Stendhal - De l’amour, II, 1927, éd. Martineau/Chapitre 53

Texte établi par Henri MartineauLe Divan (IIp. 89-95).

CHAPITRE LIII

L’Arabie.


C’est sous la tente noirâtre de l’Arabe Bédouin qu’il faut chercher le modèle et la patrie du véritable amour. Là comme ailleurs la solitude et un beau climat ont fait naître la plus noble des passions du cœur humain, celle qui pour trouver le bonheur a besoin de l’inspirer au même degré qu’elle le sent.

Il fallait, pour que l’amour parût tout ce qu’il peut être dans le cœur de l’homme, que l’égalité entre la maîtresse et son amant fût établie autant que possible. Elle n’existe point cette égalité dans notre triste Occident : une femme quittée est malheureuse ou déshonorée. Sous la tente de l’Arabe, la foi donnée ne peut pas se violer. Le mépris et la mort suivent immédiatement ce crime.

La générosité est si sacrée chez ce peuple qu’il est permis de voler pour donner. D’ailleurs les dangers y sont de tous les jours et la vie s’écoule toute pour ainsi dire dans une solitude passionnée. Même réunis les Arabes parlent peu.

Rien ne change chez l’habitant du désert ; tout y est éternel et immobile. Les mœurs singulières, dont je ne puis, par ignorance, que donner une faible esquisse, existaient probablement dès le temps d’Homère[1]. Elles ont été décrites pour la première fois vers l’an 600 de notre ère, deux siècles avant Charlemagne.

On voit que c’est nous qui fûmes les barbares à l’égard de l’Orient quand nous allâmes le troubler par nos croisades[2]. Aussi devons-nous ce qu’il y a de noble dans nos mœurs à ces croisades et aux Maures d’Espagne.

Si nous nous comparons aux Arabes, l’orgueil de l’homme prosaïque sourira de pitié. Nos arts sont extrêmement supérieurs aux leurs, nos législations sont en apparence encore plus supérieures mais je doute que nous l’emportions dans l’art du bonheur domestique : il nous a toujours manqué bonne foi et simplicité ; dans les relations de famille le trompeur est le premier malheureux. Il n’y a plus de sécurité pour lui : toujours injuste il a toujours peur.

À l’origine des plus anciens monuments historiques, nous voyons les Arabes divisés de toute antiquité en un grand nombre de tribus indépendantes, errant dans le désert. Suivant que ces tribus pouvaient, avec plus ou moins de facilité, pourvoir aux premiers besoins de l’homme, elles avaient des mœurs plus ou moins élégantes. La générosité était la même partout, mais suivant le degré d’opulence de la tribu, elle se montrait par le don du quartier de chevreau nécessaire à la vie physique, ou par celui de cent chameaux, don provoqué par quelque relation de famille ou d’hospitalité.

Le siècle héroïque des Arabes, celui où ces âmes généreuses brillèrent pures de toute affectation de bel esprit ou de sentiment raffiné, fut celui qui précéda Mohammed et qui correspond au ve siècle de notre ère, à la fondation de Venise et au règne de Clovis. Je supplie notre orgueil de comparer les chants d’amour qui nous restent des Arabes, et les mœurs nobles retracées dans les Mille et une Nuits aux horreurs dégoûtantes qui ensanglantent chaque page de Grégoire de Tours, l’historien de Clovis, ou d’Eginard, l’historien de Charlemagne.

Mohammed fut un puritain, il voulut proscrire les plaisirs qui ne font de mal à personne ; il a tué l’amour dans les pays qui ont admis l’islamisme[3] ; c’est pour cela que sa religion a toujours été moins pratiquée dans l’Arabie, son berceau, que dans tous les autres pays mahométans.

Les français ont rapporté d’Égypte quatre volumes in-folio, intitulés : le Livre des Chansons. Ces volumes contiennent :

1o Les biographies des poètes qui ont fait les chansons.

2o Les chansons elles-mêmes. Le poète y chante tout ce qui l’intéresse, il y loue son coursier rapide et son arc, après avoir parlé de sa maîtresse. Ces chants furent souvent les lettres d’amour de leurs auteurs ; ils y donnaient à l’objet aimé un tableau fidèle de toutes les affections de leur âme. Ils parlent quelquefois de nuits froides pendant lesquelles ils ont été obligés de brûler leur arc et leurs flèches. Les Arabes sont une nation sans maisons.

3o Les biographies des musiciens qui ont fait la musique de ces chansons.

4o Enfin l’indication des formules musicales ; ces formules sont des hiéroglyphes pour nous : cette musique nous restera à jamais inconnue, et d’ailleurs ne nous plairait pas.

Il y a un autre recueil intitulé : Histoire des Arabes qui sont morts d’amour.

Ces livres si curieux sont extrêmement peu connus ; le petit nombre de savants qui pourraient les lire ont eu le cœur desséché par l’étude, et par les habitudes académiques.

Pour nous reconnaître au milieu de monuments si intéressants par leur antiquité et par la beauté singulière des mœurs qu’ils font deviner, il faut demander quelques faits à l’histoire.

De tout temps, et surtout avant Mohammed, les Arabes se rendaient à la Mecque pour faire le tour de la Caaba ou maison d’Abraham. J’ai vu à Londres un modèle fort exact de la ville sainte. Ce sont sept à huit cents maisons à toits en terrasse, jetées au milieu d’un désert de sable dévoré par le soleil. À l’une des extrémités de la ville, l’on découvre un édifice immense à peu près de forme carrée ; cet édifice entoure la Caaba ; il se compose d’une longue suite de portiques nécessaires sous le soleil d’Arabie pour effectuer la promenade sacrée. Ce portique est bien important dans l’histoire des mœurs et de la poésie arabes : ce fut apparemment pendant des siècles le seul lieu où les hommes et les femmes se trouvassent réunis. On faisait pêle-mêle, à pas lents, et en récitant en chœur des poésies sacrées, le tour de la Caaba ; c’est une promenade de trois quarts d’heure : ces tours se répétaient plusieurs fois dans la même journée ; c’était là le rite sacré pour lequel hommes et femmes accouraient de toutes les parties du désert. C’est sous le portique de la Caaba que se sont polies les mœurs arabes. Il s’établit bientôt une lutte entre les pères et les amants ; bientôt ce fut par des odes d’amour que l’Arabe dévoila sa passion à la jeune fille sévèrement surveillée par ses frères ou son père, à côté de laquelle il faisait la promenade sacrée. Les habitudes généreuses et sentimentales de ce peuple, existaient déjà dans le camp, mais il me semble que la galanterie arabe est née autour de la Caaba : c’est aussi la patrie de leur littérature. D’abord elle exprima la passion avec simplicité et véhémence, telle que la sentait le poète, plus tard le poète, au lieu de songer à toucher son amie, pensa à écrire de belles choses ; alors naquit l’affectation que les Maures portèrent en Espagne et qui gâte encore aujourd’hui les livres de ce peuple[4].

Je vois une preuve touchante du respect des Arabes pour le sexe le plus faible dans la formule de leur divorce. La femme en l’absence du mari duquel elle voulait se séparer, détendait la tente et la relevait en ayant soin d’en placer l’ouverture du côté opposé à celui qu’elle occupait auparavant. Cette simple cérémonie séparait à jamais les deux époux.

  1. 900 ans avant Jésus-Christ
  2. 1095.
  3. Mœurs de Constantinople. La seule manière de tuer l’amour-passion est d’empêcher toute cristallisation par la facilité.
  4. Il y a un fort grand nombre de manuscrits arabes à Paris. Ceux des temps postérieurs ont de l’affectation, mais jamais aucune imitation des Grecs ou des Romains ; c’est ce qui les fait mépriser des savants.