Stendhal - De l’amour, II, 1927, éd. Martineau/Chapitre 58

Texte établi par Henri MartineauLe Divan (IIp. 139-151).

CHAPITRE LVIII

Situation de l’Europe à l’égard du mariage.


Jusqu’ici nous n’avons traité la question du mariage que par le raisonnement[1] ; la voici traitée par les faits.

Quel est le pays du monde où il y a le plus de mariages heureux ? Incontestablement c’est l’Allemagne protestante.

J’extrais le morceau suivant du journal du capitaine Salviati sans y changer un seul mot :

« Halberstadt, 23 juin 1807..... M. de Bulow cependant est bonnement et ouvertement amoureux de Mlle de Feltheim ; il la suit partout et toujours ; lui parle sans cesse, et très souvent la retient à dix pas de nous. Cette préférence ouverte choque la société, la rompt, et aux rives de la Seine passerait pour le comble de l’indécence. Les Allemands songent bien moins que nous à ce qui rompt la société, et l’indécence n’est presque qu’un mal de convention. Il y a cinq ans que M. de Bulow fait ainsi la cour à Mina qu’il n’a pas pu épouser à cause de la guerre. Toutes les demoiselles de la société ont leur amant connu de tout le monde, mais aussi parmi les Allemands de la connaissance de mon ami, M. de Mermann, il n’en est pas un seul qui ne se soit marié par amour ; savoir :

« Mermann, son frère George, M. de Voigt, M. de Lasing, etc., etc. Il vient de m’en nommer une douzaine.

« La manière ouverte et passionnée dont tous ces amants font la cour à leurs maîtresses serait le comble de l’indécence, du ridicule et de la malhonnêteté en France.

« Mermann me disait ce soir en revenant du Chasseur vert, que, de toutes les femmes de sa famille très nombreuse, il ne croyait pas qu’il y en eût une seule qui eût trompé son mari. Mettons qu’il se trompe de moitié, c’est encore un pays singulier.

« Sa proposition scabreuse à sa belle-sœur, madame de Munichow, dont la famille va s’éteindre faute d’héritiers mâles, et les biens très considérables retourner au prince, reçue avec froideur, mais « ne m’en reparlez jamais. »

« Il en dit quelque chose en termes très couverts à la céleste Philippine (qui vient d’obtenir le divorce contre son mari qui voulait simplement la vendre au souverain) ; indignation non jouée, diminuée dans les termes au lieu d’être exagérée : « Vous n’avez donc plus d’estime du tout pour notre sexe ? Je crois pour votre honneur que vous plaisantez. »

« Dans un voyage au Brocken avec cette vraiment belle femme, elle s’appuyait sur son épaule en dormant, ou feignant de dormir, un cahot la jette un peu sur lui, il lui serre la taille, elle se jette de l’autre côté de la voiture ; il ne pense pas qu’elle soit inséductible, mais il croit qu’elle se tuerait le lendemain de sa faute. Ce qu’il y a de certain, c’est qu’il l’a aimée passionnément, qu’il en a été aimé de même, qu’ils se voyaient sans cesse et qu’elle est sans reproche ; mais le soleil est bien pâle à Halberstadt, le gouvernement bien minutieux, et ces deux personnages bien froids. Dans leurs tête-à-tête les plus passionnés, Kant et Klopstock étaient toujours de la partie.

« Mermann me contait qu’un homme marié, convaincu d’adultère, peut être condamné par les tribunaux de Brunswick à dix ans de prison ; la loi est tombée en désuétude, mais fait du moins que l’on ne plaisante point sur ces sortes d’affaires ; la qualité d’homme à aventures galantes est bien loin d’être comme en France un avantage que l’on ne peut presque dénier en face à un mari sans l’insulter.

« Quelqu’un qui dirait à mon colonel ou à Ch..... qu’ils n’ont plus de femmes depuis leur mariage en serait fort mal reçu.

« Il y a quelques années qu’une femme de ce pays, dans un retour de religion, dit à son mari, homme de la cour de Brunswick, qu’elle l’avait trompé six ans de suite. Ce mari aussi sot que sa femme alla conter le propos au duc ; le galant fut obligé de donner sa démission de tous ses emplois et de quitter le pays dans les vingt-quatre heures sur la menace du duc de faire agir les lois. »

Halberstadt, 7 juillet 1807.

« Ici les maris ne sont pas trompés, il est vrai, mais quelles femmes, grands dieux ! Des statues, des masses à peine organisées. Avant le mariage elles sont fort agréables, lestes comme des gazelles, et un œil vif et tendre qui comprend toujours les allusions de l’amour. C’est qu’elles sont à la chasse d’un mari. À peine ce mari trouvé, elles ne sont plus exactement que des faiseuses d’enfant, en perpétuelle adoration devant le faiseur. Il faut que dans une famille de quatre ou cinq enfants, il y en ait toujours un de malade, puisque la moitié des enfants meurt avant sept ans, et dans ce pays, dès qu’un des bambins est malade, la mère ne sort plus. Je les vois trouver un plaisir indicible à être caressées par leurs enfants. Peu à peu elles perdent toutes leurs idées. C’est comme à Philadelphie. Des jeunes filles de la gaieté la plus folle et la plus innocente y deviennent, en moins d’un an, les plus ennuyeuses des femmes. Pour en finir sur les mariages de l’Allemagne protestante, la dot de la femme est à peu près nulle à cause des fiefs. Mademoiselle de Diesdorff, fille d’un homme qui a quarante mille livres de rente, aura peut-être deux mille écus de dot (sept mille cinq cents francs).

« M. de Mermann a eu quatre mille écus de sa femme.

« Le supplément de dot est payable en vanité, à la cour. « On trouverait dans la bourgeoisie, me disait Mermann, des partis de cent ou cent cinquante mille écus (six cent mille francs au lieu de quinze). Mais on ne peut plus être présenté à la cour, on est sequestré de toute société ou se trouve un prince, ou une princesse, c’est affreux. » Ce sont ses termes et c’était le cri du cœur.

« Une femme allemande qui aurait l’âme de Phi***, avec son esprit, sa figure noble et sensible, le feu qu’elle devait avoir à dix-huit ans (elle en a vingt-sept), étant honnête et pleine de naturel par les mœurs du pays, n’ayant, par la même cause, que la petite dose utile de religion, rendrait sans doute son mari fort heureux. Mais comment se flatter d’être constant auprès de mères de famille si insipides ?

« Mais il était marié, m’a-t-elle répondu ce matin comme je blâmais les quatre ans de silence de l’amant de Corinne, lord Oswald. Elle a veillé jusqu’à trois heures pour lire Corinne ; ce roman lui a donné une profonde émotion, et elle me répond avec sa touchante candeur : Mais il était marié.

« Phi*** a tant de naturel et une sensibilité si naïve que même en ce pays du naturel, elle semble prude aux petits esprits montés sur de petites âmes. Leurs plaisanteries lui font mal au cœur, et elle ne le cache guère.

« Quand elle est en bonne compagnie elle rit comme une folle des plaisanteries les plus gaies. C’est elle qui m’a conté l’histoire de cette jeune princesse de seize ans, depuis si célèbre, qui entreprenait souvent de faire monter dans son appartement l’officier de garde à sa porte. »

LA SUISSE.

Je connais peu de familles plus heureuses que celles de l’Oberland, partie de la Suisse située près de Berne, et il est de notoriété publique (1816) que les jeunes filles y passent avec leur amant les nuits du samedi au dimanche.

Les sots qui connaissent le monde pour avoir fait le voyage de Paris à Saint-Cloud, vont se récrier ; heureusement je trouve dans un écrivain suisse, la confirmation de ce que j’ai vu moi-même[2] pendant quatre mois.

« Un bon paysan se plaignait de quelques dégâts faits dans son verger ; je lui demandai pourquoi il n’avait pas de chien. — « Mes filles ne se marieraient jamais. » Je ne comprenais pas sa réponse ; il me conte qu’il avait eu un chien si méchant qu’ils n’y avait plus de garçons qui osassent escalader ses fenêtres.

Un autre paysan, maire de son village, pour me faire l’éloge de sa femme, me disait que, du temps qu’elle était fille, il n’y en avait point qui eût plus de killer ou veilleurs (qui eût plus de jeunes gens qui allassent passer la nuit avec elle).

« Un colonel généralement estimé fut obligé, dans une course de montagnes, de passer la nuit au fond d’une des vallées les plus solitaires et les plus pittoresques du pays. Il logea chez le premier magistrat de la vallée, homme riche et accrédité. L’étranger remarqua en entrant une jeune fille de seize ans, modèle de grâce, de fraîcheur et de simplicité ; c’était la fille du maître de la maison. Il y avait ce soir-là bal champêtre : l’étranger fit la cour à la jeune fille qui était réellement d’une beauté frappante. Enfin, se faisant courage, il osa lui demander s’il ne pourrait pas veiller avec elle. — « Non, répondit la jeune fille, je couche avec ma cousine, mais je viendrai moi-même chez vous. » Qu’on juge du trouble que causa cette réponse. On soupe, l’étranger se lève, la jeune fille prend le flambeau et le suit dans sa chambre, il croit toucher au bonheur. — « Non, lui dit-elle avec candeur, il faut d’abord que je demande permission à maman. » La foudre l’eût moins atterré. Elle sort, il reprend courage et se glisse auprès du salon de bois de ces bonnes gens ; il entend la fille qui d’un ton caressant priait sa mère de lui accorder la permission qu’elle désirait : elle l’obtient enfin. « N’est-ce pas, vieux, dit la mère à son mari qui était déjà au lit, tu consens que Trineli passe la nuit avec M. le colonel ? — De bon cœur, répond le père, je crois qu’à un tel homme, je prêterais encore ma femme. — Eh bien va, dit la mère à Trineli ; mais sois brave fille, et n’ôte pas ta jupe.... » Au point du jour, Trineli, respectée par l’étranger, se leva vierge : elle arrangea les coussins du lit, prépara du café et de la crème pour son veilleur, et, après que, assise sur le lit, elle eut déjeuné avec lui, elle coupe un petit morceau de son broustpletz (pièce de velours qui couvre le sein). « Tiens, lui dit-elle, conserve ce souvenir d’une nuit heureuse ; je ne l’oublierai jamais ; pourquoi es-tu colonel ? » Et, lui ayant donné un dernier baiser, elle s’enfuit ; il ne put plus la revoir[3]. » Voilà l’excès opposé à nos mœurs françaises et que je suis loin d’approuver.

Je voudrais, si j’étais législateur, qu’on prît, en France comme en Allemagne, l’usage des soirées dansantes. Trois fois par semaine les jeunes filles iraient avec leurs mères à un bal commencé à sept heures, finissant à minuit, et exigeant pour tous frais un violon et des verres d’eau. Dans une pièce voisine, les mères, peut-être un peu jalouses de l’heureuse éducation de leurs filles, joueraient au boston ; dans une troisième, les pères trouveraient les journaux et parleraient politique. Entre minuit et une heure toutes les familles se réuniraient, et regagneraient le toit paternel. Les jeunes filles apprendraient à connaître les jeunes hommes ; la fatuité et l’indiscrétion qui la suit leur deviendraient bien vite odieuse ; enfin, elles se choisiraient un mari. Quelques jeunes filles auraient des amours malheureuses, mais le nombre des maris trompés et des mauvais ménages diminuerait dans une immense proportion. Alors il serait moins absurde de chercher à punir l’infidélité par la honte ; la loi dirait aux jeunes femmes : Vous avez choisi votre mari ; soyez-lui fidèle. Alors j’admettrais la poursuite et la punition par les tribunaux de ce que les Anglais appellent criminal conversation. Les tribunaux pourraient imposer au profit des prisons, et des hôpitaux, une amende égale aux deux tiers de la fortune du séducteur, et une prison de quelques années.

Une femme pourrait être poursuivie pour adultère devant un jury. Le jury devrait d’abord déclarer que la conduite du mari a été irréprochable.

La femme convaincue pourrait être condamnée à la prison pour la vie. Si le mari avait été absent plus de deux ans, la femme ne pourrait être condamnée qu’à une prison de quelques années. Les mœurs publiques se modèleraient bientôt sur ces lois et les perfectionneraient[4].

Alors les nobles et les prêtres, tout en regrettant amèrement les siècles décents de madame de Montespan ou de madame Du Barry, seraient forcés de permettre le divorce[5].

Il y aurait dans un village, en vue de Paris, un élysée pour les femmes malheureuses, une maison de refuge où, sous peine des galères, il n’entrerait d’autre homme que le médecin et l’aumônier. Une femme qui voudrait obtenir le divorce serait tenue, avant tout, d’aller se constituer prisonnière dans cet élysée ; elle y passerait deux années sans sortir une seule fois. Elle pourrait écrire, mais jamais recevoir de réponse.

Un conseil composé de pairs de France et de quelques magistrats estimés dirigerait, au nom de la femme, les poursuites pour le divorce, et réglerait la pension à payer par le mari à l’établissement. La femme qui succomberait dans sa demande devant les tribunaux serait admise à passer le reste de sa vie à l’élysée. Le gouvernement compléterait à l’administration de l’élysée deux mille francs par femme réfugiée. Pour être reçue à l’élysée, il faudrait avoir eu une dot de plus de vingt mille francs. La sévérité du régime moral serait extrême.

Après deux ans d’une totale séparation du monde, une femme divorcée pourrait se remarier.

Une fois arrivées à ce point, les chambres pourraient examiner si, pour établir l’émulation du mérite entre les jeunes filles, il ne conviendrait pas d’attribuer aux garçons une part double de celles des sœurs dans le partage de l’héritage paternel. Les filles qui ne trouveraient pas à se marier auraient une part égale à celle des mâles. On peut remarquer en passant que ce système détruirait peu à peu l’habitude des mariages de convenance trop inconvenants. La possibilité du divorce rendrait inutile les excès de bassesse.

Il faudrait établir sur divers points de la France, et dans des villages pauvres, trente abbayes pour les vieilles filles. Le gouvernement chercherait à entourer ces établissements de considération, pour consoler un peu la tristesse des pauvres filles qui y achèveraient leur vie. Il faudrait leur donner tous les hochets de la dignité.

Mais laissons ces chimères.

  1. L’auteur avait lu un chapitre intitulé dell’Amore dans la traduction italienne de l’idéologie de M. de Tracy. Le lecteur trouvera dans ce chapitre des idées d’une bien autre portée philosophique que tout ce qu’il peut rencontrer ici.
  2. Principes philosophiques du colonel Weiss, septième édition, tome II, page 245.
  3. Je suis heureux de pouvoir dire avec les paroles d’un autre des faits extraordinaires que j’ai eu l’occasion d’observer. Certainement sans M. de Weiss je n’eusse pas rapporté ce trait de mœurs. J’en ai omis d’aussi caractéristiques à Valence et à Vienne.
  4. L’Examiner, journal anglais, en rendant compte du procès de la reine (n° 662, du 3 septembre 1820), ajoute :
    « We have a system of sexual morality, under which thousands of women become mercenary prostitutes whom virtuous women are taught to scorn, while virtuous men retain the privilege of frequenting those very women, without it’s being regarded as any thing more than a venial offence. »
    Il y a une noble hardiesse dans le pays du Cant à oser exprimer, sur cet objet, une vérité, quelque triviale et palpable qu’elle soit ; cela est encore plus méritoire à un pauvre journal qui ne peut espérer de succès qu’en étant acheté par les gens riches, lesquels regardent les évêques et la Bible comme l’unique sauvegarde de leurs belles livrées.
  5. Madame de Sévigné écrivait à sa fille, le 23 décembre 1671 : « Je ne sais si vous avez appris que Villarceaux, en parlant au roi d’une charge pour son fils, prit habilement l’occasion de lui dire qu’il y avait des gens qui se mêlaient de dire à sa nièce (Mademoiselle de Rouxel), que Sa Majesté avait quelque dessein pour elle ; que si cela était, il le suppliait de se servir de lui, que l’affaire serait mieux entre ses mains que dans celles des autres, et qu’il s’y emploierait avec succès. Le roi se mit à rire, et dit : Villarceaux, nous sommes trop vieux, vous et moi, pour attaquer des demoiselles de quinze ans. Et comme un galant homme se moqua de lui et conta ce discours chez les dames » (Tome II, page 340).
    Mémoires de Lauzun, de Bezenval, de madame d’Épinay, etc., etc. Je supplie qu’on ne me condamne pas tout à fait sans relire ces mémoires.