Stendhal - De l’amour, II, 1927, éd. Martineau/Chapitre 56

Texte établi par Henri MartineauLe Divan (IIp. 125-132).

CHAPITRE LVI

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Toutes nos idées sur les femmes nous viennent en France du c…..[1] de trois sous ; et ce qu’il y a de plaisant, c’est que beaucoup de gens qui n’admettraient pas l’autorité de ce livre pour régler une affaire de cinquante francs, la suivent à la lettre et stupidement pour l’objet qui, dans l’état de vanité des habitudes du xixe siècle, importe peut-être le plus à leur bonheur.

Il ne faut pas de divorce parce que le mariage est un mystère, et quel mystère ? l’emblème de l’union de Jésus-Christ avec son église. Et que devenait ce mystère si l’Église se fût trouvée un nom du genre masculin[2] ? Mais quittons des préjugés qui tombent[3], observons seulement ce spectacle singulier, la racine de l’arbre a été sapée par la hache du ridicule ; mais les branches continuent à fleurir. Pour revenir à l’observation des faits et de leurs conséquences :

Dans les deux sexes, c’est de la manière dont on a employé la jeunesse que dépend le sort de l’extrême vieillesse ; cela est vrai de meilleure heure pour les femmes. Comment une femme de quarante-cinq ans est-elle reçue dans le monde ? d’une manière sévère et plutôt inférieure à son mérite ; on les flatte à vingt ans, on les abandonne à quarante.

Une femme de quarante-cinq ans n’a d’importance que par ses enfants ou par son amant.

Une mère qui excelle dans les beaux-arts ne peut communiquer son talent à son fils que dans le cas extrêmement rare, où ce fils a reçu de la nature précisément l’âme de ce talent. Une mère qui a l’esprit cultivé donnera à son jeune fils une idée, non seulement de tous les talents purement agréables, mais encore de tous les talents utiles à l’homme en société, et il pourra choisir. La barbarie des Turcs tient en grande partie à l’état d’abrutissement moral des belles Géorgiennes. Les jeunes gens nés à Paris doivent à leurs mères l’inconstestable supériorité qu’ils ont à seize ans sur les jeunes provinciaux de leur âge. C’est de seize à vingt-cinq que la chance tourne.

Tous les jours les gens qui ont inventé le paratonnerre, l’imprimerie, l’art de faire le drap, contribuent à notre bonheur, et il en est de même des Montesquieu, des Racine, des la Fontaine. Or le nombre des génies que produit une nation est proportionnel au nombre d’hommes qui reçoivent une culture suffisante[4], et rien ne me prouve que mon bottier n’ait pas l’âme qu’il faut pour écrire comme Corneille ; il lui manque l’éducation nécessaire pour développer ses sentiments, et lui apprendre à les communiquer au public.

D’après le système actuel de l’éducation des jeunes filles, tous les génies qui naissent femmes sont perdus pour le bonheur du public ; dès que le hasard leur donne les moyens de se montrer, voyez-les atteindre aux talents les plus difficiles ; voyez de nos jours une Catherine II, qui n’eut d’autre éducation que le danger et le catinisme ; une Mme Roland, une Alessandra Mari, qui, dans Arezzo, lève un régiment et le lance contre les Français ; une Caroline, reine de Naples, qui sait arrêter la contagion du libéralisme mieux que nos Castlereagh et nos P.... Quant à ce qui met obstacle à la supériorité des femmes dans les ouvrages de l’esprit, on peut voir le chapitre de la pudeur, article 9. Où ne fût pas arrivée miss Edgeworth si la considération nécessaire à une jeune miss anglaise ne lui eût fait une nécessité, lorsqu’elle débuta, de transporter la chaire dans le roman[5] ?

Quel est l’homme dans l’amour ou dans le mariage qui a le bonheur de pouvoir communiquer ses pensées telles qu’elles se présentent à lui, à la femme avec laquelle il passe sa vie ? Il trouve un bon cœur qui partage ses peines, mais toujours il est obligé de mettre ses pensées en petite monnaie s’il veut être entendu, et il serait ridicule d’attendre des conseils raisonnables d’un esprit qui a besoin d’un tel régime pour saisir les objets. La femme la plus parfaite, suivant les idées de l’éducation actuelle, laisse son partner isolé dans les dangers de la vie et bientôt court risque de l’ennuyer.

Quel excellent conseiller un homme ne trouverait-il pas dans sa femme si elle savait penser ! un conseiller dont, après tout, hors un seul objet, et qui ne dure que le matin de la vie, les intérêts sont exactement identiques avec les siens.

Une des plus belles prérogatives de l’esprit, c’est qu’il donne de la considération à la vieillesse. Voyez l’arrivée de Voltaire à Paris. Elle fit pâlir la majesté royale. Mais quant aux pauvres femmes, dès qu’elles n’ont plus le brillant de la jeunesse, leur unique et triste bonheur est de pouvoir se faire illusion sur le rôle qu’elles jouent dans le monde.

Les débris des talents de la jeunesse ne sont plus qu’un ridicule, et ce serait un bonheur pour nos femmes actuelles de mourir à cinquante ans. Quant à la vraie morale, plus on a d’esprit et plus on voit clairement que la justice est le seul chemin du bonheur. Le génie est un pouvoir, mais il est encore plus un flambeau pour découvrir le grand art d’être heureux.

La plupart des hommes ont un moment dans leur vie où ils peuvent faire de grandes choses, c’est celui où rien ne leur semble impossible. L’ignorance des femmes fait perdre au genre humain cette chance magnifique. L’amour fait tout au plus aujourd’hui bien monter à cheval, ou bien choisir son tailleur.

Je n’ai pas le temps de garder les avenues contre la critique ; si j’étais maître d’établir des usages, je donnerais aux jeunes filles, autant que possible, exactement la même éducation qu’aux jeunes garçons. Comme je n’ai pas l’intention de faire un livre à propos de botte, on n’exigera pas que je dise en quoi l’éducation actuelle des hommes est absurde, (on ne leur enseigne pas les deux premières sciences, la logique et la morale). La prenant telle qu’elle est cette éducation, je dis qu’il vaut mieux la donner aux jeunes filles, que de leur montrer uniquement à faire de la musique, des aquarelles et de la broderie.

Donc, apprendre aux jeunes filles à lire, à écrire et l’arithmétique par l’enseignement mutuel dans les écoles-centrales-couvents, où la présence de tout homme, les professeurs exceptés, serait sévèrement punie. Le grand avantage de réunir les enfants, c’est que, quelque bornés que soient les professeurs, les enfants apprennent malgré eux de leurs petits camarades l’art de vivre dans le monde et de ménager les intérêts. Un professeur sensé devrait expliquer aux enfants leurs petites querelles et leurs amitiés, et commencer ainsi son cours de morale plutôt que par l’histoire du Veau d’or[6].

Sans doute, d’ici à quelques années, l’enseignement mutuel sera appliqué à tout ce qui s’apprend ; mais, prenant les choses dans leur état actuel, je voudrais que les jeunes filles étudiassent le latin comme les petits garçons ; le latin est bon parce qu’il apprend à s’ennuyer ; avec le latin, l’histoire, les mathématiques, la connaissance des plantes utiles comme nourriture ou comme remède, ensuite la logique et les sciences morales, etc. La danse, la musique et le dessin doivent se commencer à cinq ans.

À seize ans, une jeune fille doit songer à se trouver un mari et recevoir de sa mère des idées justes sur l’amour, le mariage et le peu de probité des hommes[7].

  1. Catéchisme. — N. D. L. E.
  2. Tu es Petrus, et super hanc petram
    Ædificabo Ecclesiam meam.

    Voir M. de Potter, Histoire de l’Église.
  3. La religion est une affaire entre chaque homme et la divinité. De quel droit venez-vous vous placer entre mon Dieu et moi ? Je ne prends de procureur fondé par le contrat social que pour les choses que je ne puis pas faire moi-même.
    Pourquoi un Français ne payerait-il pas son p*** comme son boulanger ? Si nous avons de bon pain à Paris, c’est que l’État ne s’est pas encore avisé de déclarer gratuite la fourniture du pain et de mettre tous les boulangers à la charge du trésor.
    Aux États-Unis, chacun paye son prêtre ; ces messieurs sont obligés d’avoir du mérite et mon voisin ne s’avise pas de mettre son bonheur à m’imposer son prêtre (Lettre de Birkbeck).
    Que sera-ce si j’ai la conviction, comme nos p…s, que mon prêtre est l’allié intime de mon é… ? Donc, à moins d’un Luther, il n’y aurait plus de catholicisme en F… en 1850. Cette religion ne pouvait être sauvée, en 1820, que par M. Grégoire, voyez comme ou le traite.
  4. Voir les généraux en 1795.
  5. Sous le rapport des arts, c’est là le grand défaut d’un gouvernement raisonnable et aussi le seul éloge raisonnable de la monarchie à la Louis XIV. Voir la stérilité littéraire de l’Amérique. Pas une seule romance comme celles de Robert Burns ou des Espagnols du XIII siècle *.
    * Voir les admirables romances des Grecs modernes, celles des Espagnols et des Danois du XIII siècle, et encore mieux les poésies arabes du VII siècle.
  6. Mon cher élève, monsieur votre père a de la tendresse pour vous ; c’est ce qui fait qu’il me donne quarante francs par mois pour que je vous apprenne les mathématiques, le dessin, en un mot à gagner de quoi vivre. Si vous aviez froid faute d’un petit manteau, monsieur votre père souffrirait. Il souffrirait parce qu’il a de la sympathie, etc., etc. Mais, quand vous aurez dix-huit ans, il faudra que vous gagniez vous-même l’argent nécessaire pour acheter ce manteau. Monsieur votre père a, dit-on, vingt-cinq mille livres de rente ; mais vous êtes quatre enfants, donc il faudra vous déshabituer de la voiture dont vous jouissez chez monsieur votre père, etc., etc.
  7. Hier soir, j’ai vu deux charmantes petites filles de quatre ans chanter des chansons d’amour fort vives dans une escarpolette que je faisais aller. Les femmes de chambre leur apprennent ces chansons, et leur mère leur dit qu’amour et amant sont des mots vides de sens.