bonheur est fondé sur l’absence des petites vexations de tous les jours, les conseils de la compagne nécessaire de notre vie ont la plus grande influence ; non pas que nous voulions lui accorder la moindre influence, mais c’est qu’elle répète les mêmes choses vingt ans de suite ; et où est l’âme qui ait la vigueur romaine de résister à la même idée répétée pendant toute une vie ? Le monde est plein de maris qui se laissent mener ; mais c’est par faiblesse et non par sentiment de justice et d’égalité. Comme ils accordent par force, on est toujours tenté d’abuser, et il est quelquefois nécessaire d’abuser pour conserver.

4o Enfin, en amour, à cette époque qui, dans les pays du midi, comprend souvent douze ou quinze années, et les plus belles de la vie, notre bonheur est en entier entre les mains de la femme que nous aimons. Un moment d’orgueil déplacé peut nous rendre à jamais malheureux, et comment un esclave transporté sur le trône ne serait-il pas tenté d’abuser du pouvoir ? De là, les fausses délicatesses et l’orgueil féminin. Rien de plus inutiles que ces représentations ; les hommes sont despotes, et voyez quels cas font d’autres despotes des conseils les plus sensés ; l’homme qui peut tout ne goûte qu’un seul genre d’avis, ceux qui lui enseignent à augmenter son pouvoir. Où les pauvres jeunes filles trouveront-elles un Quiroga et un Riego pour donner aux despotes qui les oppriment et les dégradent, pour les mieux opprimer, de ces avis salutaires que l’on récompense par des grades et des cordons au lieu de la potence de Porlier ?

Si une telle révolution demande plusieurs siècles, c’est que par un hasard bien funeste toutes les premières expériences doivent nécessairement contredire la vérité. Éclairez l’esprit d’une jeune fille, formez son caractère, donnez-lui enfin une bonne éducation dans le vrai sens du mot, s’apercevant tôt ou tard de sa supériorité sur les autres femmes, elle devient pédante, c’est-à-dire l’être le plus désagréable et le plus dégradé qui existe au monde. Il n’est aucun de nous qui ne préférât, pour passer la vie avec elle, une servante à une femme savante.

Plantez un jeune arbre au milieu d’une épaisse forêt, privé d’air et de soleil par ses voisins, ses feuilles seront étiolées, il prendra une forme élancée et ridicule qui n’est pas celle de la nature. Il faut planter à la fois toute la forêt ; quelle est la femme qui s’enorgueillit de savoir lire ?

Des pédants nous répètent depuis deux mille ans que les femmes ont l’esprit plus vif et les hommes plus de solidité ; que les femmes ont plus de délicatesse dans les idées, et les hommes plus de force d’attention. Un badaud de Paris qui se promenait autrefois dans les jardins de Versailles concluait aussi de tout ce qu’il voyait que les arbres naissent taillés.

J’avouerai que les petites filles ont moins de force physique que les petits garçons : cela est concluant pour l’esprit, car l’on sait que Voltaire et d’Alembert étaient les premiers hommes de leur siècle pour donner un coup de poing. On convient qu’une petite fille de dix ans a vingt fois plus de finesse qu’un petit polisson du même âge. Pourquoi à vingt ans est-elle une grande idiote, gauche, timide et ayant peur d’une araignée et le polisson un homme d’esprit ?

Les femmes ne savent que ce que nous ne voulons pas leur apprendre, que ce qu’elles lisent dans l’expérience de la vie. De là l’extrême désavantage pour elles de naître dans une famille très riche ; au lieu d’être en contact avec des êtres naturels à leur égard, elles se trouvent environnées de femmes de chambre ou de dames de compagnie déjà corrompues et étiolées par la richesse[2]. Rien de bête comme un prince.

Les jeunes filles se sentant esclaves ont de bonne heure les yeux ouverts ; elles voient tout, mais sont trop ignorantes pour voir bien. Une femme de trente ans, en France, n’a pas les connaissances acquises d’un petit garçon de quinze ans ; une femme de cinquante la raison d’un homme de vingt-cinq. Voyez Mme de Sévigné admirant les actions les plus absurdes de Louis XIV. Voyez la puérilité des raisonnements de Mme d’Épinay[3].

Les femmes doivent nourrir et soigner leurs enfants. — Je nie le premier article, j’accorde le second. — Elles doivent de plus régler les comptes de leur cuisinière. — Donc elles n’ont pas le temps d’égaler un petit garçon de quinze ans, en connaissances acquises. Les hommes doivent être juges, banquiers, avocats, négociants, médecins, prêtres, etc. Et cependant ils trouvent du temps pour lire les discours de Fox et la Lusiade du Camoëns.

À Pékin, le magistrat qui court de bonne heure au palais pour chercher les moyens de mettre en prison et de ruiner, en tout bien tout honneur, un pauvre journaliste qui a déplu au sous-secrétaire d’État chez lequel il a eu l’honneur de dîner la veille est sûrement aussi occupé que sa femme qui règle les comptes de sa cuisinière, fait faire son bas à sa petite fille, lui voit prendre ses leçons de danse et de piano, reçoit une visite du vicaire de la paroisse qui lui apporte la Quotidienne, et va ensuite choisir un chapeau rue de Richelieu, et faire un tour aux Tuileries.

Au milieu de ses nobles occupations, ce magistrat trouve encore le temps de songer à cette promenade que sa femme fait aux Tuileries, et s’il était aussi bien avec le pouvoir qui règle l’univers, qu’avec celui qui règne dans l’État, il demanderait au ciel d’accorder aux femmes, pour leur bien, huit ou dix heures de sommeil de plus. Dans la situation actuelle de la société, le loisir, qui pour l’homme est la source de tout bonheur et de toute richesse, non seulement n’est pas un avantage pour les femmes, mais c’est une de ces funestes libertés dont le digne magistrat voudrait aider à nous délivrer.

  1. Je regrette de ne pas trouver dans le manuscrit italien la citation de la source officielle de ce fait ; je désire que l’on puisse le démentir.
  2. Mémoires de madame de Staal, de Collé, de Duclos, de la margrave de Bareuth.
  3. Premier volume.