Stendhal - De l’amour, II, 1927, éd. Martineau/Chapitre 50
CHAPITRE L
n gouvernement libre est un gouvernement
qui ne fait point de mal aux
citoyens, mais qui au contraire leur
donne la sûreté et la tranquillité. Mais il y
a encore loin de là au bonheur, il faut que
l’homme le fasse lui-même, car ce serait une
âme bien grossière que celle qui se tiendrait
parfaitement heureuse parce qu’elle
jouirait de la sûreté et de la tranquillité.
Nous confondons ces choses en Europe ;
accoutumés que nous sommes à des gouvernements
qui nous font du mal, il nous
semble qu’en être délivré serait le suprême
bonheur ; semblables en cela à des malades
travaillés par des maux douloureux.
L’exemple de l’Amérique montre bien le
contraire. Là, le gouvernement s’acquitte
fort bien de son office, et ne fait de mal à
personne. Mais comme si le destin voulait
déconcerter et démentir toute notre philosophie,
ou plutôt l’accuser de ne pas connaître
tous les éléments de l’homme, éloignés
comme nous le sommes depuis tant de siècles par le malheureux état de l’Europe
de toute véritable expérience, nous
voyons que lorsque le malheur venant des
gouvernements manque aux Américains,
ils semblent se manquer à eux-mêmes. On
dirait que la source de la sensibilité se tarit
chez ces gens-là. Ils sont justes, ils sont
raisonnables, et ils ne sont point heureux.
L. B…[1], c’est-à —dire les ridicules conséquences et règles de conduite que des esprits bizarres déduisent de ce recueil de poèmes et de chansons, suffit-elle pour causer tout ce malheur ? L’effet me semble bien considérable pour la cause.
M. de Volney racontait que se trouvant à table à la campagne, chez un brave Américain, homme à son aise et environné d’enfants déjà grands, il entre un jeune homme dans la salle : « Bonjour, William, dit le père de famille, asseyez-vous. Vous vous portez bien à ce que je vois. » Le voyageur demanda qui était ce jeune homme : « C’est le second de mes fils. — Et d’où vient-il ? — De Canton. »
L’arrivée d’un fils des bouts de l’univers ne faisait pas plus de sensation.
Toute l’attention semble employée aux arrangements raisonnables de la vie, et à prévenir tous les inconvénients : arrivés enfin au moment de recueillir le fruit de tant de soins et d’un si long esprit d’ordre, il ne se trouve plus de vie de reste pour jouir.
On dirait que les enfants de Penn n’ont jamais lu ce vers qui semble leur histoire :
Et propter vitam, vivendi perdere causas.
Les jeunes gens des deux sexes lorsque l’hiver est venu, qui comme en Russie est la saison gaie du pays, courent ensemble en traîneaux sur la neige le jour et la nuit, ils font des courses de quinze ou vingt milles fort gaiement et sans personne pour les surveiller ; et il n’en résulte jamais d’inconvénient.
Il y a la gaieté physique de la jeunesse qui passe bientôt avec la chaleur du sang et qui est finie à vingt-cinq ans : je ne vois pas les passions qui font jouir. Il y a tant d’habitude de raison aux États-Unis, que la cristallisation en a été rendue impossible.
J’admire ce bonheur et ne l’envie pas ; c’est comme le bonheur d’êtres d’une espèce différente et inférieure. J’augure beaucoup mieux des Florides et de l’Amérique méridionale[2].
Ce qui fortifie ma conjecture sur celle du Nord, c’est le manque absolu d’artistes et d’écrivains. Les États-Unis ne nous ont pas encore envoyé une scène de tragédie, un tableau ou une vie de Washington.
- ↑ La Bible. — N.D.L.E.
- ↑ Voir les mœurs des Îles Açores : l’amour de Dieu et l’autre amour y occupent tous les instants. La religion chrétienne interprétée par les jésuites est beaucoup moins ennemie de l’homme, en ce sens, que le protestantisme anglais ; elle permet au moins de danser le dimanche ; et un jour de plaisir sur sept, c’est beaucoup pour le cultivateur qui travaille assidûment les six autres.