Stendhal - De l’amour, II, 1927, éd. Martineau/Chapitre 55

Texte établi par Henri MartineauLe Divan (IIp. 112-124).

CHAPITRE LV

Objections contre l’éducation des femmes.


Mais les femmes sont chargées des petits travaux du ménage. — Mon colonel M. S*** a quatre filles, élevées dans les meilleurs principes, c’est-à—dire qu’elles travaillent toute la journée ; quand j’arrive elles chantent la musique de Rossini que je leur ai apportée de Naples ; du reste elles lisent la Bible de Royaumont, elles apprennent le bête de l’histoire, c’est-à—dire les tables chronologiques et les vers de le Ragois ; elles savent beaucoup de géographie, font des broderies admirables, et j’estime que chacune de ces jolies petites filles peut gagner, par son travail, huit sous par jour. Pour trois cents journées cela fait quatre cent quatre-vingts francs par an, c’est moins que ce qu’on donne à l’un de leurs maîtres. C’est pour quatre cent quatre vingts francs par an qu’elles perdent à jamais le temps pendant lequel il est donné à la machine humaine d’acquérir des idées.

Si les femmes lisent avec plaisir les dix ou douze bons volumes qui paraissent chaque année en Europe, elles abandonneront bientôt le soin de leurs enfants. — C’est comme si nous avions peur, en plantant d’arbres le rivage de l’Océan, d’arrêter le mouvement de ses vagues. Ce n’est pas dans ce sens que l’éducation est toute-puissante. Au reste depuis quatre cents ans l’on présente la même objection contre toute espèce d’éducation. Non seulement une femme de Paris a plus de vertus en 1820 qu’en 1720, du temps du système de Law et du régent, mais encore la fille du fermier général le plus riche d’alors avait une moins bonne éducation que la fille du plus mince avocat d’aujourd’hui. Les devoirs du ménage en sont-ils moins bien remplis ? non certes. Et pourquoi ? c’est que la misère, la maladie, la honte, l’instinct, forcent à s’en acquitter. C’est comme si l’on disait d’un officier qui devient trop aimable, qu’il perdra l’art de monter à cheval ; on oublie qu’il se cassera le bras la première fois qu’il prendra cette liberté.

L’acquisition des idées produit les mêmes effets bons et mauvais chez les deux sexes. La vanité ne nous manquera jamais même dans l’absence la plus complète de toutes les raisons d’en avoir ; voyez les bourgeois d’une petite ville ; forçons-la du moins à s’appuyer sur un vrai mérite, sur un mérite utile ou agréable à la société.

Les demi-sots entraînés par la révolution qui change tout en France, commencent à avouer, depuis vingt ans, que les femmes peuvent faire quelque chose ; mais elles doivent se livrer aux occupations convenables à leur sexe : élever des fleurs, former des herbiers, faire nicher des serins, on appelle cela des plaisirs innocents.

1o Ces innocents plaisirs valent mieux que de l’oisiveté. Laissons cela aux sottes, comme nous laissons aux sots la gloire de faire des couplets, pour la fête du maître de la maison. Mais est-ce de bonne foi, que l’on voudrait proposer à Mme Roland ou à Mistress Hutchinson[1] de passer leur temps à élever un petit rosier du Bengale ?

Tout ce raisonnement se réduit à ceci : l’on veut pouvoir dire de son esclave : Il est trop bête pour être méchant.

Mais au moyen d’une certaine loi nommée sympathie, loi de la nature qu’à la vérité les yeux vulgaires n’aperçoivent jamais, les défauts de la compagne de votre vie ne nuisent pas à votre bonheur, en raison du mal direct qu’ils peuvent vous occasionner. J’aimerais presque mieux que ma femme, dans un moment de colère, essayât de me donner un coup de poignard une fois par an, que de me recevoir avec humeur, tous les soirs.

Enfin entre gens qui vivent ensemble, le bonheur est contagieux.

Que votre amie ait passé la matinée, pendant que vous étiez au Champ de Mars ou à la Chambre des Communes, à colorier une rose, d’après le bel ouvrage de Redouté, ou à lire un volume de Shakespeare, ses plaisirs auront été également innocents ; seulement avec les idées qu’elle a prise dans sa rose, elle vous ennuiera bientôt à votre retour, et de plus elle aura soif d’aller le soir dans le monde chercher des sensations un peu plus vives. Si elle a bien lu Shakespeare au contraire, elle est aussi fatiguée que vous, a eu autant de plaisir, et sera plus heureuse d’une promenade solitaire dans le bois de Vincennes, en vous donnant le bras, que de paraître dans la soirée la plus à la mode. Les plaisirs du grand monde n’en sont pas pour les femmes heureuses.

Les ignorants sont les ennemis nés de l’éducation des femmes. Aujourd’hui ils passent leur temps avec elles, ils leur font l’amour, et en sont bien traités ; que deviendraient-ils si les femmes venaient à se dégoûter du boston ? Quand nous autres nous revenons d’Amérique, ou des Grandes Indes avec un teint basané et un ton qui reste un peu grossier pendant six mois, comment pourraient-ils répondre à nos récits, s’ils n’avaient cette phrase : « Quant à nous, les femmes sont de notre côté. — Pendant que vous étiez à New-York, la couleur des tilburys a changé ; c’est le tête-de-nègre qui est de mode aujourd’hui. » Et nous écoutons avec attention, car ce savoir-là est utile. Telle jolie femme ne nous regardera pas, si notre calèche est de mauvais goût.

Ces mêmes sots se croyant obligés, en vertu de la prééminence de leur sexe, à savoir plus que les femmes, seraient ruinés de fond en comble, si les femmes s’avisaient d’apprendre quelque chose. Un sot de trente ans se dit, en voyant au château d’un de ses amis des jeunes filles de douze : « C’est auprès d’elles que je passerai ma vie dans dix ans d’ici. » Qu’on juge de ses exclamations et de son effroi, s’il les voyait étudier quelque chose d’utile.

Au lieu de la société et de la conversation des hommes-femmes, une femme instruite, si elle a acquis des idées, sans perdre les grâces de son sexe, est sûre de trouver parmi les hommes les plus distingués de son siècle, une considération allant presque jusqu’à l’enthousiasme.

Les femmes deviendraient les rivales, et non les compagnes de l’homme. — Oui, aussitôt que par un édit vous aurez supprimé l’amour. En attendant cette belle loi, l’amour redoublera de charmes et de transports, voilà tout. La base sur laquelle s’établit la cristallisation deviendra plus large ; l’homme pourra jouir de toutes ses idées auprès de la femme qu’il aime, la nature tout entière prendra de nouveaux charmes à leurs yeux, et comme les idées réfléchissent toujours quelques nuances des caractères, ils se connaîtront mieux et feront moins d’imprudences ; l’amour sera moins aveugle et produira moins de malheurs.

Le désir de plaire met à jamais la pudeur, la délicatesse et toutes les grâces féminines, hors de l’atteinte de toute éducation quelconque. C’est comme si l’on craignait d’apprendre aux rossignols à ne pas chanter au printemps.

Les grâces des femmes ne tiennent pas à l’ignorance ; voyez les dignes épouses des bourgeois de votre village, voyez en Angleterre les femmes des gros marchands. L’affectation qui est une pédanterie (car j’appelle pédanterie, l’affectation de me parler, hors de propos, d’une robe de Leroy ou d’une romance de Romagnesi, tout comme l’affectation de citer Fra Paolo et le concile de Trente à propos d’une discussion sur nos doux missionnaires) ; la pédanterie de la robe et du bon ton, la nécessité de dire sur Rossini précisément la phrase convenable, tue les grâces des femmes de Paris ; cependant, malgré les terribles effets de cette maladie contagieuse, n’est-ce pas à Paris que sont les femmes les plus aimables de France ? Ne serait-ce point que ce sont celles dans la tête desquelles le hasard a mis le plus d’idées justes et intéressantes ? Or ce sont ces idées-là que je demande aux livres. Je ne leur proposerai certainement pas de lire Grotius ou Puffendorf depuis que nous avons le commentaire de Tracy sur Montesquieu.

La délicatesse des femmes tient à cette hasardeuse position où elles se trouvent placées de si bonne heure, à cette nécessité de passer leur vie au milieu d’ennemis cruels et charmants.

Il y a peut-être cinquante mille femmes en France, qui par leur fortune sont dispensées de tout travail. Mais sans travail il n’y a pas de bonheur. (Les passions forcent elles-mêmes à des travaux, et à des travaux fort rudes, qui emploient toute l’activité de l’âme.)

Une femme qui a quatre enfants, et dix mille livres de rente travaille en faisant des bas, ou une robe pour sa fille. Mais il est impossible d’accorder qu’une femme qui a carrosse à elle travaille en faisant une broderie ou un meuble de tapisserie. À part quelques petites lueurs de vanité, il est impossible qu’elle y mette aucun intérêt ; elle ne travaille pas.

Donc son bonheur est gravement compromis.

Et, qui plus est, le bonheur du despote, car une femme dont le cœur n’est animé depuis deux mois par aucun intérêt autre que celui de la tapisserie, aura peut-être l’insolence de sentir que l’amour-goût, ou l’amour de vanité, ou enfin même l’amour-physique est un très grand bonheur comparé à son état habituel.

Une femme ne doit pas faire parler de soi. — À quoi je réponds de nouveau, quelle est la femme citée parce qu’elle sait lire ?

Et qui empêche les femmes, en attendant la révolution dans leur sort, de cacher l’étude qui fait habituellement leur occupation et leur fournit chaque jour une honnête ration de bonheur ? Je leur révélerai un secret, en passant : lorsqu’on s’est donné un but, par exemple de se faire une idée nette de la conjuration de Fiesque, à Gênes, en 1547, le livre le plus insipide prend de l’intérêt ; c’est comme en amour la rencontre d’un être indifférent qui vient de voir ce qu’on aime ; et cet intérêt double tous les mois jusqu’à ce qu’on ait abandonné la conjuration de Fiesque.

Le vrai théâtre des vertus d’une femme, c’est la chambre d’un malade. — Mais vous faites-vous fort d’obtenir de la bonté divine qu’elle redouble la fréquence des maladies pour donner de l’occupation à nos femmes ? C’est raisonner sur l’exception.

D’ailleurs je dis qu’une femme doit occuper chaque jour trois ou quatre heures de loisir, comme les hommes de sens occupent leurs heures de loisir.

Une jeune mère dont le fils a la rougeole ne pourrait pas, quand elle le voudrait, trouver du plaisir à lire le voyage de Volney en Syrie, pas plus que son mari, riche banquier, ne pourrait, au moment d’une faillite, avoir du plaisir à méditer Malthus.

C’est là l’unique manière pour les femmes riches de se distinguer du vulgaire des femmes : la supériorité morale. On a ainsi naturellement d’autres sentiments[2].

Vous voulez faire d’une femme un auteur ? — Exactement comme vous annoncez le projet de faire chanter votre fille à l’Opéra en lui donnant un maître de chant. Je dirai qu’une femme ne doit jamais écrire que comme Mme de Staal (de Launay), des œuvres posthumes à publier après sa mort. Imprimer pour une femme de moins de cinquante ans, c’est mettre son bonheur à la plus terrible des loteries ; si elle a le bonheur d’avoir un amant, elle commencera par le perdre.

Je ne vois qu’une exception, c’est une femme qui fait des livres pour nourrir ou élever sa famille. Alors elle doit toujours se retrancher dans l’intérêt d’argent en parlant de ses ouvrages, et dire, par exemple, à un chef d’escadron : « Votre état vous donne quatre mille francs par an, et moi avec mes deux traductions de l’anglais j’ai pu, l’année dernière, consacrer trois mille cinq cents francs de plus à l’éducation de mes deux fils. »

Hors de là, une femme doit imprimer comme le baron d’Holbach ou Mme de la Fayette ; leurs meilleurs amis l’ignoraient. Publier un livre ne peut être sans inconvénient que pour une fille ; le vulgaire pouvant la mépriser à son aise à cause de son état, la portera aux nues à cause de son talent, et même s’engouera de ce talent.

Beaucoup d’hommes en France parmi ceux qui ont six mille livres de rente, font leur bonheur habituel par la littérature sans songer à rien imprimer ; lire un bon livre est pour eux un des plus grands plaisirs. Au bout de dix ans ils se trouvent avoir doublé leur esprit, et personne ne niera qu’en général plus on a d’esprit moins on a de passions incompatibles avec le bonheur des autres[3]. Je ne crois pas que l’on nie davantage que les fils d’une femme qui lit Gibbon et Schiller auront plus de génie que les enfants de celle qui dit le chapelet et lit Mme de Genlis.

Un jeune avocat, un marchand, un médecin, un ingénieur peuvent être lancés dans la vie sans aucune éducation, ils se la donnent tous les jours en pratiquant leur état. Mais quelles ressources ont leurs femmes pour acquérir les qualités estimables et nécessaires ? Cachées dans la solitude de leur ménage, le grand livre de la vie et de la nécessité reste fermé pour elles. Elles dépensent toujours de la même manière, en discutant un compte avec leur cuisinière, les trois louis que leur mari leur donne tous les lundis.

Je dirai, dans l’intérêt des despotes : Le dernier des hommes, s’il a vingt ans et des joues bien roses, est dangereux pour une femme qui ne sait rien, car elle est toute à l’instinct ; aux yeux d’une femme d’esprit, il fera justement autant d’effet qu’un beau laquais.

Le plaisant de l’éducation actuelle, c’est qu’on n’apprend rien aux jeunes filles, qu’elles ne doivent oublier bien vite, dès qu’elles seront mariées. Il faut quatre heures par jour pendant six ans, pour bien jouer de la harpe ; pour bien peindre la miniature ou l’aquarelle, il faut la moitié de ce temps. La plupart des jeunes filles n’arrivent pas même à une médiocrité supportable ; de là le proverbe si vrai, qui dit amateur dit ignorant[4].

Et supposons une jeune fille avec quelque talent, trois ans après qu’elle est mariée elle ne prend pas sa harpe ou ses pinceaux une fois par mois : ces objets de tant de travail lui sont devenus ennuyeux, à moins que le hasard ne lui ait donné l’âme d’un artiste, chose toujours fort rare et qui rend peu propre aux soins domestiques.

C’est ainsi que sous un vain prétexte de décence, l’on n’apprend rien aux jeunes filles qui puisse les guider dans les circonstances qu’elles rencontreront dans la vie ; on fait plus, on leur cache, on leur nie ces circonstances afin d’ajouter à leur force : 1o l’effet de la surprise, 2o l’effet de la défiance rejetée sur toute l’éducation comme ayant été menteuse[5]. Je soutiens qu’on doit parler de l’amour à des jeunes filles bien élevées. Qui osera avancer de bonne foi que dans nos mœurs actuelles les jeunes filles de seize ans ignorent l’existence de l’amour ? par qui reçoivent-elles cette idée si importante et si difficile à bien donner ? Voyez Julie d’Étanges se plaindre des connaissances qu’elle doit à la Chaillot, une femme de chambre de la maison. Il faut savoir gré à Rousseau d’avoir osé être peintre fidèle en un siècle de fausse décence.

L’éducation actuelle des femmes étant peut-être la plus plaisante absurdité de l’Europe moderne, moins elles ont d’éducation proprement dite, et plus elles valent[6]. C’est pour cela peut-être qu’en Italie, en Espagne, elles sont si supérieures aux hommes et je dirais même si supérieures aux femmes des autres pays.

  1. Voir les Mémoires de ces femmes admirables. J’aurais d’autres noms à citer, mais ils sont inconnus du public, et d’ailleurs on ne peut pas même indiquer le mérite vivant.
  2. Voir mistress Hutchinson refusant d’être utile à sa famille et à son mari qu’elle adorait, en trahissant quelques régicides auprès des ministres du parjure Charles II (tome II, page 284).
  3. C’est ce qui me fait espérer beaucoup de la génération naissante des privilégiés. J’espère aussi que les maris qui liront ce chapitre seront moins despotes pendant trois jours.
  4. Le contraire de ce proverbe est vrai en Italie où les plus belles voix se trouvent parmi les amateurs étrangers au théâtre.
  5. Éducation donnée à Mme d’Épinay (Mémoires, tome I).
  6. J’excepte l’éducation des manières ; on entre mieux dans un salon rue Verte, que rue Saint-Martin.