Stendhal - De l’amour, II, 1927, éd. Martineau/Chapitre 42

Texte établi par Henri MartineauLe Divan (IIp. 18-22).

CHAPITRE XLII

Suite de la France.


Je demande la permission de médire encore un peu de la France. Le lecteur ne doit pas craindre de voir ma satire rester impunie ; si cet essai trouve des lecteurs, mes injures me seront rendues au centuple ; l’honneur national veille.

La France est importante dans le plan de ce livre, parce que Paris, grâce à la supériorité de sa conversation et de sa littérature, est et sera toujours le salon de l’Europe.

Les trois quarts des billets du matin à Vienne comme à Londres sont écrits en français, ou pleins d’allusions et de citations aussi en français[1], et Dieu sait quel.

Sous le rapport des grandes passions, la France est, ce me semble, privée d’originalité par deux causes :

1o Le véritable honneur ou le désir de ressembler à Bayard, pour être honoré dans le monde et y voir chaque jour notre vanité satisfaite ;

2o L’honneur bête ou le désir de ressembler aux gens de bon ton, du grand monde, de Paris. L’art d’entrer dans un salon, de marquer de l’éloignement à un rival, de se brouiller avec sa maîtresse, etc.

L’honneur bête, d’abord par lui-même comme capable d’être compris par les sots, et ensuite comme s’appliquant à des actions de tous les jours, et même de toutes les heures, est beaucoup plus utile que l’honneur vrai aux plaisirs de notre vanité. On voit des gens très bien reçus dans le monde avec de l’honneur bête sans honneur vrai, et le contraire est impossible.

Le ton du grand monde est :

1o De traiter avec ironie tous les grands intérêts. Rien de plus naturel, autrefois les gens véritablement du grand monde ne pouvaient être profondément affectés par rien ; ils n’en avaient pas le temps. Le séjour à la campagne change cela. D’ailleurs, c’est une position contre nature pour un Français, que de se laisser voir admirant[2], c’est-à-dire inférieur, non seulement à ce qu’il admire, passe encore pour cela ; mais même à son voisin, si ce voisin s’avise de se moquer de ce qu’il admire.

En Allemagne, en Italie, en Espagne, l’admiration est au contraire pleine de bonne foi et de bonheur ; là, l’admirant a orgueil de ses transports et plaint le siffleur ; je ne dis pas le moqueur, c’est un rôle impossible dans des pays où le seul ridicule est de manquer la route du bonheur, et non l’imitation d’une certaine manière d’être. Dans le midi la méfiance, et l’horreur d’être troublé dans des plaisirs vivement sentis met une admiration innée pour le luxe et la pompe. Voyez les cours de Madrid et de Naples ; voyez une funzione à Cadix, cela va jusqu’au délire[3].

2o Un français se croit l’homme le plus malheureux et presque le plus ridicule, s’il est obligé de passer son temps seul. Or, qu’est-ce que l’amour sans solitude ?

3o Un homme passionné ne pense qu’à soi, un homme qui veut de la considération ne pense qu’à autrui ; il y a plus, avant 1789, la sûreté individuelle ne se trouvait en France qu’en faisant partie d’un corps, la robe, par exemple[4], et étant protégé par les membres de ce corps. La pensée de votre voisin était donc partie intégrante et nécessaire de votre bonheur. Cela était encore plus vrai à la cour qu’à Paris. Il est facile de sentir combien ces habitudes, qui, à la vérité, perdent tous les jours de leurs forces, mais dont les Français ont encore pour un siècle, favorisent les grandes passions.

Je crois voir un homme qui se jette par la fenêtre, mais qui cherche pourtant à avoir une position gracieuse en arrivant sur le pavé.

L’homme passionné est comme lui et non comme un autre, source de tous les ridicules en France, et de plus il offense les autres, ce qui donne des ailes au ridicule.

  1. Les écrivains les plus graves croient, en Angleterre, se donner un air cavalier en citant des mots français qui, la plupart, n’ont jamais été français que dans les grammaires anglaises. Voir les rédacteurs de l’Edinburgh-Review ; voir les Mémoires de la comtesse de Lichtnau, maîtresse de l’avant-dernier roi de Prusse.
  2. L’admiration de mode, comme Hume vers 1775, ou Franklin en 1784, ne fait pas objection.
  3. Voyage en Espagne de M. Semple ; il peint vrai, et l’on trouvera une description de la bataille de Trafalgar, entendue dans le lointain, qui laisse un souvenir.
  4. Correspondance de Grimm, janvier 1783.
    « M. le comte de N***, capitaine en survivance des gardes de Monsieur, piqué de ne plus trouver de place au balcon, le jour de l’ouverture de la nouvelle salle, s’avisa fort mal à propos de disputer la sienne à un honnête procureur ; celui-ci, maître Pernot, ne voulut jamais désemparer. — Vous prenez ma place. — Je garde la mienne. — Et qui êtes-vous ? — Je suis monsieur six francs… (c’est le prix de ces places). Et puis des mots plus vifs, des injures, des coups de coude. Le comte de *** poussa l’indiscrétion au point de traiter le pauvre robin de voleur, et prit enfin sur lui d’ordonner au sergent de service de s’assurer de sa personne et de le conduire au corps de garde. Maître Pernot s’y rendit avec beaucoup de dignité, et n’en sortit que pour aller déposer sa plainte chez un commissaire. Le redoutable corps dont il a l’honneur d’être membre n’a jamais voulu consentir qu’il s’en désistât. L’affaire vient d’être jugée au parlement. M. de *** a été condamné à tous les dépens, à faire réparation au procureur, à lui payer deux mille écus de dommages et intérêts, applicables de son consentement aux pauvres prisonniers de la Conciergerie ; de plus, il est enjoint très expressément audit comte de ne plus prétexter des ordres du roi pour troubler le spectacle, etc. Cette aventure a fait beaucoup de bruit, il s’y est mêlé de grands intérêts : toute la robe a cru être insultée par l’outrage fait à un homme de sa livrée, etc. M. de ***, pour faire oublier son aventure, est allé chercher des lauriers au camp de Saint-Roch. Il ne pouvait mieux faire, a-t-on dit, car on ne peut douter de son talent pour emporter les places de haute lutte. » Supposez un philosophe obscur au lieu de maître Pernot. Utilité du duel.
    Grimm, troisième partie, tome II, p. 102.
    Voir plus loin, p. 496, une lettre assez raisonnable de Beaumarchais qui refuse une loge grillée qu’un de ses amis lui demandait pour Figaro. Tant qu’on a cru que cette réponse s’adressait à un duc, la fermentation a été grande, et l’on parlait de punitions graves. On n’a plus fait qu’en rire quand Beaumarchais a déclaré que sa lettre était adressée à M. le président du Paty. Il y a loin de 1785 à 1822 ! Nous ne comprenons plus ces sentiments. Et l’on veut que la même tragédie qui touchait ces gens-là soit bonne pour nous !