Un Pair de france
II. — La nouvelle chambre des députés ; tiers-parti, opposition Odilon Barrot, les ministériels, les doctrinaires
II. — La nouvelle chambre des députés ; tiers-parti, opposition Odilon Barrot, les ministériels, les doctrinaires

STATISTIQUE
PARLEMENTAIRE.

ii.

LA NOUVELLE CHAMBRE DES DÉPUTÉS.

§. ii. — Tiers-parti.


Tous les salons retentissent de la grande attaque du tiers-parti contre le ministère ; qui sait ? nous aurons peut-être le tiers-parti au pouvoir. Est-ce là un progrès dans la marche des idées ? Toutes ces attaques sont-elles bien réelles ; ne sont-elles pas un petit jeu joué comme l’année dernière ; se prolongeront-elles bien long-temps ? Quel en sera le résultat ? L’alliance de M. Guizot et de M. Thiers contre le parti Dupin est-elle bien naturelle ? Deux têtes aussi antipathiques persisteront-elles dans une commune voie, et si l’orage gronde un peu violemment, M. Thiers n’abandonnera-t-il pas M. Guizot pour serrer la main au parti triomphant et le faire arriver aux affaires ?

Au reste, il est facile de suivre l’histoire d’un parti, parce qu’il a sa bannière, ses intérêts vifs et pressans, sa langue forte et passionnée. Un parti peut se tromper, opprimer un pays, ensanglanter une cause ; mais il est lui ; il conserve son type, sa personnalité : jamais il ne descend à l’intrigue ; il s’élève ou il tombe avec sa sincérité instinctive.

Mais qu’est-ce qu’un tiers-parti ? Comment suivre et définir ce mouvement de quelques hommes dénués de passions fortes et généreuses, cette cabale politique qui a son but intéressé, y marche tortueusement, oppressive pour les faibles, s’abaissant devant les forts ? Que peut créer un tiers-parti dans la marche générale des faits ? Quelles ont été ses conceptions, et quels résultats d’avenir a-t-il obtenus ? Prenez l’histoire : ce fut un tiers-parti qui enfanta le ridicule cardinal de Bourbon roi de France ; les petitesses parlementaires de la Fronde, ce dénouement d’archevêchés et de ruelles, à qui faut-il l’attribuer, si ce n’est encore à un tiers-parti ? En 1789, dans ces grandes scènes d’agitations et de force populaire, il se personnifie en Sièyes et meurt dans son partage constitutionnel. Voici venir la puissante Convention ! alors il barbotte dans le Marais ; par peur, il s’associe à Robespierre ; il vote avec tous et pour tous sous le Directoire, proscrivant au 18 fructidor, saluant la révolution militaire de Bonaparte. Les époques d’influence pour les tiers-partis ont été toujours mesquines ; jamais de grandes entreprises n’ont été accomplies sous leur impulsion ; jamais un sentiment élevé ; jamais un éclair de gloire ne brillera dans ces ames terre à terre, qui prennent la société dans ses instincts les plus grossiers pour la conduire. Vous aurez une vie bourgeoise, une vie étroite, petite, commode même ; mais ces périodes de peuple qui marquent dans l’histoire comme de nobles souvenirs et de belles phases historiques, n’en attendez jamais de ces opinions tierces qui demandent un passeport de sûreté à tous les événemens, et qui s’évanouissent à toutes les crises, pour reparaître ensuite sur tous les horizons de repos et de paix publique, comme pour les exploiter à leur bénéfice.

Il ne faut pas croire que les hommes se posent chefs de parti capricieusement. Ce n’est point une bizarrerie de fortune qui les place à la tête d’une opinion, mais une sorte de mariage mystérieux qui s’opère, parce que le cœur de l’homme se trouve au fond du parti, et l’esprit du parti se trouve au fond du cœur de l’homme. Ceci vous explique toute la puissance de M. Dupin sur cette fraction de la chambre qu’on appelle le tiers-parti ; c’est qu’il y a là sympathie profonde. Prenez M. Dupin, mettez-le dans toutes les positions possibles ; il reviendra dans cette place que la nature même lui a faite. Tout est type dans la société ; on se demande souvent comment on court à tels hommes ou à telles choses, c’est que ces hommes et ces choses sont le type d’un certain ordre social qui alors domine les esprits. Ainsi, ce n’est point capricieusement que la foule s’est pressée à Robert Macaire. C’est que, dans Robert Macaire, elle y reconnaissait l’image de ses gouvernans, ce système de cynisme, cette manière de faire sauter la carte et de mystifier le public dont les roués politiques se glorifient ; il serait ingénieux de suivre cette comparaison, et, dans l’histoire des choses du 7 août, de trouver plus d’un point de ressemblance avec les plus sublimes traits de scène de Frédéric Lemaitre.

Je vous avais dit que dans la nouvelle chambre, par la force même des faits, le tiers-parti serait obligé de se prononcer entre le ministère et l’opposition. Dans cette chambre renouvelée, où par conséquent les partis doivent se dessiner avec sincérité, l’existence d’une opinion tierce était une anomalie ; ce tiers-parti devait passer au ministère ou à la gauche. Soyez-en sûr ; dans tous les votes décisifs où il ne s’agira pas de simples phrases, mais d’actes et de votes positifs, le tiers-parti sera ministériel : quand il aura en face une opinion indépendante avec quelque générosité dans l’ame, une opposition avec ses justes griefs, sa marche dessinée et parlementaire ; de l’autre côté, un ministérialisme dévoué aux coups de police, aux fonds secrets, aux ignobles choses, aux tristes hommes du pouvoir, aux massacres de la rue Transnonain comme aux humiliations de la Pologne, il n’hésitera pas un moment ; le tiers-parti deviendra ministériel. S’il a à opter entre M. Thiers et M. Laffitte, entre M. Odilon Barrot et M. Persil, un doute ne sera jamais possible. Il pourra bouder un moment M. Thiers, mais c’est son homme de prédilection ; M. Thiers qui secoue si bien la poussière de ses bottes sur le front humilié des centres ; M. Thiers qui méprise tant les hommes et qui ne comprend que cette partie de caractère qui va droit à toute son histoire politique ; M. Thiers que le temps présent a placé si haut, parce que lui aussi est un type comme ceux dont nous avons parlé tout-à-l’heure, et qu’une certaine portion de la société, telle que l’a faite et flétrie la tristesse d’une époque de désordres et d’humiliations, se personnifie en lui.

Vainement le tiers-parti veut-il faire croire à son indépendance par quelques mots et quelques boutades qui ressemblent aux mauvaises humeurs passagères des domestiques de grande maison ; il fera peut-être insérer quelques phrases dans l’adresse. Mais comme le ministère, à tout prendre, met l’adresse dans sa poche, n’en tient compte qu’autant qu’il le veut ; comme en définitive tout se réduit à des boules, et que les boules viennent aux budgets, aux lois martiales, aux actes arbitraires, aux bills d’indemnité pour toutes les extorsions comme pour toutes les violations de principes, qu’importent quelques phrases de légalité, ce tocsin sonné pour un feu qu’on ne veut pas éteindre ? M. Dupin fera de beaux discours sur la liberté de la presse, protestera de sa vive tendresse pour les journaux ; mais quand il s’agira d’empêcher la suppression d’une de ces grandes tribunes publiques, lorsqu’il y aura violation de la liberté individuelle ou de la liberté de domicile, le président de la chambre entraînera-t-il son parti à voter pour les principes, à détruire par un refus de fonds secrets l’abus monstrueux que le ministre de l’intérieur en a fait ? Déclamateur de barreau, porteur de toasts, M. Dupin, au milieu d’abondantes libations, se posera comme un champion ardent des libertés publiques ; mais au sortir du Veau qui tette, ira-t-il dénoncer un ministère qui a fait arrêter préventivement plus de quinze cents personnes dans une triste affaire qui se résumera en un délit de la presse ?

Le tiers-parti n’offre pas qu’une seule nuance ; j’en distinguerai plusieurs, afin de bien faire comprendre ce mouvement si petit, si étroit qu’il exerce dans la sphère des affaires publiques.

La première nuance se compose des commensaux de la dynastie, gens qui vont chaque soir au château, et qui en sortent pour vanter sentimentalement les vertus d’un prince, les grâces d’un autre, qui vous rapportent minutieusement combien d’écharpes a brodées telle princesse, avec quelle aptitude telle autre monte à cheval ; tout cela couronné par les bienfaits de l’excellente famille. À une époque sérieuse où l’on ne doit aux princes que le respect et la vérité, ces poètes des Tuileries voudraient reconstituer ces traditions de race, cette tendresse demi-féodale et demi-religieuse qui poussait une chevalerie à mourir pour son souverain. Seulement, il ne s’agit plus de chevalerie, de tournois, mais de scrutin et de voix à la chambre des députés ; on donne une boule pour son roi comme on brisait autrefois une lance pour sa dame ; on prend la livrée ministérielle comme on prenait les couleurs du prince ; Bouvine, Ivri, ce sont les budgets et les fonds secrets ; et quand, couvert de sueur et de poussière, on revient de la place Louis xv, quel honneur de dire à son roi : Nous avons ajouté un million à la liste civile, et nous nous sommes sacrifiés pour donner quelques mille arpens de bois à votre majesté !

À côté de ces héros chevaleresques, viennent les formalistes. Les voyez-vous furieux, parce que la cour des comptes n’a pas vérifié quarante-quatre francs sur un budget de quelques millions d’un chapitre de ministère ; ils respecteront scrupuleusement l’immense fardeau des contribuables ; ils laisseront arrêter des masses de citoyens, ils verront flétrir de coups de bâton une population civilisée ; mais qu’un huissier ait manqué à une formalité, alors ils s’élancent à la tribune ; ils jettent à pleines mains des déclamations populaires, et se proclament les défenseurs des droits et des immunités des citoyens.

Troisième nuance. — Ceux-ci se donnent une mission de patience et d’espoir ; ce que les ministres n’ont pas fait cette année, ils le feront l’an prochain. Ne fallait-il pas vaincre les factions, faire une hécatombe, comme je l’ai dit, des carlistes sur le tombeau des républicains ? Plus tard on s’occupera des lois fondamentales. De l’ordre, de la patience, de la sagesse, et nous viendrons à bout de tout ; votons encore ce budget cette année, l’an prochain, et ainsi de suite.

Quatrième nuance. — Celle-ci, je la considère comme la plus ignoble et la plus misérable ; c’est celle qui, indépendante de parole, déclamant contre les ministres, brutalisant leurs actes, lançant la foudre aux coins des cheminées et dans les collèges électoraux, s’agenouille ensuite devant la volonté du moindre des conseils de la couronne. C’est un triste caractère que cette liberté salariée, cette double admiration d’un ministère qui paie et d’une popularité qui élit ; mauvaise conscience dans de mauvais hommes : il a fallu un temps de désenchantement et de décadence sociale, pour que ces cœurs-là aient trouvé une position politique et se soient groupés avec tous les honneurs d’une opinion.

Dans cette statistique du tiers-parti, je n’ai cité personne, parce que dans chacune des catégories que j’ai posées, les souvenirs parlementaires de tous peuvent grouper certains noms propres ; peut-il être nécessaire d’écrire la biographie de M. Dupin, de faire connaître les antécédens de M. Étienne, de célébrer enfin l’indépendance de M. Viennet, type qui domine tous les autres dans l’histoire poétique du tiers-parti, dans cet élancement de toutes les idées dévouées à la dynastie ? Il serait difficile d’apercevoir en quoi tous ces hommes diffèrent aujourd’hui des ministériels ; ils se sont posés nettement dans la vérification des pouvoirs, ils ont dit ce qu’ils voulaient et dans quelle ligne ils marcheraient. Qu’ils cessent donc une fois pour toutes de prendre cette dénomination de tiers-parti qui ne signifie plus rien, qui n’a aucune portée, aucun sens dans la langue politique, et doit être rayée désormais du dictionnaire de la chambre ; que M. Dupin devienne ministre, qu’il reste président, il est au pouvoir corps et âme ; qu’il s’épargne donc ces déclamations de journaux, ces confidences de colère et de mauvaise humeur ; il n’a pas fait de programme cette année, et il a bien fait ; il a évité un ridicule de plus.

§. iii. — Opposition Odilon Barrot.

Je personnifie toute l’opposition libérale, ou pour être plus exact, l’opposition de gauche dans M. Odilon Barrot ; ce n’est pas que M. Odilon Barrot exprime parfaitement toutes les nuances plus saillantes de ce côté de la chambre ; il y a bien des unités insubordonnées d’une assez grande importance par elles-mêmes, pour ne point vouloir se grouper autour d’un seul homme ; M. Pagès, M. Laffitte, M. Mauguin, pourraient tout aussi bien prétendre à un premier rôle. D’ailleurs, en pénétrant profondément dans le caractère de M. Odilon Barrot, tout en lui reconnaissant des formes et des conditions parlementaires, une certaine manière de formuler convenablement les idées et les convictions politiques de son parti, il faut aussi constater une incertitude de caractère, un besoin de ménager avant toute chose la source de tous les honneurs, les Tuileries que l’ancien préfet de la Seine s’est trop habitué à considérer comme l’unique origine de toutes les fortunes parlementaires. M. Odilon Barrot ne doit pas se le dissimuler à lui-même, il est courtisan ; dans un temps où les illusions politiques sont un peu désappointées, un homme de la portée de M. Barrot ne devrait plus s’exagérer l’idée de la force et de l’éclat de la royauté à ce point de l’avoir comme pensée fixe et d’être préoccupé d’elle seule dans ses convictions. Pourtant quand on a fait un roi, on devrait ne point trop adorer les prestiges d’un trône ; le 7 août est trop rapproché de nous pour qu’on puisse déjà en faire un temps héroïque, temps de nuages et de fables divines où tous les pouvoirs apparaissent comme la foudre des dieux qui éclate. C’est un défaut dont M. Odilon Barrot doit le plus vivement se défendre ; s’il arrive, ce doit être par le parlement. Il a vu, cette année, la conduite de ce tiers-parti sur lequel il prétendait à une action ; ce tiers-parti l’a délaissé complètement, et par là il fait à M. Barrot une position très nette à la hauteur de laquelle il doit désormais se placer ; il serait trop malheureux de voir une scission s’établir entre lui et M. Laffitte. Le côté gauche de l’opposition n’a plus à sa queue quelques-unes de ces unités trop violentes qui dans la dernière session brusquaient les événemens qu’une opposition ne doit pas désirer par des vœux trop ardens de tribune, mais qu’elle doit prendre et adopter, quand ils arrivent, comme des faits de providence, contre lesquels il ne faut pas se raidir. Dans l’état d’indifférence où en sont venues les opinions, les républicains fougueux comme les dynastiques écumans sont de véritables têtes à contre-sens. On supporte le gouvernement qui existe comme on supporterait également tout autre système à venir, s’il se présentait avec des conditions d’ordre et de durée. N’excluons rien ; c’est par ce moyen que M. Odilon Barrot réunira autour de lui un grand nombre de convictions qui ne rentreraient pas toutes précisément dans son système de cour et dans ses habitudes de palais ; le chemin sera plus long sans doute, mais il sera plus sûr. Il est surtout important que le côté gauche ne fasse pas de fautes dès l’origine de la session ; une faute, surtout au commencement d’une vie parlementaire, peut reculer un parti indéfiniment. Vous voyez combien les légitimistes se sont fourvoyés dans cette vaine protestation contre une formalité de séance royale ; c’est ainsi qu’ils ont perdu la question de la présidence d’âge. Certes, la chambre des députés a commis ici un monstrueux abus de pouvoir ; elle a violé la loi qu’elle s’était faite à elle-même, ce réglement, barrière imposée aux caprices des majorités. Le serment est chose absurde en droit sous un régime de souveraineté populaire ; le parti légitimiste s’y soumet comme à une nécessité, et il a raison ; et puis voilà qu’il s’efface pour une simple formalité, pour ne point parader devant un trône. À quoi tout cela peut-il aboutir ? à s’isoler dans la chambre, à n’avoir aucune influence sur la majorité, à rapprocher du ministère certaines convictions qui seraient restées dans l’opposition et qui s’effraient d’une attitude si bruyamment hostile. On se crée des inimitiés gratuites ; on se divise, on se morcelle ; si le parti légitimiste commet encore une ou deux fautes semblables, rien ne pourra le sauver dans le parlement ; il aura des talens isolés ; il ne sera point une force. Il est important que le côté gauche ne se perde pas par de ces grosses fautes dont le ministère sait profiter avec assez d’habileté ; il faut qu’il abandonne toutes ces déclarations pour ou contre la dynastie, tous ces larmoiemens pour la royauté ou toutes ses aigreurs contre elle. En Angleterre, le parlement ne comprendrait pas que dans les discussions graves d’intérêt public on y mêlât des expressions de dévouement envers la maison de Hanovre, ou des plaintes contre elle ; la nation, ses intérêts généraux, l’utilité publique, voilà les objets dont s’occupent la majorité et la minorité. Dans le moment solennel où arrive le vote par divisions, jamais un membre du parlement ne se décide par son amour ou par ses haines contre la royauté ; elle est une abstraction qu’on secouerait au besoin, sans que le moins du monde le pays en fût affecté.

Le caractère et le talent qui se rapproche le plus de M. Odilon Barrot est celui de M. Pagès (de l’Arriège). C’est un orateur plein d’études classiques, avec une affectation imitatrice de la manière des anciens et du parlement d’Angleterre. La prétention de M. Pagès paraît être de jouer, sous la révolution de juillet, le même rôle qui éleva haut sous la restauration M. Royer-Collard, c’est-à-dire, cette manière de prophétie, ces plaintes plus philosophiques que matérielles, retentissant à la tribune pour flétrir de ses mépris les hommes et les actes qui polluent la révolution de juillet. Cette solennité d’un talent d’ailleurs remarquable, ces formes sentencieuses sont de nature à jeter quelque impression sur l’assemblée qui écoute ; comme M. Pagès se tient dans les régions très élevées où les personnalités se rencontrent difficilement, comme sa phrase est toujours étudiée et réfléchie, il est rare que ce talent blesse la majorité, même la plus prévenue ; c’est en quoi M. Pagès peut rendre des services à la cause qu’il a embrassée. Se faire écouter d’une assemblée prévenue, c’est un triomphe, et si le député de l’Arriège daigne quelquefois pénétrer dans l’empire des faits, s’il étudie plus profondément les caractères généraux de l’administration, il embarrassera évidemment un ministère si malheureusement posé en face du pays.

La position de M. Laffitte le place défavorablement au milieu de la chambre ; rien ne pèse plus sur le cœur de l’homme que la reconnaissance : or, comme il est constant aux yeux de tous que M. Laffitte a pétri la royauté nouvelle, que cette royauté a été oublieuse, ingrate peut-être, la majorité de la chambre s’identifiant avec la couronne est importunée de la parole de celui qui la mit sur la tête alors abaissée de la maison d’Orléans. J’éprouve toujours un profond dégoût lorsque j’entends ces députés dévoués à la dynastie actuelle déclamer contre M. Laffitte, ses infortunes, son caractère ou son talent. Il y a dans cette courtisannerie basse, dans cette manière de déprécier un homme qu’on voudrait oublier et faire oublier, je ne sais quoi d’ignoble ; on exprime une pitié affectée ; on parle des bienfaits multipliés que M. Laffitte a reçus des mains de celui qui disait naguère tous les services rendus à sa famille par l’homme de la révolution de 1830. On blesse par de fausses calomnies un caractère honorable, et tout cela au profit d’une parcimonie qu’on voudrait déifier. Certes, M. Laffitte n’est point un caractère complet ; unité honorable, trop pleine d’elle-même pour jamais aller aux autres, et se grouper comme une force, M. Laffitte est pour un parti plutôt un embarras qu’un auxiliaire. Il abuse d’un grand flux de paroles ; il arrive à la tribune avec des notions imparfaites, des systèmes mal arrêtés, de sorte qu’il est vulnérable sous presque tous les rapports. Sa courte administration fut gaspilleuse et désordonnée ; le sentiment de sa propre capacité, un besoin de se montrer toujours lui, l’immense défaut pour un homme politique de ne jamais écouter, atténuent dans M. Laffitte l’aptitude pratique aux matières de finances et d’administration. Plein d’excellentes idées, il a toujours eu la main malheureuse pour les mettre à exécution ; avec un peu moins de vanité, même sur les choses puériles, il aurait pu se faire une position plus haute. Il est à craindre qu’il ne s’isole dans les scrutins, qu’il ne cherche à se faire une position personnelle, laquelle n’aurait pas une grande portée. Si l’on a été ingrat envers M. Laffitte, M. Laffitte, à son tour, a conservé peut-être un sentiment trop profond du service qu’il a rendu ; et ce service étant la couronne de France, il est sans doute naturel que M. Laffitte se pose haut dans le mouvement des affaires auxquelles il a contribué d’une manière si décisive ; mais cela nuit à l’action réelle qu’il pourrait exercer sur les destinées actuelles du pays. On ne marche pas avec des souvenirs et des ressentimens ; on peut bien flétrir l’ingratitude ; toutefois une nation ne s’identifie pas tellement avec la position d’un homme, qu’elle se préoccupe exclusivement des plaintes qu’il peut justement élever et des désappointemens qu’il a éprouvés.

Je place M. Mauguin dans une position plus largement parlementaire ; c’est, à mon avis, l’orateur qui a le plus grandi depuis la révolution de juillet, et dans la dernière session surtout. M. Mauguin avait débuté par un talent de déclamation facile et peu profitable pour un parti. Se jetant sans notions bien précises dans les affaires étrangères, il parcourait l’Europe avec une facilité qu’on peut toujours acquérir avec l’intelligence matérielle d’une carte. Rien de plus aisé que de refaire les démarcations des états, de grouper les peuples, ou de parquer les nations. Aussi très souvent M. Mauguin s’était vu justement démenti par les faits ; un ministre habile pouvait toujours répondre à ses argumens dénués de preuves visibles et entièrement puisés dans cette connaissance superficielle des affaires que tout homme d’esprit possède. Depuis, M. Mauguin a pris une attitude plus réfléchie ; dans la dernière session il a été remarquable non seulement de verve, ce que personne ne lui a jamais contesté, mais encore par l’intelligence parfaite des questions dont il parlait ; c’est le député qui, de l’aveu de tous les bons esprits, a le plus embarrassé les ministres. Et pourquoi ? C’est que M. Mauguin est l’homme qui s’effraie le moins de ces petites impertinences ministérielles, qui viennent secouer l’enthousiasme des centres, dominant de leur hourra les observations de la minorité ; il ose regarder M. Thiers en face, et c’est quelque chose au milieu d’une majorité qui ne comprend pas une haute et forte indépendance. Il y a aussi un côté qui me plaît dans le talent de M. Mauguin, c’est qu’il a renoncé une fois pour toutes à ses protestations de dévouement envers la dynastie et la charte, formes sociales qu’on ne s’est pas indéfiniment imposées et qui peuvent passer comme toute chose, sans pour cela affecter le moins du monde la société, seule éternelle, seule souveraine sur elle-même. M. Mauguin dit et fait les affaires indépendamment de cette phraséologie ; après M. Berryer, je crois que c’est l’orateur qui possède la voix et le geste le plus puissant sur l’assemblée. Je ne sais pas ce que M. Mauguin ferait dans un ministère, s’il aurait une aptitude de cabinet comme une faculté de tribune, mais je le place au-dessus de tous ses collègues, parce que c’est le talent le plus parlementaire, le plus en dehors de toutes les petites considérations, de toutes les petites intrigues. Encore quelques études de fait, quelques connaissances plus sérieuses des hommes et des choses, et M. Mauguin n’aura pas de second.

En somme, le côté gauche pur ne sera pas nombreux dans le nouveau parlement. Il ne dépassera pas cinquante membres dans ses votes les plus décisifs ; mais il aura fait un immense progrès ; il se sera détaché tout à la fois du tiers-parti qui amollissait ses doctrines et flétrissait son enthousiasme patriotique, et de ces déclamateurs extrêmes qui compromettaient l’avenir, en menaçant le présent. Parce qu’on est sans affection pour un ordre de choses, il n’est pas nécessaire à chaque instant d’exprimer ses haines, lorsque ces haines surtout s’appliquent à un pouvoir de fait qui existe dans sa plénitude. Il y avait puérilité à venir parler sans cesse de son amour pour la république en face d’institutions toutes monarchiques ; cela n’avançait en rien la cause qu’on voulait populariser. Les orateurs qui parleraient de république en pleine tribune avec l’organisation constitutionnelle telle qu’on nous l’a faite, seraient aussi imprudens que les légitimistes qui viendraient pleurer sur Henri v. Le terrain est simple pour les deux oppositions ; jamais il ne pourrait être mieux choisi : la réforme parlementaire et les économies du budget. Point d’autre intérêt, point de phrases incidentes ; avec ces deux mots vous parlez aux masses ; toutes les oppositions s’entendent sur cette ligne commune. Vous refoulez les ministériels et le tiers-parti dans leur couardise ; vous les démasquez au pays pour les montrer tels qu’ils sont ; vous leur dites : Voilà le privilège, il faut le détruire, et vous en avez la faculté par de bonnes élections. Tôt ou tard la victoire appartiendra à la réforme ; on résistera une ou deux années, à la troisième on sera forcé de subir la loi de l’opposition, et c’est le moyen d’arriver aux affaires, d’échapper à ces interpellations ridicules que le ministère adresse sans cesse au côté gauche : N’êtes-vous pas complices des révolutionnaires ? ne secondez-vous pas les émeutiers ? — Et qu’importe cela ? Depuis quand une opposition peut-elle être traduite à la barre, elle qui n’a d’autre responsabilité que celle de son mandat aux yeux du pays ? Quand on interpelle un ministre, c’est qu’il a un portefeuille, une responsabilité tracée dans la loi ; mais une opposition saisie corps à corps, traduite à la tribune, est la plus singulière de toutes les innovations de ces temps d’insolence ministérielle.

§. iv. — Les Ministériels.

C’est encore une singularité de la position parlementaire que nous a faite le système du 7 août, que celle d’un parti ministériel qui n’est point compacte, et qui est uni plutôt à la personne de tel ou tel ministre qu’à un système unique fermement arrêté. Ainsi, il y a dans la chambre des ministériels de M. Thiers, d’autres de M. Guizot, des ministériels de M. Persil, marchant les uns et les autres sans unité de vues, votant comme le ministre auquel ils sont dévoués, secondant les petites révolutions d’intérieur, espèce de vassaux convoqués par un seigneur spécial, siégeant à portefeuille sur le banc de la couronne. Et dans ce pêle-mêle, je dois me hâter de dire que M. Thiers exerce la plus haute influence : ce n’est pas seulement parce qu’il a la direction des fonds secrets, et que ces fonds ont toujours eu une action puissante sur les votes et la conscience des centres, mais encore parce que M. Thiers est la figuration la plus parfaite des opinions et de la vie publique des hommes qui votent avec lui. J’ai déjà dit que dans un type venaient se réfléchir tous les esprits et toutes les consciences qui s’y formulaient, d’où la conclusion naturelle qu’à l’aide de cette majorité, M. Thiers doit reconstituer le ministère, pour en prendre la présidence nominative ou de fait ; le premier rôle lui appartient. Quant aux nuances que j’ai signalées comme inféodées à tel ou tel ministre, dans un vote général ou décisif, elles suivent une commune impulsion ; il n’y a que dans les circonstances intimes, dans les petites intrigues d’intérieur que chaque nuance se prononce pour ses affections particulières et sert avec dévouement une coterie ministérielle contre une autre.

Indépendamment de ces nuances morales et qui ne sont perceptibles que pour les initiés dans le système parlementaire, il est d’autres catégories plus saisissables. Je les ai déjà signalées dans leurs formes générales, je dois pénétrer plus avant dans l’esprit et dans les mobiles divers qui les font agir.

Il faut placer en tête la coterie des marche-en-avant, de ces hommes sans intelligence, vieux militaires de l’empire, déroutés dans leurs habitudes absolues par le système représentatif. Dans toute administration impopulaire se produit toujours cette coterie de fiers à bras qui, méprisant le siècle dans lequel elle vit, les lumières acquises, les libertés arrachées au pouvoir à la sueur du front, ne rêve qu’une domination de force. Sous la restauration, la congrégation et les jésuites avaient cette ambition belliqueuse ; il y a plus d’une ressemblance entre les sabres émoussés des vieux généraux de l’empire et l’épée rouillée des champions foudroyans de l’émigration, ou même l’encensoir et les excommunications des jésuites. Ce n’est point ici un jeu d’esprit, un sophisme de mots. Les jésuites et les émigrés se trompaient sur leur temps ; ils rêvaient une vieille époque, une influence décrépite : que font de plus ou moins les généraux ministériels qui occupent maintenant la tribune avec un geste si menaçant ? Ne se trompent-ils pas également d’époque ? N’ont-ils pas pour les souvenirs de l’empire les mêmes illusions que les autres pour l’ancien régime ? Les forces dont ils veulent disposer et abuser sont-elles bien complètement à leur disposition ? L’esprit du siècle ne bouleverse-t-il pas toutes leurs belles théories répressives ? Qu’importe ? Il faut effrayer à la tribune. Depuis que M. Bugeaud a été heureux ou malheureux dans un triste duel, on ne se tient plus de violence ; on est duelliste ; on est bien fort ; on sait placer une balle juste dans le crâne de ses collègues. Voyez-vous quelle puissance d’opinion ! comment hésiter encore dans la demande des lois d’exception, comment ménager une opposition qu’on pourrait décimer toutes les semaines par un duel ? Cette coterie agressive s’étend de la chambre au château, du château aux feuilles périodiques dévouées au pouvoir. Mais que le gouvernement y prenne bien garde, les imprudences de ses amis jettent de l’odieux sur sa politique ; ces paroles du sabre échappées aux deux tribunes peuvent réussir un jour, mais elles s’écrivent en caractères de sang dans l’esprit de la nation, qui commence déjà à comprendre le joug qu’on veut lui faire subir. Nous en sommes aux désaveux, tant la puissance de l’opinion est grande ! les mots horribles ont du retentissement, et le comte Lobau lui-même se hâte de les désavouer.

La seconde fraction qui vote avec le ministère se compose des fonctionnaires publics, et par là il faut entendre aussi bien ceux qui exercent un emploi public et salarié, que ceux qui reçoivent un traitement ou une indemnité sur les fonds secrets, sous une dénomination quelconque. La doctrine du vote nécessaire des fonctionnaires publics qu’on avait quelque temps hésité à proclamer sous la révolution de juillet, est maintenant invariablement admise, de sorte que, sauf quelques rares exceptions, tout fonctionnaire est inféodé à l’administration ministérielle ; et comment s’en écarteraient-ils ? la plupart de ces fonctionnaires ont été improvisés sans antécédens, sans services, jetés comme M. Edmond Blanc, par exemple, d’une position obscure à un poste élevé. De là ce servilisme qui passe des bureaux à la chambre des députés ; de là surtout ce mépris profond d’une conscience haute et indépendante que certains hommes ne comprennent pas. Vous ne pouvez concevoir à combien de choses humiliantes s’abaissent certains de ces parvenus fonctionnaires, pour complaire aux ministres, et particulièrement à M. Thiers, qui, sous ce rapport, rend quelque service au pays, en méprisant si profondément ceux qui sont si méprisables en politique. Un jour on écrira l’histoire de cette longue liste de courtisans qui prêtent leur volonté, leur conscience, leur honneur, à l’amour-propre politique et jusqu’aux voluptés sensuelles de quelques-uns des membres du cabinet ; et comment attendre de l’indépendance dans la chambre de ces ames à pots-de-vin et à marchés de travaux publics ?

Quant aux députés inscrits sur les fonds secrets, ç’a été une plaie de tous les temps, mais qui s’est profondément agrandie depuis le système du 7 août. La corruption a fait d’immenses progrès, et un ministre qui aime à badiner avec tous les désordres du cœur et toutes les flétrissures de l’ame, disait haut : « Les députés sont à trop bon marché, nous n’en voulons plus. » M. Thiers a la disposition de ces faveurs, c’est lui qui est chargé de ce trafic des voix à chaque ouverture de session ; mille francs par mois, c’est le taux. Il y a un homme qui pourrait un jour faire un triste tableau de toutes ces corruptions : c’est M. Gérin, le payeur des fonds secrets, et qui reçoit les quittances de ces mendians parlementaires.

La troisième coterie se compose des jeunes hommes du pouvoir. J’ai déjà signalé cette tendance des jeunes dans le dernier parlement. Faire du pouvoir est aujourd’hui une prétention ; avec cela on se donne l’air d’hommes de gouvernement à pensées fortes ; on veut renouveler un bonapartisme au petit pied ; Napoléon n’avait-il pas 30 ans, lorsqu’il se donna la mission de rétablir l’ordre par le consulat ? Voyez-vous comme cela serait beau ! le consulat de M. Saint-Marc Girardin, de M. Jaubert, de M. Mahul, s’il était encore dans la chambre ! — Fi donc ! faire de la liberté, c’est trop commun ! comment pourrait-on se poser dans un salon en avouant cette malheureuse faiblesse pour les garanties politiques ? Faisons du pouvoir, reconstituons la société ; qui sait même ? régénérons les mœurs publiques, en créant pour nous une aristocratie de collége et d’instruction publique ; Bonaparte avait la puissance des victoires ; nous avons celle de l’intelligence. — Ces petits hommes forment une nouvelle congrégation ; ils s’exaltent, se glorifient les uns les autres ; ils sont les forts, ils sont les grands ; la société ne vit que par eux et ne se sauvera qu’avec eux ; nés dans la classe plébéienne, ils se laissent aller aux éloges de quelques femmes titrées qui, ayant apostasié leurs vieux titres et leurs vieux noms pour s’unir au gouvernement de juillet, renégats à jupons, font de l’ordre public pour protéger ce pouvoir du 7 août, en qui reposent toute leur fortune et leurs espérances.

La dernière nuance ministérielle se compose des trembleurs parlementaires qui se font nommer députés pour représenter à la chambre la terreur bourgeoise et la poltronnerie des émeutes ; ce sont la plupart des gens honnêtes, probes, excellens pères de famille, généraux ou officiers supérieurs dans la garde nationale, succombant d’orgueil sous leurs vastes épaulettes ; comment ne se pâmeraient-ils pas d’amour et de reconnaissance envers un pouvoir qui les élève à la hauteur des vieux soldats, eux les représentans de ce que la société a de plus épouvanté ? Ensuite on fait tant de caresses aux généraux Delessert et Delaborde, à ces braves chefs de la garde bourgeoise, si brillans aux jours de revues et de visites royales ; ne faut-il pas réprimer l’émeute de tribune comme l’émeute de la rue, et l’ordre public ne doit-il pas régner dans un vote de majorité comme dans les rues de Paris ?

§. v. — Les Doctrinaires.

L’avenir des doctrinaires, ils ne peuvent pas se le dissimuler, n’est plus dans la révolution de juillet. Un cri de réprobation s’élève contre eux : M. Thiers l’exploite ; le tiers-parti en profitera, et, d’ici à un terme prochain, M. Guizot sera forcé de se retirer des affaires. La position qu’il sera alors obligé de prendre dans la chambre sera difficile, et dussé-je être accusé de hardiesse, je dirai franchement aux doctrinaires que leur seule ressource d’avenir, avec leurs théories de pouvoir et de puissance de principes, est tout entière dans une alliance, sinon publique, du moins instinctive, avec le parti qui, dans la chambre, représente la restauration. Ce n’est pas sans réflexion que les voix des légitimistes se sont portées sur M. Royer-Collard ; M. Royer-Collard les a acceptées sans engagement ; plus tard, cet engagement viendra. Or, maintenant je le demande, quelle différence distingue M. Guizot de M. Royer-Collard ? La quasi-légitimité qu’ils ont posée n’est-elle pas en bonne logique la reconnaissance d’un autre principe renversé dans la tempête publique ? Cette révolution, M. Guizot ne l’a-t-il pas qualifiée à la chambre des pairs de grand malheur[1] ? que fait d’ailleurs ce ministre dans chacune de ses phrases de tribune ? ne cherche-t-il pas à justifier les hommes et les choses de la révolution, et à rejeter toute la faute sur un manquement de foi de la dynastie déchue ? Tous ces ménagemens ne sont pas loin d’une réconciliation ; elle sera longue sans doute à s’effectuer complètement. M. Guizot a été trop vivement engagé dans l’ordre de choses actuel pour l’abandonner tout à coup et sans scrupule ; d’un autre côté, les légitimistes ont trop de haines contre les doctrinaires, pour les admettre sans repentir dans leur sein. Mais deux ou trois années après que M. Guizot sera sorti des affaires, quand le parti légitimiste sera mieux assoupli et plus discipliné, alors, soyez-en sûrs, l’alliance se fera toute seule, parce qu’elle est dans la nature des choses, dans les souvenirs et dans les espérances. Quand les doctrinaires, produit du pouvoir du 7 août, seront tout-à-fait en dehors des affaires, il faudra bien qu’ils trouvent une place ; ils ont trop de talens, ils se prêtent un appui mutuel trop puissant, ils ont un besoin d’activité trop décisif pour ne pas chercher un rôle haut placé ; et si déjà aujourd’hui ils sont incertains dans leurs convictions pour le système de juillet, que sera-ce lorsque, rejetés brusquement en dehors des affaires ils joindront leur dépit à la prévoyance, lorsqu’ils se verront délaissés par le principe nouveau qu’ils croient avoir contribué à établir ?

Par cela seul qu’elle est école, la coterie doctrinaire est plus unie que toutes les fractions ministérielles ; il y a là un fonds commun de principes que tous les adeptes professent également. On ne peut contester une science profonde des faits, une manière précise de les juger, une élévation de pensées qu’on chercherait difficilement dans les autres fractions de la majorité. Je distinguerai pourtant trois nuances : l’école historique, l’école pratique, et l’école à principes, qui composent l’opinion politique connue sous le nom de doctrinaire.

L’école historique se perd dans un fait invariable qui est placé là devant elle comme modèle de conduite et avertissement pour l’avenir. La révolution anglaise de 1688, voilà ce qu’elle étudie, ce qu’elle applique sans détourner les yeux à droite ni à gauche. Va-t-elle chercher un exemple ? c’est là qu’elle le trouve ; un mobile de conduite ? c’est là qu’elle va le justifier. La révolution de 1688 a eu son arbitraire, ses prescriptions inflexibles ; elle a eu son aristocratie hautaine, ses parlemens corrompus ; pourquoi la révolution de juillet ne subirait-elle pas les mêmes phases, ne serait-elle pas soumise aux mêmes chances ? Point de distinctions entre les âges, les peuples et les deux constitutions, entre les faits dominant les deux révolutions, si diverses par leur caractère. Dans l’une, le pouvoir populaire faisant table rase en juillet de tout un passé ; dans l’autre, un mouvement de mauvaise humeur de l’aristocratie et de l’église chassant la vieille race de ses rois ; l’expulsion des Stuart ne modifia point le principe de la souveraineté : aristocratique elle était, aristocratique elle demeura ; seulement le chef de l’état fut changé ; et comment comparer deux faits si dissemblables, comment rapprocher deux événemens qui se séparent violemment l’un de l’autre ?

C’est cette comparaison perpétuelle qui égare l’école pratique des doctrinaires représentée aujourd’hui aux affaires par M. Guizot ; tant que ses comparaisons sont restées dans le domaine de l’histoire ou des méditations philosophiques, elles ont pu fausser les idées, tromper les esprits méditatifs, mais les résultats applicables n’ont point remué les masses et tourmenté le pays ; quand il s’est agi de convertir en lois, en mesures de gouvernement, ces principes spéculatifs de philosophie, quand on a voulu conduire une nation avec des similitudes, des comparaisons fausses, il s’est élevé des réclamations, et de là cette vive opposition contre les doctrinaires. M. Guizot, homme supérieur à tout ce qui l’entoure, passé des théories de l’histoire à la pratique des affaires, a le défaut de cette école, d’adopter tous ses principes comme des articles de foi ; il frappe, c’est avec conscience, et c’est en cela qu’il est plus dangereux, parce qu’il entre dans la condition des esprits convaincus de ne jamais s’arrêter.

L’école à principes me paraît avoir pour chef spécial M. Royer-Collard. Elle ne se laisse pas préoccuper à ce point par les nécessités et les faits, qu’elle oublie jamais certaines maximes générales d’humanité et de liberté, qui forment son code de morale ; il est dans l’esprit de M. Royer-Collard un instinct merveilleux pour deviner le point où le pouvoir et les factions doivent s’arrêter ; quand ce point est dépassé, sa voix grave s’élève et se fait entendre comme un retentissement de la voix publique effrayée de la tendance de son gouvernement ou des partis ; c’est une mission honorable : mais M. Royer-Collard s’arrête là ; il fait retentir sa voix comme un tocsin funèbre, sans oser porter remède au mal. Il est des époques où il le faut pourtant, si l’on ne veut être accusé de pusillanimité. M. Royer-Collard a voté toutes les lois d’exception, et ce n’est que dans un coin de son collége électoral qu’il a osé proclamer les lois imprescriptibles d’humanité et de gouvernement qui viennent de relever sa popularité.

Maintenant, reprenant toutes les fractions diverses de la chambre, je dirai : L’immense majorité est au ministère ; l’union du tiers-parti avec lui, quels que soient les petits manèges et les petites intrigues, est complète ; l’opposition de toutes les couleurs ne s’élèvera pas au-delà de quatre-vingts à cent membres ; mais au moins elle sera pure de toute alliance avec le tiers-parti ; elle ne dépendra plus d’une boutade de M. Dupin ; elle deviendra elle-même, sans récriminer contre le passé, en désirant un autre avenir ; elle se posera sur le terrain tout populaire de la réforme du parlement et de la réforme du budget : deux mots qui doivent formuler la politique de l’opposition, devenir le principe de toute alliance et répondre à tous les besoins du pays.

Un pair de France.
  1. Si ce mot de grand malheur n’a pas été expressément proféré, il ressort de tout le discours du ministre.