Stendhal - De l’amour, II, 1927, éd. Martineau/Chapitre 52

Texte établi par Henri MartineauLe Divan (IIp. 79-88).

CHAPITRE LII

La Provence au xiie siècle.


Je vais traduire une anecdote des manuscrits provençaux ; le fait que l’on va lire eut lieu vers l’an 1180, et l’histoire fut écrite vers 1250[1] ; l’anecdote est assurément fort connue : toute la nuance des mœurs est dans le style. Je supplie qu’on me permette de traduire mot à mot et sans chercher aucunement l’élégance du langage actuel.

« Monseigneur Raymond de Roussillon fut un vaillant baron ainsi que le savez, et eut pour femme madona Marguerite, la plus belle femme que l’on connût en ce temps, et la plus douée de toutes belles qualités, de toute valeur et de toute courtoisie. Il arriva ainsi que Guillaume de Cabstaing, qui fut fils d’un pauvre chevalier du château Cabstaing, vint à la cour de Monseigneur Raymond de Roussillon, se présenta à lui et lui demanda s’il lui plaisait qu’il fut varlet de sa cour. Monseigneur Raymond, qui le vit beau et avenant, lui dit qu’il fût le bienvenu, et qu’il demeurât en sa cour. Ainsi Guillaume demeura avec lui et sut si gentement se conduire, que petits et grands l’aimaient ; et il sut tant se distinguer que Monseigneur Raymond voulut qu’il fût donzel de madona Marguerite, sa femme et ainsi fut fait. Adonc s’efforça Guillaume de valoir encore plus et en dits et en faits. Mais ainsi comme il a coutume d’avenir en amour, il se trouva qu’amour voulut prendre madona Marguerite et enflammer sa pensée. Tant lui plaisait le faire de Guillaume, et son dire, et son semblant, qu’elle ne put se tenir un jour de lui dire : « Or ça, dis-moi, Guillaume, si une femme te faisait semblant d’amour, oserais-tu bien l’aimer ? » Guillaume qui s’en était aperçu lui répondit tout franchement : « Oui, bien ferais-je, madame, pourvu seulement que semblant fut véritier. — Par saint Jean ! fit la dame, bien avez répondu comme un homme de valeur ; mais à présent je te veux éprouver si tu feras savoir et connaître en fait de semblants quels sont de vérité et quels non. »

» Quand Guillaume eut entendu ces paroles, il répondit : « Madame, qu’il soit ainsi comme il vous plaira. »

» Il commença à être pensif, et Amour aussitôt lui chercha guerre ; et les pensers qu’Amour envoie aux siens lui entrèrent dans tout le profond du cœur, et de là en avant il fut des servants d’amour et commença à trouver[2] de petits couplets avenants et gais, et des chansons à danser et des chansons de chant[3] plaisant, par quoi il était fort agréé, et plus de celle pour laquelle il chantait. Or, Amour qui accorde à ses servants leur récompense quand il lui plaît, voulut à Guillaume donner le prix du sien ; et le voilà qui commence à prendre la dame si fort de pensers et de réflexions d’amour que ni jour ni nuit elle ne pouvait reposer, songeant à la valeur et à la prouesse qui en Guillaume s’était si copieusement logée et mise.

» Un jour il arriva que la dame prit Guillaume et lui dit : « Guillaume, or ça, dis-moi, t’es-tu à cette heure aperçu de mes semblants, s’ils sont véritables ou mensongers ? » Guillaume répond : « Madona, ainsi Dieu me soit en aide, du moment en ça que j’ai été votre servant, il ne m’a pu entrer au cœur nulle pensée que vous ne fussiez la meilleure qui onc naquit et la plus véritable et en paroles et en semblants. Cela je crois et croirai toute ma vie. » Et la dame répondit :

« Guillaume, je vous dis que si Dieu m’aide que jà ne serez par moi trompé, et que vos pensers ne seront pas vains ni perdus. » Et elle étendit les bras et l’embrassa doucement dans la chambre où ils étaient tous deux assis, et ils commencèrent leur druerie[4] ; et il ne tarda guère que les médisants, que Dieu ait en ire, se mirent à parler et à deviser de leur amour, à propos des chansons que Guillaume faisait, disant qu’il avait mis son amour en madame Marguerite, et tant dirent-ils à tort et à travers que la chose vint aux oreilles de monseigneur Raymond. Alors il fut grandement peiné et fort grièvement triste, d’abord parce qu’il lui fallait perdre son compagnon-écuyer qu’il aimait tant, et plus encore pour la honte de sa femme.

» Un jour il arriva que Guillaume s’en était allé à la chasse à l’épervier avec un écuyer seulement ; et monseigneur Raymond fit demander où il était ; et un valet lui répondit qu’il était allé à l’épervier, et tel qu’il le savait ajouta qu’il était en tel endroit. Sur-le-champ Raymond prend des armes cachées et se fait amener son cheval, et prend tout seul son chemin vers cet endroit où Guillaume était allé : tant il chevaucha qu’il le trouva. Quand Guillaume le vit venir, il s’en étonna beaucoup, et sur-le-champ il lui vint de sinistres pensées, et il s’avança à sa rencontre et lui dit : « Seigneur, soyez le bien arrivé. Comment êtes-vous ainsi seul ? » Monseigneur Raymond répondit : « Guillaume, c’est que je vais vous cherchant pour me divertir avec vous. N’avez-vous rien pris ? — Je n’ai guère pris, seigneur, car je n’ai guère trouvé et qui peu trouve ne peut guère prendre, comme dit le proverbe. — Laissons là désormais cette conversation, dit monseigneur Raymond, et, par la foi que vous me devez, dites-moi vérité sur tous les sujets que je vous voudrai demander. — Par Dieu ! seigneur, dit Guillaume, si cela est chose à dire, bien vous la dirai-je. — Je ne veux ici aucune subtilité, ainsi dit monseigneur Raymond, mais vous me direz tout entièrement sur tout ce que je vous demanderai. — Seigneur, autant qu’il vous plaira me demander, dit Guillaume, autant vous dirai-je la vérité. » Et monseigneur Raymond demande : « Guillaume, si Dieu et la sainte foi vous vaut, avez-vous une maîtresse pour qui vous chantiez ou pour laquelle Amour vous étreigne ? » Guillaume répond : « Seigneur, et comment ferais-je pour chanter, si Amour ne me pressait pas ? Sachez la vérité, monseigneur, qu’Amour m’a tout en son pouvoir. » Raymond répond : « Je veux bien le croire, qu’autrement vous ne pourriez pas si bien chanter ; mais je veux savoir s’il vous plaît qui est votre dame. — Ah ! seigneur, au nom de Dieu, dit Guillaume, voyez ce que vous me demandez. Vous savez trop bien qu’il ne faut pas nommer sa dame, et que Bernard de Ventadour dit :

En une chose ma raison me sert[5],
Que jamais homme ne m’a demandé ma joie,
Que je ne lui en aie menti volontiers.
Car cela ne me semble pas bonne doctrine,
Mais plutôt folie et acte d’enfant,
Que quiconque est bien traité en amour
En veuille ouvrir son cœur à un autre homme,
À moins qu’il ne puisse le servir et l’aider. »

» Monseigneur Raymond répond : « Et je vous donne ma foi que je vous servirai selon mon pouvoir. » Raymond en dit tant que Guillaume lui répondit :

« Seigneur, il faut que vous sachiez que j’aime la sœur de madame Marguerite votre femme et que je pense en avoir échange d’amour. Maintenant que vous le savez, je vous prie de venir à mon aide ou du moins de ne pas me faire dommage. — Prenez main et foi, fit Raymond, car je vous jure et vous engage que j’emploierai pour vous tout mon pouvoir. » Et alors il lui donna sa foi, et quand il la lui eut donnée, Raymond lui dit : « Je veux que nous allions à son château, car il est près d’ici. — Et je vous en prie, fit Guillaume, par Dieu. » Et ainsi ils prirent leur chemin vers le château de Liet. Et, quand ils furent au château ils furent bien accueillis par En[6] Robert de Tarascon, qui était mari de madame Agnès, la sœur de madame Marguerite, et par Madame Agnès elle-même. Et monseigneur Raymond prit madame Agnès par la main, il la mena dans la chambre, et ils s’assirent sur le lit. Et monseigneur Raymond dit : « Maintenant, dites-moi, belle-sœur, par la foi que vous me devez, aimez-vous d’amour ? » Et elle dit : « Oui, seigneur. — Et qui, fit-il. — Oh ! cela, je ne vous le dis pas, répondit-elle ; et quels discours me tenez-vous là ? »

» À la fin tant la pria, qu’elle dit qu’elle aimait Guillaume de Cabstaing, elle dit cela parce qu’elle voyait Guillaume triste et pensif, et elle savait bien comme quoi il aimait sa sœur ; et ainsi elle craignait que Raymond n’eût de mauvaises pensées de Guillaume. Une telle réponse causa une grande joie à Raymond. Agnès conta tout à son mari, et le mari lui répondit qu’elle avait bien fait, et lui donna parole qu’elle avait la liberté de faire ou dire tout ce qui pourrait sauver Guillaume. Agnès n’y manqua pas. Elle appela Guillaume dans sa chambre tout seul, et resta tant avec lui, que Raymond pensa qu’il devait avoir eu d’elle plaisir d’amour ; et tout cela lui plaisait, et il commença à penser que ce qu’on lui avait dit de lui n’était pas vrai et qu’on parlait en l’air. Agnès et Guillaume sortirent de la chambre, le souper fut préparé et l’on soupa en grande gaieté. Et après souper Agnès fit préparer le lit des deux proche de la porte de sa chambre, et si bien firent de semblant en semblant la dame et Guillaume, que Raymond crut qu’il couchait avec elle.

Et le lendemain ils dînèrent au château avec grande allégresse, et après dîner ils partirent avec tous les honneurs d’un noble congé et vinrent à Roussillon. Et aussitôt que Raymond le put, il se sépara de Guillaume et s’en vint à sa femme, et lui conta ce qu’il avait vu de Guillaume et de sa sœur, de quoi eut sa femme une grande tristesse toute la nuit. Et le lendemain elle fit appeler Guillaume, et le reçut mal, et l’appela faux ami et traître. Et Guillaume lui demanda merci, comme homme qui n’avait faute aucune de ce dont elle l’accusait, et lui conta tout ce qui s’était passé mot à mot. Et la femme manda sa sœur, et par elle sut bien que Guillaume n’avait pas tort. Et pour cela elle lui dit et commanda qu’il fît une chanson par laquelle il montrât qu’il n’aimait aucune femme excepté elle, et alors il fit la chanson qui dit :

La douce pensée
Qu’amour souvent me donne.

Et quand Raymond de Roussillon ouït la chanson que Guillaume avait faite pour sa femme, il le fit venir pour lui parler assez loin du château et lui coupa la tête, qu’il mit dans un carnier, il lui tira le cœur du corps et il le mit avec la tête. Il s’en alla au château, il fit rôtir le cœur et apporter à table à sa femme, et il le lui fit manger sans qu’elle le sût. Quand elle l’eût mangé, Raymond se leva et dit à sa femme que ce qu’elle venait de manger était le cœur du seigneur Guillaume de Cabstaing, et lui montra la tête et lui demanda si le cœur avait été bon à manger. Et elle entendit ce qu’il disait et vit et connut la tête du seigneur Guillaume. Elle lui répondit et dit que le cœur avait été si bon et savoureux, que jamais autre manger ou autre boire ne lui ôterait de la bouche le goût que le cœur du seigneur Guillaume y avait laissé. Et Raymond lui courut sus avec une épée. Elle se prit à fuir, se jeta d’un balcon en bas et se cassa la tête.

» Cela fut su dans toute la Catalogne et dans toutes les terres du roi d’Aragon. Le roi Alphonse et tous les barons de ces contrées eurent grande douleur et grande tristesse de la mort du seigneur Guillaume et de la femme que Raymond avait aussi laidement mise à mort. Ils lui firent la guerre à feu et à sang. Le roi Alphonse d’Aragon ayant pris le château de Raymond, il fit placer Guillaume et sa dame dans un monument devant la porte de l’église d’un bourg nommé Perpignac. Tous les parfaits amants, toutes les parfaites amantes prièrent Dieu pour leurs âmes. Le roi d’Aragon prit Raymond, le fit mourir en prison et donna tous ses biens aux parents de Guillaume et aux parents de la femme qui mourut pour lui. »

  1. Le manuscrit est à la bibliothèque Laurentiana. M. Raynouard le rapporte au tome V de ses Troubadours, page 189. Il y a plusieurs fautes dans son texte ; il a trop loué et trop peu connu les troubadours.
  2. Faire.
  3. Il inventait les airs et les paroles.
  4. A far all’amore.
  5. On traduit mot à mot les vers provençaux cités par Guillaume.
  6. En, manière de parler parmi les Provençaux, que nous traduisons par le sire.