Stendhal - De l’amour, II, 1927, éd. Martineau/Chapitre 44

Texte établi par Henri MartineauLe Divan (IIp. 28-31).

CHAPITRE XLIV

Rome.


Ce n’est qu’à Rome[1], qu’une femme honnête et à carrosse vient dire avec effusion à une autre femme sa simple connaissance, comme je l’ai vu ce matin : « Ah ! ma chère amie, ne fais pas l’amour avec Fabio Vitteleschi ; il vaudrait mieux pour toi prendre de l’amour pour un assassin de grands chemins. Avec son air doux et mesuré, il est capable de te percer le cœur d’un poignard, et de te dire avec un sourire aimable en te le plongeant dans la poitrine : Ma petite, est-ce qu’il te fait mal ? » Et cela se passait en présence d’une jolie personne de quinze ans, fille de la dame qui recevait l’avis, et fille très alerte.

Si l’homme du Nord a le malheur de n’être pas choqué d’abord par le naturel de cette amabilité du Midi, qui n’est que le développement simple d’une nature grandiose, favorisé par la double absence du bon ton et de toute nouveauté intéressante, en un an de séjour les femmes de tous les autres pays deviennent insupportables.

Il voit les Françaises avec leurs petites grâces[2] tout aimables, séduisantes les trois premiers jours, mais ennuyeuses le quatrième, jour fatal où l’on découvre que toutes ces grâces étudiées d’avance et apprises par cœur sont éternellement les mêmes tous les jours et pour tous.

Il voit les Allemandes si naturelles, au contraire, et se livrant avec tant d’empressement à leur imagination, n’avoir souvent à montrer, avec tout leur naturel, qu’un fond de stérilité, d’insipidité et de tendresse de la bibliothèque bleue. La phrase du comte Almaviva semble faite en Allemagne : « Et l’on est tout étonné, un beau soir, de trouver la satiété où l’on allait chercher le bonheur. »

À Rome, l’étranger ne doit pas oublier que si rien n’est ennuyeux dans les pays où tout est naturel, le mauvais y est plus mauvais qu’ailleurs. Pour ne parler que des hommes[3], on voit paraître ici, dans la société, une espèce de monstres qui se cachent ailleurs. Ce sont des gens également passionnés, clairvoyants, et lâches. Un mauvais sort les a jetés auprès d’une femme à titre quelconque ; amoureux fous par exemple, ils boivent jusqu’à la lie le malheur de la voir préférer un rival. Ils sont là pour contrecarrer cet amant fortuné. Rien ne leur échappe, et tout le monde voit que rien ne leur échappe ; mais ils n’en continuent pas moins en dépit de tout sentiment d’honneur à vexer la femme, son amant et eux-mêmes, et personne ne les blâme, car ils font ce qui leur fait plaisir. Un soir l’amant, poussé à bout, leur donne des coups de pied au cul ; le lendemain ils lui en font bien des excuses et recommencent à scier constamment et imperturbablement la femme, l’amant et eux-mêmes. On frémit quand on songe à la quantité de malheur que ces âmes basses ont à dévorer chaque jour, et il ne leur manque, sans doute, qu’un grain de lâcheté de moins pour être empoisonneurs.

Ce n’est aussi qu’en Italie qu’on voit de jeunes élégants millionnaires entretenir magnifiquement des danseuses du grand théâtre, au vu et au su de toute une ville, moyennant trente sous par jour[4]. Les frères…, beaux jeunes gens toujours à la chasse, toujours à cheval, sont jaloux d’un étranger. Au lieu d’aller à lui et de lui conter leurs griefs, ils répandent sourdement dans le public des bruits défavorables à ce pauvre étranger. En France, l’opinion forcerait ces gens à prouver leur dire ou à rendre raison à l’étranger. Ici l’opinion publique et le mépris ne signifient rien. La richesse est toujours sûre d’être bien reçue partout. Un millionnaire déshonoré et chassé de partout à Paris, peut aller en toute sûreté à Rome il y sera considéré juste au prorata de ses écus.

  1. 30 septembre 1819.
  2. Outre que l’auteur avait le malheur de n’être pas né à Paris, il y avait très peu vécu.
    (Note de l’éditeur.)
  3. Heu ! male nunc artes miseras hæc secula tractant ;
    Jam tener assuevit munera velle puer.

    Tibul., I, iv.
  4. Voir, dans les mœurs du siècle de Louis XV, l’honneur et l’aristocratie combler de profusions les demoiselles Duthé, la Guerre et autres. Quatre-vingt ou cent mille francs par an n’avaient rien d’extraordinaire : un homme du grand monde se fût avili à moins.