Stendhal - De l’amour, II, 1927, éd. Martineau/Chapitre 43

Texte établi par Henri MartineauLe Divan (IIp. 23-27).

CHAPITRE XLIII

De l’Italie.


Le bonheur de l’Italie est d’être laissée à l’inspiration du moment, bonheur partagé jusqu’à un certain point par l’Allemagne et l’Angleterre.

De plus, l’Italie est un pays où l’utile qui fut la vertu des républiques du moyen âge[1], n’a pas été détrôné par l’honneur ou la vertu arrangée à l’usage des rois[2], et l’honneur vrai ouvre les voies à l’honneur bête ; il accoutume à se demander : Quelle idée le voisin se fait-il de mon bonheur ? et le bonheur de sentiment ne peut être l’objet de vanité, car il est invisible[3]. Pour preuve de tout cela, la France est le pays du monde où il y a le moins de mariages d’inclination[4].

D’autres avantages de l’Italie, c’est le loisir profond sous un ciel admirable et qui porte à être sensible à la beauté sous toutes les formes. C’est une défiance extrême et pourtant raisonnable qui augmente l’isolement et double le charme de l’intimité ; c’est le manque de la lecture des romans et presque de toute lecture qui laisse encore plus à l’inspiration du moment ; c’est la passion de la musique qui excite dans l’âme un mouvement si semblable à celui de l’amour.

En France, vers 1770, il n’y avait pas de méfiance ; au contraire, il était du bel usage de vivre et de mourir en public, et comme la duchesse de Luxembourg était intime avec cent amis, il n’y avait pas non plus d’intimité ou d’amitié proprement dites.

En Italie, comme avoir une passion n’est pas un avantage très rare, ce n’est pas un ridicule[5], et l’on entend citer tout haut dans les salons des maximes générales sur l’amour. Le public connaît les symptômes et les périodes de cette maladie et s’en occupe beaucoup. On dit à un homme quitté : Vous allez être au désespoir pendant six mois ; mais ensuite vous guérirez comme un tel, un tel, etc.

En Italie, les jugements du public sont les très humbles serviteurs des passions. Le plaisir réel y exerce le pouvoir qui ailleurs est aux mains de la société ; c’est tout simple, la société ne donnant presque point de plaisirs à un peuple qui n’a pas le temps d’avoir de la vanité, et qui veut se faire oublier du pacha, elle n’a que peu d’autorité. Les ennuyés blâment bien les passionnés, mais on se moque d’eux. Au midi des Alpes, la société est un despote qui manque de cachots.

À Paris, comme l’honneur commande de défendre l’épée à la main, ou par de bons mots si l’on peut, toutes les avenues de tout grand intérêt avoué, il est bien plus commode de se réfugier dans l’ironie. Plusieurs jeunes gens ont pris un autre parti, c’est de se faire de l’école de J.-J. Rousseau et de Mme de Staël. Puisque l’ironie est devenue une manière vulgaire, il a bien fallu avoir du sentiment. Un de Pezai, de nos jours, écrirait comme M. Darlincourt ; d’ailleurs, depuis 1789, les événements combattent en faveur de l’utile ou de la sensation individuelle contre l’honneur ou l’empire de l’opinion ; le spectacle des chambres apprend à tout discuter, même la plaisanterie. La nation devient sérieuse, la galanterie perd du terrain.

Je dois dire comme Français, que ce n’est pas un petit nombre de fortunes colossales qui fait la richesse d’un pays, mais la multiplicité des fortunes médiocres. Par tous pays les passions sont rares, et la galanterie a plus de grâces et de finesse et par conséquent plus de bonheur en France. Cette grande nation, la première de l’univers[6], se trouve pour l’amour ce qu’elle est pour les talents de l’esprit. En 1822 nous n’avons assurément ni Moore, ni Walter Scott, ni Crabbe, ni Byron, ni Monti, ni Pellico ; mais il y a chez nous plus de gens d’esprit éclairés, agréables et au niveau des lumières du siècle qu’en Angleterre ou en Italie. C’est pour cela que les discussions de notre chambre des députés, en 1822, sont si supérieures à celles du parlement d’Angleterre ; et que quand un libéral d’Angleterre vient en France, nous sommes tout surpris de lui trouver plusieurs opinions gothiques.

Un artiste romain écrivait de Paris :

« Je me déplais infiniment ici ; je crois que c’est parce que je n’ai pas le loisir d’aimer à mon gré. Ici, la sensibilité se dépense goutte à goutte à mesure qu’elle se forme, et de manière, au moins pour moi, à fatiguer la source. À Rome, par le peu d’intérêt des événements de chaque jour, par le sommeil de la vie extérieure, la sensibilité s’amoncèle au profit des passions. »

  1. G. Pecchio nelle sue vivacissime lettere ad una bella giovane inglese sopra la Spagna libera, laquale è un medioevo, non redivivo, ma sempre vivo, dice, pagina 60 :
    « Lo scopo degli Spagnuoli non era la gloria, ma la indipendenza. Se gli Spagnuoli non si fossero battuti che per l’onore, la guerra era finita colla bataglia di Tudela. L’onore è di una natura bizarra ; macchiato una volta, perde tutta la forza per agire… L’esercito di linea spagnuolo, imbevuto anch’egli dei pregiudizi dell’onore (vale a dire fatto europeo moderno), vinto che fosse, si sbandava col pensiero che tutto coll’onore era perduto, etc. »
  2. Un homme s’honore en 1620, en disant sans cesse, et le plus servilement qu’il peut : « Le roi mon maître (voir les mémoires de Noailles, de Torcy et de tous les ambassadeurs de Louis XIV) ; c’est tout simple : par ce tour de phrase, il proclame le rang qu’il occupe parmi les sujets. Ce rang qu’il tient du roi remplace dans l’attention et dans l’estime de ces hommes le rang qu’il tenait dans la Rome antique de l’opinion de ses concitoyens qui l’avaient vu combattre à Trasimène et parler au Forum. On bat en brèche la monarchie absolue en ruinant la vanité et ses ouvrages avancés qu’elle appelle les convenances. La dispute entre Shakespeare et Racine n’est qu’une des formes de la dispute entre Louis XIV et la Charte.
  3. On ne peut l’évaluer que sur les actions non réfléchies.
  4. Miss O’Neil, mistress Couts, et la plupart des grandes actrices anglaises, quittent le théâtre pour se marier richement.
  5. On passe la galanterie aux femmes, mais l’amour leur donne du ridicule, écrivait le judicieux abbé Girard, à Paris, en 1740.
  6. Je n’en veux pour preuve que l’envie. Voir l’Edinburgh-Review de 1821, voir les journaux littéraires allemands et italiens, et le Scimiotigre d’Alfieri.