Stendhal - De l’amour, II, 1927, éd. Martineau/Chapitre 51

Texte établi par Henri MartineauLe Divan (IIp. 70-78).

CHAPITRE LI

De l’amour en Provence jusqu’à la conquête de Toulouse
en 1328, par les Barbares du Nord.


L’amour eut une singulière forme en Provence, depuis l’an 1100 jusqu’en 1328. Il y avait une législation établie pour les rapports des deux sexes en amour, aussi sévère et aussi exactement suivie que peuvent l’être aujourd’hui les lois du point d’honneur. Celles de l’amour faisaient d’abord abstraction complète des droits sacrés des maris. Elles ne supposaient aucune hypocrisie. Ces lois, prenant la nature humaine telle qu’elle est, devaient produire beaucoup de bonheur.

Il y avait la manière officielle de se déclarer amoureux d’une femme, et celle d’être agréé par elle en qualité d’amant. Après tant de mois de cour d’une certaine façon, on obtenait de lui baiser la main. La société, jeune encore, se plaisait dans les formalités et les cérémonies qui alors montraient la civilisation, et qui aujourd’hui feraient mourir d’ennui. Le même caractère se retrouve dans la langue des Provençaux, dans la difficulté et l’entrelacement de leurs rimes, dans leurs mots masculins et féminins pour exprimer le même objet ; enfin dans le nombre infini de leurs poètes. Tout ce qui est forme dans la société, et qui aujourd’hui est si insipide, avait alors toute la fraîcheur et la saveur de la nouveauté.

Après avoir baisé la main d’une femme, on s’avançait de grade en grade à force de mérite et sans passe-droits. Il faut bien remarquer que si les maris étaient toujours hors de la question, d’un autre côté l’avancement officiel des amants s’arrêtait à ce que nous appellerions les douceurs de l’amitié la plus tendre entre personnes de sexes différents[1]. Mais après plusieurs mois ou plusieurs années d’épreuve, une femme étant parfaitement sûre du caractère et de la discrétion d’un homme, cet homme ayant avec elle toutes les apparences et toutes les facilités que donne l’amitié la plus tendre, cette amitié devait donner à la vertu de bien fortes alarmes.

J’ai parlé de passe-droits, c’est qu’une femme pouvait avoir plusieurs amants, mais un seul dans les grades supérieurs. Il semble que les autres ne pouvaient pas être avancés beaucoup au delà du degré d’amitié qui consistait à lui baiser la main et à la voir tous les jours. Tout ce qui nous reste de cette singulière civilisation est en vers et en vers rimés de la manière la plus baroque et la plus difficile ; il ne faut pas s’étonner si les notions que nous tirons des ballades des troubadours sont vagues et peu précises. On a trouvé jusqu’à un contrat de mariage en vers. Après la conquête, en 1328, pour cause d’hérésie, les papes prescrivirent à plusieurs reprises de brûler tout ce qui était écrit dans la langue vulgaire. L’astuce italienne proclamait le latin la seule langue digne de gens aussi spirituels. Ce serait une mesure bien avantageuse si l’on pouvait la renouveler en 1822.

Tant de publicité et d’officiel dans l’amour semblent au premier aspect ne pas s’accorder avec la vraie passion. Si la dame disait à son servant : Allez pour l’amour de moi visiter la tombe de notre Seigneur Jésus-Christ à Jérusalem, vous y passerez trois ans et reviendrez ensuite ; l’amant partait aussitôt : hésiter un instant l’aurait couvert de la même ignominie qu’aujourd’hui une faiblesse sur le point d’honneur. La langue de ces gens-là a une finesse extrême pour rendre les nuances les plus fugitives du sentiment. Une autre marque que ces mœurs étaient fort avancées sur la route de la véritable civilisation, c’est qu’à peine sortis des horreurs du moyen âge, et de la féodalité où la force était tout, nous voyons le sexe le plus faible moins tyrannisé qu’il ne l’est légalement aujourd’hui ; nous voyons les pauvres et faibles créatures qui ont le plus à perdre en amour et dont les agréments disparaissent le plus vite, maîtresses du destin des hommes qui les approchent. Un exil de trois ans en Palestine, le passage d’une civilisation pleine de gaieté au fanatisme et à l’ennui d’un camp de croisés devaient être pour tout autre qu’un chrétien exalté, une corvée fort pénible. Que peut faire à son amant une femme lâchement abandonnée par lui à Paris ?

Il n’y a qu’une réponse que je vois d’ici : aucune femme de Paris qui se respecte n’a d’amant. On voit que la prudence a droit de conseiller bien plus aux femmes d’aujourd’hui de ne pas se livrer à l’amour-passion. Mais une autre prudence qu’assurément je suis loin d’approuver, ne leur conseille-t-elle pas de se venger avec l’amour physique ? Nous avons gagné à notre hypocrisie et à notre ascétisme[2], non pas un hommage rendu à la vertu, l’on ne contredit jamais impunément la nature, mais qu’il y a moins de bonheur sur la terre et infiniment moins d’inspirations généreuses.

Un amant qui, après dix ans d’intimité, abandonnait sa pauvre maîtresse parce qu’il s’apercevait qu’elle avait trente-deux ans, était perdu d’honneur dans l’aimable Provence ; il n’avait d’autre ressource que de s’enterrer dans la solitude d’un cloître. Un homme non pas généreux, mais simplement prudent, avait donc intérêt à ne pas jouer alors plus de passion qu’il n’en avait.

Nous devinons tous cela, car il nous reste bien peu de monuments donnant des notions exactes…

Il faut juger l’ensemble des mœurs d’après quelques faits particuliers. Vous connaissez l’anecdote de ce poète qui avait offensé sa dame, après deux ans de désespoir elle daigna enfin répondre à ses nombreux messages, et lui fit dire que s’il se faisait arracher un ongle et qu’il lui fît présenter cet ongle par cinquante chevaliers amoureux et fidèles, elle pourrait peut-être lui pardonner. Le poète se hâta de se soumettre à l’opération douloureuse. Cinquante chevaliers bien venus de leurs dames allèrent présenter cet ongle à la belle offensée avec toute la pompe possible. Cela fit une cérémonie aussi imposante que l’entrée d’un des princes du sang dans une des villes du royaume. L’amant couvert des livrées du repentir suivait de loin son ongle. La dame, après avoir vu s’accomplir toute la cérémonie qui fut fort longue, daigna lui pardonner ; il fut réintégré dans toutes les douceurs de son premier bonheur. L’histoire dit qu’ils passèrent ensemble de longues et heureuses années. Il est sûr que les deux ans de malheur prouvent une passion véritable et l’auraient fait naître quand elle n’eût pas existé avec cette force auparavant.

Vingt anecdotes que je pourrais citer montrent partout une galanterie aimable, spirituelle et conduite entre les deux sexes sur les principes de la justice ; je dis galanterie, car en tout temps l’amour-passion est une exception plus curieuse que fréquente, et l’on ne saurait lui imposer de lois. En Provence, ce qu’il peut y avoir de calculé et de soumis à l’empire de la raison était fondé sur la justice et sur l’égalité de droits entre les deux sexes, voilà ce que j’admire surtout comme éloignant le malheur autant qu’il est possible. Au contraire, la monarchie absolue sous Louis XV, était parvenue à mettre à la mode la scélératesse et la noirceur dans ces mêmes rapports[3].

Quoique cette jolie langue provençale, si remplie de délicatesse et si tourmentée par la rime[4], ne fût pas probablement celle du peuple, les mœurs de la haute classe avaient passé aux classes inférieures très peu grossières alors en Provence, parce qu’elles avaient beaucoup d’aisance. Elles étaient dans les premières joies d’un commerce fort prospère et fort riche. Les habitants des rives de la Méditerranée venaient de s’apercevoir (au ixe siècle) que faire le commerce en hasardant quelques barques sur cette mer était moins pénible et presque aussi amusant que de détrousser les passants sur le grand chemin voisin, à la suite de quelque petit seigneur féodal. Peu après, les Provençaux du xe siècle virent chez les Arabes qu’il y avait des plaisirs plus doux que piller, violer et se battre.

Il faut considérer la Méditerranée comme le foyer de la civilisation européenne. Les bords heureux de cette belle mer si favorisée par le climat l’étaient encore par l’état prospère des habitants et par l’absence de toute religion ou législation triste. Le génie éminemment gai des Provençaux d’alors avait traversé la religion chrétienne sans en être altéré.

Nous voyons une vive image d’un effet semblable de la même cause dans les villes d’Italie dont l’histoire nous est parvenue d’une manière plus distincte et qui d’ailleurs ont été assez heureuses pour nous laisser le Dante, Pétrarque et la peinture.

Les Provençaux ne nous ont pas légué un grand poème, comme la Divine Comédie, dans lequel viennent se réfléchir toutes les particularités des mœurs de l’époque. Ils avaient, ce me semble, moins de passion et beaucoup plus de gaieté que les Italiens. Ils tenaient de leurs voisins les Maures d’Espagne, cette agréable manière de prendre la vie. L’amour régnait avec l’allégresse, les fêtes et les plaisirs dans les châteaux de l’heureuse Provence.

Avez-vous vu à l’Opéra la finale d’un bel opéra-comique de Rossini, tout est gaieté, beauté, magnificence idéale sur la scène. Nous sommes à mille lieues des vilains côtés de la nature humaine. L’opéra finit, la toile tombe, les spectateurs s’en vont, le lustre s’élève, on éteint les quinquets. L’odeur de lampe mal éteinte remplit la salle, le rideau se relève à moitié, l’on aperçoit des polissons sales et mal vêtus se démener sur la scène, ils s’y agitent d’une manière hideuse, ils y tiennent la place des jeunes femmes qui la remplissaient de leurs grâces il n’y a qu’un instant.

Tel fut pour le royaume de Provence l’effet de la conquête de Toulouse par l’armée des croisés. Au lieu d’amour, de grâces et de gaieté, on eut les Barbares du Nord et saint Dominique. Je ne noircirai point ces pages du récit à faire dresser les cheveux des horreurs de l’inquisition dans toute la ferveur de la jeunesse. Quant aux barbares, c’étaient nos pères ; ils tuaient et saccageaient tout ; ils détruisaient pour le plaisir de détruire ce qu’ils ne pouvaient emporter ; une rage sauvage les animait contre tout ce qui portait quelque trace de civilisation, surtout ils n’entendaient pas un mot de cette belle langue du Midi, et leur fureur en était redoublée. Forts superstitieux, et guidés par l’affreux saint Dominique, ils croyaient gagner le ciel en tuant des Provençaux. Tout fut fini pour ceux-ci, plus d’amour, plus de gaieté, plus de poésie ; moins de vingt ans après la conquête (1335), ils étaient presque aussi barbares et aussi grossiers que les Français[5], que nos pères.

D’où était tombée dans ce coin du monde cette charmante forme de civilisation qui pendant deux siècles fit le bonheur des hautes classes de la société ? des Maures d’Espagne apparemment.

  1. Mémoires de la vie de Chabanon, écrits par lui-même. Les coups de canne au plafond.
  2. Principe ascétique de Jérémie Bentham.
  3. Il faut avoir entendu parler l’aimable général Laclos, Naples, 1802. Si l’on n’a pas eu ce bonheur, l’on peut ouvrir la Vie privée du maréchal de Richelieu, neuf volumes bien plaisamment rédigés.
  4. Née à Narbonne ; mélange de latin et d’arabe.
  5. Voir l’État de la puissance militaire de la Russie, véridique ouvrage du général sir Robert Wilson.