Stendhal - De l’amour, II, 1927, éd. Martineau/Chapitre 49

Texte établi par Henri MartineauLe Divan (IIp. 56-65).

CHAPITRE XLIX

Une journée à Florence.
Florence, 12 février 1819.


Ce soir j’ai trouvé dans une loge un homme qui avait quelque chose à solliciter auprès d’un magistrat de cinquante ans. Sa première demande a été : Quelle est sa maîtresse ? Chi avvicina adesso ? Ici toutes ces affaires sont de la dernière publicité, elles ont leurs lois, il y a la manière approuvée de se conduire qui est basée sur la justice sans presque rien de conventionnel, autrement on est un porco.

Qu’y a-t-il de nouveau, demandait hier un de mes amis, arrivant de Volterre ? Après un mot de gémissement énergique sur Napoléon et les Anglais, on ajoute avec le ton du plus vif intérêt : « La Vitteleschi a changé d’amant ; ce pauvre Gherardesca se désespère. — Qui a-t-elle pris ? — Montegalli, ce bel officier à moustaches, qui avait la principessa Colona, voyez-le là-bas au parterre, cloué sous sa loge ; il est là toute la soirée, car le mari ne veut pas le voir à la maison, et vous apercevez près de la porte le pauvre Gherardesca se promenant tristement et comptant de loin les regards que son infidèle lance à son successeur. Il est très changé, et dans le dernier désespoir ; c’est en vain que ses amis veulent l’envoyer à Paris et à Londres. Il se sent mourir, dit-il, seulement à l’idée de quitter Florence. »

Chaque année, il y a vingt désespoirs pareils dans la haute société ; j’en ai vu durer trois ou quatre ans. Ces pauvres diables sont sans nulle vergogne, et prennent pour confidents toute la terre. Au reste il y a peu de société ici, et encore, quand on aime, on n’y va presque plus. Il ne faut pas croire que les grandes passions et les belles âmes soient communes nulle part, même en Italie ; seulement des cœurs plus enflammés et moins étiolés par les mille petits soins de la vanité y trouvent des plaisirs délicieux, même dans les espèces subalternes d’amour. J’y ai vu l’amour-caprice, par exemple, causer des transports et des moments d’ivresse, que la passion la plus éperdue n’a jamais amenés sous le méridien de Paris[1].

Je remarquais ce soir, qu’il y a des noms propres en italien, pour mille circonstances particulières de l’amour qui, en français, exigeraient des périphrases à n’en plus finir ; par exemple l’action de se retourner brusquement, quand du parterre on lorgne dans sa loge la femme qu’on veut avoir, et que le mari ou le servant viennent à s’approcher du parapet de la loge.

Voici les traits principaux du caractère de ce peuple.

1o L’attention accoutumée à être au service de passions profondes ne peut pas se mouvoir rapidement, c’est la différence la plus marquante du Français à l’Italien. Il faut voir un Italien s’embarquer dans une diligence, ou faire un payement, c’est là la furia francese ; c’est pour cela qu’un Français des plus vulgaires, pour peu qu’il ne soit pas un fat spirituel à la Démasure, paraît toujours un être supérieur à une Italienne. (L’amant de la princesse D… à Rome).

2o Tout le monde fait l’amour et non pas en cachette comme en France, le mari est le meilleur ami de l’amant.

3o Personne ne lit.

4o Il n’y a pas de société. Un homme ne compte pas pour remplir et occuper sa vie sur le bonheur qu’il tire chaque jour, de deux heures de conversation et de jeu de vanité dans telle maison. Le mot causerie ne se traduit pas en italien. L’on parle quand on a quelque chose à dire pour le service d’une passion, mais rarement l’on parle pour bien parler et sur tous les sujets venus.

5o Le ridicule n’existe pas en Italie.

En France nous cherchons à imiter tous les deux le même modèle et je suis juge compétent de la manière dont vous le copiez[2]. En Italie je ne sais pas si cette action singulière que je vois faire ne fait pas plaisir à celui qui la fait, et peut-être ne m’en ferait pas à moi-même.

Ce qui est affecté dans le langage ou dans les manières à Rome, est de bon ton ou inintelligible à Florence qui en est à cinquante lieues. On parle français à Lyon comme à Nantes. Le vénitien, le napolitain, le génois, le piémontais sont des langues presque entièrement différentes et seulement parlées par des gens qui sont convenus de n’imprimer jamais que dans une langue commune, celle qu’on parle à Rome. Rien n’est absurde comme une comédie dont la scène est à Milan, et dont les personnages parlent romain. La langue italienne beaucoup plus faite pour être chantée que parlée, ne sera soutenue contre la clarté française qui l’envahit que par la musique.

En Italie la crainte du pacha et de ses espions fait estimer l’utile ; il n’y a pas du tout d’honneur bête[3]. Il est remplacé par une sorte de petite haine de société, appelée pettegolismo.

Enfin donner un ridicule c’est se faire un ennemi mortel, chose fort dangereuse dans un pays où la force et l’office des gouvernements se bornent à arracher l’impôt et à punir tout ce qui se distingue.

6o Le patriotisme d’antichambre.

Cet orgueil qui nous porte à chercher l’estime de nos concitoyens, et à faire corps avec eux, expulsé de toute noble entreprise, vers l’an 1550, par le despotisme jaloux des petits princes d’Italie, a donné naissance à un produit barbare, à une espèce de Caliban, à un monstre plein de fureur et de sottise : le patriotisme d’antichambre, comme disait M. Turgot, à propos du siège de Calais (le Soldat laboureur de ce temps-là). J’ai vu ce monstre hébéter les gens les plus spirituels. Par exemple un étranger se fera mal vouloir même des jolies femmes s’il s’avise de trouver des défauts dans le peintre ou dans le poète de ville, on lui dit fort bien et d’un grand sérieux, qu’il ne faut pas venir chez les gens pour s’en moquer, et on lui cite à ce sujet un mot de Louis XIV sur Versailles.

À Florence on dit : il nostro Benvenuti, comme à Brescia il nostro Arrici ; ils mettent sur le mot nostro une certaine emphase contenue et pourtant bien comique, à peu près comme le Miroir parlant avec onction de la musique nationale, et de M. Monsigny le musicien de l’Europe.

Pour ne pas rire au nez de ces braves patriotes, il faut se rappeler que, par suite des dissensions du moyen âge, envenimées par la politique atroce des papes[4], chaque ville hait mortellement la cité voisine, et le nom des habitants de celle-ci passe toujours dans la première pour synonyme de quelque grossier défaut. Les papes ont su faire de ce beau pays la patrie de la haine.

Ce patriotisme d’antichambre est la grande plaie morale de l’Italie, typhus délétère qui aura encore des effets funestes longtemps après qu’elle aura secoué le joug de ses petits p… ridicules. Une des formes de ce patriotisme est la haine inexorable pour tout ce qui est étranger. Ainsi ils trouvent les Allemands bêtes, et se mettent en colère quand on leur dit ; « Qu’a produit l’Italie dans le XVIIIe siècle, d’égal à Catherine II ou à Frédéric le Grand ? Où avez-vous un jardin anglais comparable au moindre jardin allemand, vous qui par votre climat avez un véritable besoin d’ombre ? »

7o Au contraire des Anglais et des Français, les Italiens n’ont aucun préjugé politique ; on y sait par cœur le vers de la Fontaine :

Votre ennemi c’est votre M.

L’aristocratie, s’appuyant sur les prêtres et sur les sociétés bibliques, est pour eux un vieux tour de passe-passe qui les fait rire. En revanche un Italien abesoin detrois mois de séjour en France pour concevoir comment un marchand de draps peut être ultra.

8o Je mettrais pour dernier trait de caractère l’intolérance dans la discussion et la colère, dès qu’ils ne trouvent pas sous la main un argument à lancer contre celui de leur adversaire. Alors on les voit pâlir. C’est une des formes de l’extrême sensibilité, mais ce n’est pas une de ses formes aimables ; par conséquent c’est une de celles que j’admets le plus volontiers en preuve de son existence.

J’ai voulu voir l’amour éternel, et après bien des difficultés j’ai obtenu d’être présenté ce soir au chevalier C. et à sa maîtresse auprès de laquelle il vit depuis cinquante-quatre ans. Je suis sorti attendri de la loge de ces aimables vieillards ; voilà l’art d’être heureux, art ignoré de tant de jeunes gens.

Il y a deux mois que j’ai vu monsignor R*** duquel j’ai été bien reçu parce que je lui portais des Minerves. Il était à sa maison de campagne avec Mme D. qu’il avvicina, comme on dit, depuis trente-quatre ans. Elle est encore belle, mais il y a un fond de mélancolie dans ce ménage, on l’attribue à la perte d’un fils empoisonné autrefois par le mari.

Ici, faire l’amour n’est pas, comme à Paris, voir sa maîtresse un quart d’heure toutes les semaines, et, le reste du temps, accrocher un regard ou un serrement de main : l’amant, l’heureux amant, passe quatre ou cinq heures de chacune de ses journées avec la femme qu’il aime. Il lui parle de ses procès, de son jardin anglais, de ses parties de chasse, de son avancement, etc., etc. C’est l’intimité la plus complète et la plus tendre ; il la tutoie en présence du mari, et partout.

Un jeune homme de ce pays, et fort ambitieux, à ce qu’il croyait, appelé à une grande place à Vienne (rien moins qu’ambassadeur), n’a pas pu se faire à l’absence. Il a remercié de la place au bout de six mois, et est revenu être heureux dans la loge de son amie.

Ce commerce de tous les instants, serait gênant en France, où il est nécessaire de porter dans le monde une certaine affectation, et où votre maîtresse vous dit fort bien : Monsieur un tel, vous êtes maussade ce soir, vous ne dites rien. En Italie il ne s’agit que de dire à la femme qu’on aime tout ce qui passe par la tête, il faut exactement penser tout haut. Il y a un certain effet nerveux de l’intimité et de la franchise provoquant la franchise, que l’on ne peut attraper que par là. Mais il y a un grand inconvénient ; on trouve que faire l’amour de cette manière paralyse tous les goûts et rend insipides toutes les autres occupations de la vie. Cet amour-là est le meilleur remplaçant de la passion.

Nos gens de Paris qui en sont encore à concevoir qu’on puisse être Persan, ne sachant que dire, s’écrieront que ces mœurs sont indécentes. D’abord je ne suis qu’historien, et puis je me réserve de leur démontrer un jour, par lourds raisonnements, qu’en fait de mœurs, et pour le fond des choses, Paris ne doit rien à Bologne. Sans s’en douter, ces pauvres gens répètent encore leur catéchisme de trois sous. 12 juillet 1821. — À Bologne il n’y a point d’odieux dans la société. À Paris, le rôle de mari trompé est exécrable, ici (à Bologne) ce n’est rien, il n’y a pas de maris trompés. Les mœurs sont donc les mêmes, il n’y a que la haine de moins ; le cavalier servant de la femme est toujours ami du mari, et cette amitié cimentée par des services réciproques, survit bien souvent à d’autres intérêts. La plupart de ces amours durent cinq ou six ans, plusieurs toujours. On se quitte enfin quand on ne trouve plus de douceur à se tout dire, et passé le premier mois de la rupture il n’y a pas d’aigreur.

Janvier 1822. — L’ancienne mode des cavaliers servants, importée en Italie par Philippe II avec l’orgueil et les mœurs espagnoles, est entièrement tombée dans les grandes villes. Je ne connais d’exception que les Calabres, où toujours le frère aîné se fait prêtre, marie le cadet et s’établit le servant de sa belle-sœur et en même temps l’amant.

Napoléon a ôté le libertinage à la haute Italie et même à ce pays-ci (Naples).

Les mœurs de la génération actuelle des jolies femmes font honte à leurs mères ; elles sont plus favorables à l’amour-passion. L’amour physique a beaucoup perdu[5].

  1. De ce Paris qui a donné au monde Voltaire, Molière et tant d’hommes distingués par l’esprit ; mais l’on ne peut pas tout avoir, et il y aurait peu d’esprit à en prendre de l’humeur.
  2. Cette habitude des Français diminuant tous les jours, éloignera de nous les héros de Molière.
  3. Toutes les infractions à cet honneur sont ridicules dans les sociétés bourgeoises en France. (Voir la Petite ville, de M. Picard).
  4. Voir l’excellente et curieuse Histoire de l’Église, par M. de Potter.
  5. Vers 1780, la maxime était :

    Molti averne,
    Un goderne,
    E cambiar spesso.
    Voyage de Sherlock