Un Pair de france
III. — La chambre des pairs
III. — La chambre des pairs

STATISTIQUE
PARLEMENTAIRE.

iii.

LA CHAMBRE DES PAIRS.

Vous connaissez ce palais aux pavillons massifs, du style de Henri iv et de Marie de Médicis, badigeonnés par l’empire ; vous avez visité ces pièces encore décorées par le directoire et les fournisseurs, au temps des fêtes de Mmes de Beauharnais, Tallien et Récamier, ces larges dalles où tant de fois se posèrent des pieds nus de femmes l’orteil orné de bagues d’or transparent sous le cothurne antique ; ces salons où paradaient les courtisanes du palais Égalité, la taille dessinée sous la tunique romaine, et le citoyen Talleyrand, ministre des relations extérieures. Vous connaissez aussi ces cabinets où Barras et le vieux Gohier furent si étrangement joués par Bonaparte au 18 brumaire. Eh bien ! quand vous avez traversé ce grand escalier semé çà et là d’orangers et d’arbustes odoriférans, laissant à droite la collection de tableaux raide et froide de l’école française, vous trouvez une pièce étroite, étouffée, où siégent habituellement 120 ou 130 personnes ; cette pièce est ornée de fauteuils qui ressemblent aux siéges à bras des cathédrales, et sur ces fauteuils des têtes de toutes les formes, des débris de tous les systèmes, une sorte de galerie historique de tous les temps et de toutes les révolutions : là des conventionnels à côté de loyaux gentilshommes ; ici des sénateurs de l’empire muets et flatteurs comme M. de Fontanes, à côté de la rigidité puritaine de quelques débris de l’opposition du tribunat ; puis des généraux, j’allais dire à côté des évêques, mais il n’y en a plus. M. de Sémonville a eu l’ingénieuse idée de remplir le vide qu’avait laissé l’église, par l’apparition instantanée des drapeaux autrichiens pris à Ulm ; galanterie de bon goût que le grand référendaire voulut faire sans doute à ce grand corps d’invalides qui compose la chambre héréditaire.

Ce local des séances de la pairie est si incommode, que si tous les pairs siégeaient avec assiduité, on y étoufferait ; mais les plus solennelles séances depuis la révolution de juillet n’ont jamais compté au-delà de 150 membres. Ils étaient plus nombreux et plus pressés sous la restauration : aussi avait-on songé à l’agrandir, et même un moment à transporter la pairie au Louvre. En 1826, lorsqu’il était bruit de la grande promotion de pairie qui finit et récompensa la chambre septennale, M. de Villèle manda chez lui M. de Sémonville, et lui dit avec ce ton nasillard qui cachait des projets si fins et des aperçus si ingénieux : « Mon cher M. de Sémonville, vous devez bien être mal à l’aise dans votre salle si étroite, vous ne pouvez pas y respirer ; ne serait-il pas possible de l’agrandir ? Un gouvernement comme le nôtre ne doit pas laisser les pairs du royaume dans un endroit si peu convenable ; trouvez-moi un moyen de vous mieux placer. » M. de Sémonville, aussi fin que M. de Villèle, et voyant bien que le ministre n’avait pas de motifs de s’inquiéter pour l’hygiène de la chambre qui venait de rejeter son projet de loi sur les rentes, lui répondit : — Vous vous occupez moins de nous que de ceux que vous voulez faire venir avec nous ; votre promotion sera donc bien nombreuse ? — Nous n’en ferons pas, répliqua M. de Villèle ; comment voulez-vous que nous imitions Decazes par une de ces promotions en masse pour ou contre un système : ce que je vous en dis, c’est pour la commodité de la chambre des pairs ; elle ne peut pas rester là, et si vous ne pouvez trouver un moyen, nous la transporterons au Louvre. — Au Louvre ! reprit M. de Sémonville ; vous ne voulez-donc plus faire de nous que des tableaux de la vieille école, ou bien un parlement que vous pourrez mander aux Tuileries selon votre bon plaisir ; vous ne savez donc pas, mon cher M. de Villèle, que le Luxembourg nous a été donné en dotation par une loi ? — Par une loi ! s’écria M. de Villèle, c’est différent : eh bien ! alors abattez quelques pans de murailles. Plusieurs d’entre vous se plaignent, il leur faut de l’air. — Et de la voix ou des voix, dit en riant le grand référendaire. — Quelques jours après parut la grande ordonnance qui nommait soixante-seize pairs de France, pris dans ce que la chambre septennale avait de plus dévoué, et la gentilhommerie provinciale et religieuse de plus pur ; on leur trouva des siéges, et la pairie de France continua d’étouffer dans la salle étroite et étriquée du directoire.

Si vous assistiez jamais à une des séances de cette chambre, vous n’y trouveriez rien qui ressemble aux débats animés, à la manière bruyante et plus pittoresquement dramatique de la chambre des députés. Les discussions de la chambre des pairs sont graves ; on s’y permet rarement l’interpellation, les personnalités ; on y parle de son siége, on ne se pose pas comme orateur de profession à une tribune haute et saisissante ; on imite tant qu’on peut la chambre des lords en Angleterre. Il existe parmi les pairs une science générale d’affaires ; les chefs de chaque nuance d’opinions ont presque tous passé à travers l’administration et la politique, et ils y ont acquis une connaissance plus parfaite des évènemens, des choses et des hommes. Il y a là une répugnance invincible pour le progrès quand il dépasse certaines bornes de perfectibilité, de repos ; quand il tourmente les existences vieillies et les préjugés acquis. Donnez une haute question de diplomatie, de finance, une spécialité politique ou militaire à débattre à la chambre des pairs, elle y sera éclairée de lumières soudaines et supérieures. Faut-il préparer une loi de détails, sortant des besoins philosophiques et du mouvement des sociétés, un code de marine, des lois de police, une organisation de finance ou d’armée, vous verrez des talens spéciaux s’en charger : pour les finances, MM. Roy, Mollien ; pour la guerre, MM. de Caux, d’Ambrugeac, le maréchal duc de Tarente ; pour la marine, les vieux débris des escadres de la Méditerranée et de l’Escaut. Mais prenez ces têtes parfaitement organisées pour le détail, demandez-leur de s’élever jusqu’à l’examen du mécanisme général de la civilisation, jusqu’aux grandes théories qui préparent l’avenir des peuples, les larges voies de l’industrie ; alors vous rencontrerez des peurs, des obstacles invincibles, des esprits qui ne comprennent pas, des intelligences qui n’aperçoivent rien au-delà de ce système de conservation ; matérialisme vieilli qui lutte contre la haute destinée des sociétés.

Sous ce rapport, je crois que la chambre des pairs n’est pas en harmonie avec les nécessités imposées par le mouvement de juillet. Un corps fortement constitué comme la pairie anglaise peut servir d’obstacle, parce qu’il est une grande puissance, et qu’il remplit une mission ; mais la chambre des pairs en France, décimée, complice de son propre suicide, ayant, dans toutes les circonstances, montré une timidité extrême, une déférence absolue pour tous les systèmes, comment cette chambre oserait-elle encore se présenter comme une autorité aristocratique, voulant jouer un rôle de résistance contre un progrès qui la dépasse ? Il n’y a dans la chambre des pairs ni ducs de Wellington, ni comtes d’Aberdeen, ni Londonderry, avec des villes, des vassaux, des bourgs entiers à leur disposition, soutenus dans la chambre basse par une minorité influente de talens et de services. Quand on prétend reconstituer le pouvoir, il faut d’abord être soi-même un pouvoir, et pour cela il ne suffit pas que la constitution ait écrit dans ses articles qu’il existe une chambre des pairs ; il faut encore qu’aux yeux des masses, que dans le mouvement des idées, la pairie soit réellement quelque chose ; et je le demande, fait-on entrer le moins du monde le vote de la chambre des pairs dans les calculs des probabilités pour le triomphe ou pour la chute d’un système ?

La chambre des pairs a senti sa position précaire, quand elle a subi avec résignation l’abolition de l’hérédité. Où a-t-elle couru se placer ? derrière le pouvoir royal et ministériel. Aucun acte de fermeté et d’opposition, aucun projet de loi n’est sorti de ses mains qu’après avoir reçu une approbation absolue ; et si quelquefois elle a modifié les actes émanés de l’autre chambre, si elle a repoussé le divorce, maintenu l’anniversaire du 21 janvier, c’est qu’ici elle agissait de concert avec la couronne ; c’est qu’elle savait qu’en contrariant la marche des députés dans des questions qui touchaient à la conscience religieuse, aux souvenirs historiques, elle plaisait à une cour qui conservait et protégeait ces principes.

On a souvent écrit que ce qui manquait à la chambre des pairs, pour exercer une haute influence, c’était la fortune territoriale ; on s’est trompé, car la chambre des pairs est encore la réunion des grandes existences du pays, bien entendu que je comprends dans ce calcul les pairs expulsés depuis la révolution de juillet, et que la restauration avait fait entrer dans la chambre héréditaire. Sans doute la pairie française ne peut pas être comparée aux colossales existences de la chambre des lords ; je pourrais citer de nobles membres de très haute et très grande maison qui vivaient au grenier, ayant dévoré d’avance la dotation de 12,000 fr. que leur faisait la couronne. Il y avait même un bon cousin de Louis xviii, écrit de sa main sur la promotion de M. Decazes, à qui on était obligé de payer sa pension jour par jour, afin qu’il pût déjeuner, dîner, et s’abriter autre part qu’à Sainte-Pélagie. Toutefois les fortunes de MM. d’Aligre, de Boissy, Louvois, Roy, et vingt autres pairs que je pourrais nommer, sont assez belles pour représenter la grande propriété dans la pairie. Ce n’est donc pas la fortune qui manque à la chambre haute, mais les conditions du pouvoir politique, c’est-à-dire l’existence au dehors et parmi les masses, un caractère d’indépendance forte et généreuse qui la mette en rapport avec les lois de la société telle qu’elle existe. Capacité d’affaires, existence de fortune, la chambre des pairs les possède, cela suffit-il toujours pour l’action des corps politiques ?

Par la nature même de ce pouvoir et la position qu’il a prise, il doit offrir bien moins de nuances que la chambre des députés. Dans un scrutin décisif, la chambre des pairs n’a jamais compté plus de vingt billets de rejet ; il n’existe là qu’un petit nombre de membres à opposition systématique et formelle ; tous louvoient avec le pouvoir, n’en sont pas trop ennemis ; et si on en excepte quelques uns, lorsqu’ils l’attaquent, ils le font avec tant de courtoisie, avec un fer tellement émoussé, que les blessures ne sont ni profondes, ni incurables : il y a toujours ressource pour en guérir. On peut considérer les divisions qui existent à la chambre des pairs sous deux rapports : 1o d’après l’attitude politique qu’ont prise les différens membres depuis la grande secousse de juillet, 2o par l’ordre de leur promotion ; et c’est sous ce double point de vue que je vais suivre la statistique générale de la chambre.

En première ligne s’offre, d’abord comme parmi les députés, la nuance légitimiste ; elle est ici nombreuse, et si l’on ne distinguait pas les légitimistes d’action, de ceux qui ne le sont que de souvenirs, d’affections et pensées, elle embrasserait bien le tiers de la chambre des pairs. Je définis les légitimistes comme parti, ces membres actifs exprimant leurs doctrines sur la brèche, attaquant avec vigueur le principe et les hommes de juillet ; et dans cette catégorie je place trois chefs principaux : MM. de Brézé, de Noailles et le vicomte Dubouchage.

La seconde nuance que j’appellerai de tories, ou de conservation, est plus nombreuse ; elle fait de l’opposition au pouvoir non point à cause du roi qui règne, de la famille qui tient le sceptre, mais à cause de l’origine et de la marche du gouvernement qu’elle considère comme destructive des droits acquis, du principe même de la sociabilité, et par ce principe elle entend la vieille société avec ses théories de conservation et ses préjugés protecteurs. On peut comprendre dans cette catégorie MM. Mounier, Roy, et plusieurs des anciens membres de ce qu’on appelait le ministère Richelieu.

Une troisième nuance, partageant les mêmes principes, est plus spécialement rattachée au ministère ; celle-ci ne se borne pas à défendre simplement le pouvoir en théorie : elle ne l’a jamais séparé des ministres qui l’exercent, de la main qui le fait agir ; de là son adhésion complète à tous les projets du gouvernement, par un vieil instinct, et le sentiment profondément éprouvé, qu’il faut vouloir les hommes quand on veut la chose. Autour de ce principe se groupent une foule de caractères usés, vieillis dans les affaires, tels que MM. Siméon, Portalis, Barbé-Marbois, administrateurs sous l’empire et la restauration, caractères pusillanimes qui baissent la tête devant tous les évènemens et adorent toutes les fortunes.

De cette nuance aux ministériels purs, il n’y a pas loin ; seulement le ministérialisme à la chambre des pairs a diverses origines : il y a des ministériels de la convention, de l’ancien sénat, de la chambre des pairs de la restauration ; et, par exemple, pour personnifier cet amalgame, M. Rœderer et le duc de Brissac me paraissent la plus curieuse fusion de couleur et de sentiment autour d’un ministre et d’un système.

Depuis quelque temps, il y a eu velléité dans la pairie de former une espèce de tiers-parti, cherchant l’indépendance sans abdiquer les places et les sinécures ministérielles. Vous savez que dans chaque parlement il y a des hommes qui veulent réaliser la double ambition des lucratives positions et de la popularité ; gens à traitemens, habitués de salons, tribuns de coin du feu et de conversations du soir, puis dévoués dans toutes les questions importantes, et ne se séparant jamais du ministère quand il s’agit de mesures vitales, touchant lesquelles il est besoin que chacun se dessine fortement. À la chambre des pairs, ce parti s’est personnifié dans M. Villemain, qui, dans la dernière et courte session, a pris une attitude particulière, une allure d’opposition qui ne va guère à sa physionomie politique.

Chercherez-vous dans la chambre des pairs une opposition constitutionnelle, quelque chose qui réponde au parti Mauguin, Barrot et Laffitte ? Elle y est sans doute, mais si petite, si concentrée, je dirai même avec une si faible dose de capacités, qu’il ne faut pas la compter. Avec cette idée profondément sentie que la chambre est pouvoir de conservation, ces quelques voix aigres et souvent mal éclairées qui se font entendre pour rappeler les principes, ne sont point écoutées avec faveur ; elles prêchent dans un océan de têtes fatiguées ; elles importunent les votes dociles, comme dans le vieux sénat d’Auguste ou de Tibère, la voix de quelque sénateur des temps de la république importunait les âmes assouplies, en rappelant les beaux jours des grandes images. Ces hommes sont peu nombreux. Puis-je compter MM. Boissy d’Anglas fils, Lemercier, et Pontécoulant !

§. i. — Parti légitimiste.

J’ai divisé le parti légitimiste en deux nuances : celle qui va droit au principe du gouvernement, l’attaque dans sa source, nie la légalité de son origine ; en un mot la fraction qui se personnifie dans la chambre des pairs en MM. de Brézé, de Noailles et Dubouchage ; puis celle qui se transforme en tories conservateurs, moins saisissable que l’autre, parce qu’elle n’attaque que les choses et non les hommes. J’ai cherché à la peindre en lui donnant pour double expression M. Mounier et le comte Roy.

Le vicomte de Brézé est jeune encore ; je crois qu’il appartient à ces principes philosophiques, à cette couleur mystique et religieuse qui a eu un éloquent organe dans l’ancien journal l’Avenir. Seulement M. de Brézé, immédiatement dévoué à la royauté exilée, sait bien que ce n’est point par les théories qu’on arrive à des résultats : la philosophie est bonne dans cette partie poétique de la vie de l’homme qui se détache des choses terrestres pour se concentrer dans l’intelligence de soi, et dans les rapports moraux avec ses semblables ; mais qu’est-ce que la philosophie quand il s’agit de partis, d’opinions, toutes choses actives, brûlantes qui courent après les faits ? M. de Dreux-Brézé s’est donc attaché au positif des opinions, à la discussion des intérêts matériels, et de là ses études sur le budget et sa pensée fondamentalement arrêtée sur le but de toute opposition : la réforme électorale et financière. Le défaut de M. de Dreux-Brézé, c’est de ne pas connaître assez l’assemblée devant laquelle il parle : d’où ses emportemens, cette manière trop vive d’aborder les questions, ce qui est peu en rapport avec l’esprit de la pairie. Certes, en ménageant un peu le tempérament de ses collègues, les sympathies de M. de Dreux-Brézé correspondraient à bien d’autres sympathies ; mais tout bruit trop fort, toute expression trop bruyante déplaît au patriciat fatigué : on sait ce que M. de Dreux-Brézé désire, les dévouemens de sa famille, les engagemens qu’il peut avoir ; de là encore ce peu de retentissement que trouvent ses opinions. Avec un talent très remarquable d’analyse, avec une saisissante logique, M. de Dreux-Brézé n’a rien dans la voix ni dans le geste de ce qui constitue l’orateur ; sa parole est quelquefois difficile et embarrassée, quelquefois trop impétueuse. Il ne s’est point posé comme homme politique ; il serait malaisé de le classer comme orateur : la thèse de la réforme, brillante et populaire devant la chambre des députés, trouve dans la pairie de si grandes et de si fortes répugnances, que s’en charger est une mission sans aucune chance possible de succès. M. de Dreux-Brézé parle trop souvent ; on s’use vite ainsi, et il est difficile de ne pas commettre de fautes, lorsqu’on est chaque jour sur la brèche pour défendre un système et une opinion. Quel fut l’homme qui, sous la restauration, acquit la plus haute réputation d’éloquence et de probité politique ? Ce fut M. Royer-Collard, et l’on se souvient qu’il ne prenait la parole que dans des circonstances graves, quand il s’agissait des intérêts et des questions vitales de gouvernement.

M. le duc de Noailles a une parole plus douce, plus persuasive ; aussi est-il mieux écouté. Cette famille des Noailles a une singulière destinée : comme toutes les grandes races de la monarchie, elle s’est parfaitement divisée en nuances qui correspondent à des opinions différentes dans la société ; elle ne s’est jamais montrée difficile sur les concessions ; un de ses ancêtres, pour plaire à Louis xiv, épousa Mlle d’Aubigné, la nièce de la favorite. Depuis, tous les régimes, tous les partis ont eu un Noailles : la révolution, l’empire, la restauration, et les Tuileries de Louis-Philippe. — Suivez les trois noms de Poix, d’Ayen et de Noailles ; vous les trouverez disséminés un peu partout. Serait-ce là une tactique des grandes familles, une manière d’assurance mutuelle ? Je ne puis le dire ; mais je la trouve aussi dans les Montmorency, les La Rochefoucauld, les Mortemart, les Talleyrand, les Latour-Maubourg. M. le duc de Noailles a pris le rôle de la fidélité au malheur : ce n’est point celui qui mène à la fortune, rarement il caractérise l’homme politique ; mais dans toute situation il est honorable ; et, lorsque le talent, l’appréciation exacte des faits vient se joindre à une bonne situation de conscience, il y a là de quoi se faire écouter d’une chambre, quelque prévenue qu’elle puisse être. Aussi le duc de Noailles trouve-t-il faveur dans ses opinions même les plus extrêmes ; il y a dans ses paroles cette fleur d’aristocratie, cette manière de grand seigneur qui ont leurs charmes même pour le vulgaire. M. de Noailles a peu parlé, mais dans toutes les questions importantes, dans celle de l’hérédité de la pairie surtout, il produisit un grand effet sur la chambre des pairs : ce fut alors que le parti légitimiste se divisa en deux sections. Quelques-uns des pairs de cette opinion crurent à la nécessité de quitter la chambre. Ils voulurent réaliser une pensée qu’ils avaient depuis long-temps arrêtée, celle d’en finir avec un serment qui blessait leurs affections et leurs souvenirs ; tels furent MM. de Fitz-James, Chateaubriand, etc.. Et ce fut là une des fautes du parti légitimiste : abandonner ainsi une occasion aussi belle, un moyen d’action aussi puissant, pour en revenir à quoi ? à se porter deux ans après dans les colléges électoraux, afin d’obtenir une place de député ! On avait une tribune haute et retentissante, une voix à donner à son parti, et on quitte tous ces avantages pour la plus puérile des distinctions ! Si vingt pairs démissionnaires n’avaient point abandonné la chambre haute, les voix de MM. de Noailles et de Brézé resteraient-elles isolées dans les grandes discussions ? M. de Talleyrand comparait la conduite du parti démissionnaire à celle de gens qui se tueraient provisoirement dans l’espoir de ressusciter au jugement dernier.


Je ne sais si je dois vous parler de M. Dubouchage et de sa parole criarde et sans portée. M. Dubouchage est loin d’inspirer cette haute considération politique que méritent ses collègues d’opinion ; il est assis sur le siège qu’il occupe par l’hérédité ; il est neveu de ce comte Dubouchage, un moment ministre de la marine sous Louis xviii, au temps où l’on improvisait les officiers de nos escadres ; ministre, au reste, de conscience, de talens même spéciaux, mais qui gouvernait avec des souvenirs et des préjugés. Son neveu, M. le vicomte Dubouchage, n’a point été heureux dans toutes les spéculations de sa vie : son nom a souvent retenti dans les tribunaux ; il a long-temps siégé à Sainte-Pélagie, et plusieurs fois la chambre a été sollicitée de donner l’autorisation indispensable pour l’exercice de la contrainte par corps contre un pair. Ce ne sont là sans doute que des malheurs ; mais M. Dubouchage ne rachète pas ces déconsidérations par un talent réel et de grandes études : son opposition se résume en une sorte de criarderie légitimiste sur toutes choses, à l’expression d’une haine mal déguisée contre ce qui est. Or, la haine est un sentiment petit, égoïste, qu’une assemblée ne comprend pas plus que le pays ; elle trouve peu de retentissement, parce qu’elle imprime sur chaque parole le motif qui la dicte. Les antécédens de M. Dubouchage ne lui permettent pas, comme à MM. de Noailles et de Dreux-Brézé, de se faire le champion de la liberté. M. Dubouchage a vieilli à travers le ministère de M. de Villèle et l’a servi avec dévouement ; il lui devait la transmission de la pairie de son oncle : la reconnaissance alla un peu loin. Ses précédens commandaient donc certaine réserve ; ce n’est pas quand on a voté les lois les plus répressives du système de la restauration, qu’on est apte à venir parler de liberté, du suffrage électoral universel et populaire. Sous ce rapport, M. Dubouchage nuit plus à son parti qu’il ne le sert dans la pairie. Je ne crois pas que l’opinion légitimiste pure voie jamais agrandir ses forces dans la chambre des pairs. Dans une crise bien déterminée, et s’il fallait donner aide à une restauration, la chambre des pairs ne serait pas le dernier corps politique disposé à se prononcer ; alors se montreraient une foule de consciences incertaines qui marchent avec tous les pouvoirs, mais qui soutiennent d’abord celui qui existe. Jusque-là l’opposition légitimiste ne sortira pas du cercle de dix à douze voix.

Il n’en est pas de même du parti tory ou conservateur qui se sépare par des nuances si imperceptibles de l’opinion ministérielle. Le rôle qu’a pris le baron Mounier dans la chambre a besoin d’être expliqué. M. Mounier, est homme de restauration, quoiqu’il ait commencé sa vie avec l’empire, et à côté de cette grande épée qui en dirigeait les hautes destinées ; secrétaire interprète de Napoléon, il fut, jeune encore, attaché à la carrière politique du duc de Richelieu qu’il aida dans les négociations financières avec les alliés, et qu’il suivit ensuite au congrès d’Aix-la-Chapelle. La nature du caractère de M. Mounier le rattache à toute administration régulière. Il a de l’esprit, une instruction variée ; mais il voit souvent les choses par leur petit côté et les questions politiques sous un jour étroit et tout matériel. C’est peut-être un vieux souvenir de la direction de la police, qu’il occupa une ou deux années. M. Mounier est aigri contre le système actuel, mais il n’exprime ses ressentimens qu’avec des ménagemens infinis ; sa nature n’est point de se faire le chef d’une opposition bruyante et dessinée, attaquant tout pour tout détruire ; il saisit les lois et les mesures par des points de détails, et, s’il émet quelques principes, il les rattache à ses souvenirs de la restauration, dont il s’est fait comme l’expression animée. À la tribune, il a la parole facile, mais trop abondante : c’est un flux de mots rendant avec clarté des idées simples et sans aucune élévation ; M. Mounier n’est point un homme politique ; ce serait un admirable secrétaire d’état dans la vie ordinaire d’un gouvernement régulier.

La haute position financière du comte Roy a déterminé sa place dans la chambre. Il était impossible qu’un des grands propriétaires de France n’allât pas à un gouvernement quel qu’il fût, pourvu qu’il protégeât la propriété. Cependant le comte Roy conserve dans ses idées quelques souvenirs d’une position ministérielle éteinte ; sa présence à la chambre est une lutte perpétuelle contre ce qu’il appelle les innovations destructives. Comme le comte de Saint-Cricq, ce grand créateur de systèmes de prohibition et de protection, il a des idées arrêtées en matière industrielle. Ainsi, vous ne feriez jamais adopter au comte Roy une modification à notre régime des douanes ; propriétaire de grandes forêts, d’usines importantes, il s’est fait le défenseur du droit industriel contre le mouvement des esprits qui pousse à la liberté du commerce. La propriété est devenue pour lui une manie ; chaque année il ajoute mille arpens de bois à ses forêts, qui couvrent déjà plusieurs départemens. Je ne puis comparer à cette fortune forestière que celle du marquis de Louvois, l’élégant suzerain du département de l’Yonne. M. Roy porte une grande lucidité dans toutes les questions financières, un esprit exact, ne sortant pas de ce domaine circonscrit de finances, de droits, de balance industrielle et commerciale, et par conséquent l’ennemi de toute théorie qui va au-delà des expériences réalisées. Jamais dans ses discours il ne perce souvenirs ou regrets pour la branche aînée ; mais toutes les fois que l’occasion s’est présentée, il a défendu, comme son propre ouvrage, le système financier de la restauration. Ce que M. de Caux a fait pour la guerre, ces statistiques multipliées de la bonne gestion et administration de son département militaire, M. Roy l’a fait plusieurs fois pour les finances, et c’est sous ce rapport qu’il a rendu de grands services au parti légitimiste, un peu déclamateur, et qui n’entra jamais profondément dans la vie positive des affaires.

Je n’ai pris jusqu’ici que les têtes de parti dans les deux nuances qui composent les légitimistes dans la chambre, les uns hostiles au principe du gouvernement, les autres voulant au contraire en fonder un sans attachement personnel et exclusif pour une dynastie. Pour mieux faire comprendre ma pensée, je chercherai un point de comparaison dans la chambre des députés, pouvoir politique où les hommes et les opinions sont mieux dessinés. Il s’est formé à côté de M. Berryer, dans cette chambre, une nuance qui ne veut, en aucune manière, s’associer à ses votes hostiles, et qui prétend, avant tout, consolider un gouvernement, quel qu’il soit, sauf ensuite à disputer sur le chef qui y sera appelé. On s’est demandé, par exemple, où se placera M. Sauzet. Dirai-je que M. Sauzet a cherché à se faire un parti à lui, parti d’avenir, et qui pourra porter la victoire d’un côté ou de l’autre dans la chambre ? Toutes les fois qu’il s’agira d’épurer la morale du gouvernement, de faire entendre la voix des économies, la réforme sage et modérée, M. Sauzet, sans aucun engagement de dynastie, prendra la défense des sentimens généreux et de cette politique qui retentit au fond de toutes les consciences droites ; il ne sera pas assez absurde, si la fortune le porte à une position parlementaire, de la refuser indéfiniment sous de frivoles prétextes. À un talent élevé il faut de l’avenir. Aucun homme considérable ne se tue à plaisir. M. Sauzet, pas plus que M. Roy, M. de Caux, M. Mounier lui-même, ne refuserait le pouvoir, si le pouvoir lui arrivait avec les conditions de durée. Les légitimistes purs en sont encore aux répugnances ; c’est la partie arriérée du mouvement : plus tard, ils arriveront à la politique. Il y a donc parfaite intelligence entre cette fraction des deux chambres. Une autre nuance parmi les pairs veut singer le tiers-parti Dupin. J’arrive maintenant à elle.

§. ii. tiers-parti.

La chambre des pairs était encore tout étonnée, au commencement de sa dernière session, de la levée de bouclier de M. Villemain. M. Pasquier craignit même de le désigner pour la commission de l’adresse. Je ne pense pas toutefois que cette tentative d’opposition aille bien loin : peut-être M. Villemain a-t-il seulement voulu prouver qu’il ne se séparait pas complètement du progrès, et secouer cette enveloppe ministérielle qui consumerait les derniers débris de sa popularité ; car supposer que M. Villemain puisse devenir un homme politique, une tête de parti organisé, ce serait méconnaître son caractère et la portée de son esprit : il peut avoir des velléités d’indépendance, un besoin de retentissement et de publicité ; sa vie littéraire veut l’éclat et le bruit ; mais il faut rendre cette justice à M. Villemain, qu’à toutes les époques de sa fortune, il est resté esprit d’académie et de littérature. Il ne saurait avoir la prétention d’attirer à lui un parti, et de grouper des opinions fortes et indépendantes ; cette prétention serait au-dessus de ses forces, incompatible avec les antécédens trop mobiles de sa vie politique. M. Villemain fut jeté dans l’administration par un laurier de l’Institut qu’il déposa en 1814 aux pieds des trois souverains qui assistaient à la séance où il fut couronné. Je crois qu’il s’agissait de l’éloge de Montaigne ; et à cette occasion, avec cette pompe toute académique de mots et de pensées, M. Villemain fit l’éloge de l’alliance qui avait délivré la France du joug de Napoléon. Ces éloges de l’invasion, ces mépris pour la puissante tête qui fléchissait sous la fortune étaient du goût de l’époque ; je n’en fais pas un crime. En 1815, M. Villemain fut attaché au ministère de la police sous M. Decazes, puis arriva avec son protecteur au ministère de l’intérieur. M. Villemain était jeune encore ; tout plein du grand siècle, des idées d’une protection à la Colbert, de ses mépris pour les pamphlétaires, comme à Versailles d’autrefois pour les gazetiers hollandais, il eut ses petites tyrannies sur les journaux, qui furent suspendus, supprimés par de simples décisions ministérielles. Le directeur de l’un d’entre eux conserve encore une lettre qui supprime jusqu’à nouvel ordre le journal qu’il dirigeait ; c’est un autographe curieux à recueillir, dans une époque où d’autres et plus généreux sentimens font vibrer le cœur du pair de France. M. Villemain resta avec honneur fidèle à ses amitiés pour M. Decazes, et sortit avec lui du ministère. Ce fut alors son époque littéraire : Cromwell parut, puis Lascaris, froides productions qui voulurent servir les émotions politiques d’une époque, et qui la touchèrent à peine, parce qu’elles restèrent avec le cachet de l’esprit de l’auteur, et le présentèrent à une génération brûlante de patriotisme et de gloire, avec les formes d’un style élégamment compassé. M. Villemain fut rejeté dans la vie politique par la brutale destitution dont l’honora M. de Corbière avec quelques membres de l’Institut ; il cessa d’être maître des requêtes. On accueillit avec enthousiasme sa disgrâce, parce qu’elle tenait à la liberté de la presse, et que c’était alors ce qu’on voulait défendre. Une souscription fut ouverte, et M. Villemain promit Grégoire vii, livre d’histoire dont l’esprit, dit-on, a bien changé suivant les diverses fortunes de M. Villemain. Quand il en conçut la pensée, la congrégation venait de le frapper, et l’aspect du pape qui constitua la grande société catholique s’offrait à lui à travers le prisme du ministère religieux et gentillâtre qui l’avait foudroyé ; Grégoire vii avait en quelque sorte signé l’ordonnance de sa destitution, et cette mémoire immense eût été poursuivie à cause de la disgrâce de M. Villemain. Mais aujourd’hui le pair de France n’a pas été tellement étranger au mouvement des idées historiques pour qu’il pût ainsi poursuivre et attaquer une des plus grandes physionomies du moyen-âge ; tout l’échafaudage a donc été renversé : depuis cinq ans M. Villemain cherche, refait les couleurs contemporaines. Je ne crois pas pourtant qu’il soit de ces hommes qui vivent dans le monde de la réputation d’un ouvrage qu’ils n’ont point fait. M. Villemain trouvera, dans un travail sérieux, quelques éclairs de réputation qu’une opposition politique ne pourra jamais lui rendre. Car que pourrait être cette opposition ? La vivante image du tiers-parti de M. Dupin dans la chambre des députés, c’est-à-dire, certaines phrases indépendantes à travers la position la plus dépendante que l’on veut conserver. M. Villemain se garderait bien d’abdiquer son poste d’université à 15 mille francs de traitement, comme M. Dupin de renoncer à sa présidence et à ses fonctions de procureur-général à la Cour de cassation. Dans les grands mouvemens politiques, lorsqu’on veut être salué par les masses, il faut savoir se dessiner nettement et ne point concentrer son opposition dans quelques phrases d’adresse, dans quelques modifications d’articles, sur lesquels même il n’y a pas chance de succès. Cela explique donc comment M. Villemain est resté isolé dans la chambre des pairs.

§. iii. — ministériels.

C’est un véritable pêle-mêle que l’opinion ministérielle dans la chambre des pairs ; mais elle est compacte, immense dans le vote, si bien que l’opposition est imperceptible à côté de ces masses nombreuses de boules blanches qui viennent soutenir la pensée du gouvernement. Il n’est que quelques hommes privilégiés qui conservent à la fin de leur carrière politique assez d’énergie, assez de puissance d’âme, pour rester fermes dans leurs principes d’indépendance ; le pouvoir est un abri sûr, où l’on aime à se reposer ; on y court quand la vie s’avance, comme on court au repos, à ce far niente d’une opinion toute faite que l’on accepte et que l’on n’a pas besoin d’étudier et de discuter ; on aime que d’autres pensent pour vous, agissent pour vous, décident pour vous. Et d’ailleurs comment s’est formée la chambre des pairs ? À quelles circonstances sont dues la plupart de ces grandes fournées qui ont incessamment remanié la majorité ? Prenez-en l’histoire depuis l’origine. La restauration venait de s’opérer sous l’influence de M. de Talleyrand ; elle avait trouvé un sénat muet, qui, après s’être lâchement prostitué sous l’empire, secouait sur le malheur sa servitude de quinze ans. Cette restauration avait à réhabiliter les vieilles idées de pairie qu’elle voulait associer à la noblesse de l’empire, aux maréchaux, à la partie militaire de la nation ; cent cinquante-quatre pairs furent nommés à vie. Toute l’ancienne pairie, à partir de l’archevêque de Reims, des ducs d’Uzès, d’Elbœuf, de Montbazon, jusqu’aux ducs de Polignac, de Lévis et de Maillé ; onze maréchaux, quatre-vingts sénateurs, quelques généraux de l’empire, les comtes Belliart et Curial, tels furent les pairs de cette première promotion, ouvrage de Louis xviii, de M. de Talleyrand et de M. Beugnot. En 1814, il n’y eut aucune nomination individuelle. Les cent jours éclatent ; Napoléon, par une manie d’imitation qu’on ne peut s’expliquer, créa aussi une chambre des pairs, comme il maintint le titre de lieutenans-généraux et de maréchaux-de-camp, substitué par la restauration aux grades glorieux de généraux de brigade et de généraux de division. Quelques pairs du sénat siégèrent dans cette chambre, et lorsque, par un second coup de fortune, les cent jours cédèrent devant l’époque réactionnaire de 1815, M. de Talleyrand fit exclure de la chambre des pairs tous ceux de ses membres qui avaient osé siéger dans la chambre de Napoléon. J’ai vu le travail original de cette proscription, écrit de la main du vieux diplomate. M. de Ségur est d’abord effacé, puis remis de la toute petite écriture de Louis xviii. Les pairs exclus étaient au nombre de trente, un archevêque, le comte Barrai, de vieux noms de la monarchie, tels que les Ségur, les Montesquiou, les Pontécoulant, les Praslin, les Latour-Maubourg. Par un second coup d’état de M. de Talleyrand, plus de cent gentilshommes, pris dans ce que l’émigration avait de plus pur et la noblesse de plus dévoué, furent jetés dans la chambre des pairs, et dénaturèrent tout-à-fait l’esprit de cette institution.

Le 17 août 1815, la pairie fut déclarée héréditaire par une ordonnance encore signée du prince de Talleyrand, « car, y disait le ministre, rien ne consolide plus le repos des états que cette hérédité de sentimens qui s’attache dans les familles à l’hérédité des hautes fonctions publiques, et qui crée ainsi une succession non interrompue de sujets. » Le 6 octobre, les princes du sang furent autorisés à siéger dans la chambre. Alors eut lieu le lugubre procès du maréchal Ney. La chambre des pairs s’associa tout-à-fait à l’esprit de réaction de cette époque. Cet esprit de réaction fut tel que lorsque la restauration, elle-même effrayée, voulut s’arrêter sous le système de M. Decazes, il fallut violemment modifier la majorité qui avait protesté contre la forme électorale et les lois les plus libérales de 1818 et de 1819. Une ordonnance du 5 mars de cette année nomma soixante pairs de France, tous pris dans le mouvement ministériel d’alors qui était une tendance haute et formelle vers l’esprit de la charte : il y avait encore quelques vieux noms, tels que le duc d’Esclignac, les marquis d’Aragon et Aramont, Raymond de Bérenger, Saint-Simon, Talhuet, La Villegontier ; mais la masse se composait d’abord de la majorité des pairs exclus en 1815, et ensuite des noms populaires, des illustrations des batailles et de l’administration, tels que Rapp, Rutty, Reille et les comtes Mollien, de Sussy, Dejean, Daru, Lacépède.

Le système change encore avec la chute de M. Decazes. M. de Villèle arrive au ministère ; avec sa sagacité habituelle, il voit bien que les opinions du parti qu’il conduit aux affaires ne peuvent triompher en l’état de la majorité de la chambre des pairs. Le 31 octobre 1822, il commence l’envahissement de la chambre des pairs par l’épiscopat ; huit prélats, les archevêques de Tours, de Sens, de Reims, puis M. de Quélen, de Boulogne, Latil, de Croy et Frayssinous, furent sacrés pair de France. Ne fallait-il pas mettre la religion dans les lois, et la congrégation dans le gouvernement ? Ensuite vinrent les promotions de chambre à la suite de la dissolution de 1823 ; les députés qui fatiguaient M. de Villèle, tels que M. Lainé, les expressions ardentes, tels que MM. de Marcellus, de Bonald et Florian de Kergorlay, furent jetés dans la pairie : quelques mois après, on récompensa les services militaires de la guerre d’Espagne, et le comte Lagarde, dépositaire des secrets de M. de Villèle dans la grande question des Cortès. L’opposition des pairs fut encore violemment brisée et monarchisée, pour me servir des mots de l’époque, par la fournée de 1827, sincère expression de la gentilhommerie religieuse et provinciale. Lorsque M. de Martignac arriva, il put à peine marcher en face d’une chambre si profondément hostile, et que conduisaient MM. Forbin des Issarts, de Peyronnet, et sous main M. de Villèle lui-même. M. de Martignac osa quelques promotions individuelles, avant de céder son poste à M. de Polignac. Celui-ci était à l’œuvre de ses coups d’état, lorsque la révolution de juillet emporta l’échafaudage de toutes les institutions, et fit table rase devant le peuple.

La pairie s’efface quelques jours, elle reparaît timide, morcelée, et on la frappe tout à coup d’une proscription légale qu’elle est obligée de sanctionner. Tous les pairs créés par Charles x sont exclus de plein droit de la chambre ; et quel motif d’exclure plutôt les uns que les autres ? Pourquoi faire une catégorie ? On tombe dans l’arbitraire pour ne point se donner le souci de constituer largement une seconde chambre dans les conditions de la révolution de juillet. Proscrire n’est point gouverner. Enfin, s’élève la grande question de l’hérédité : la chambre tombe avec grace, se frappe avec un sourire de bonne compagnie ; la voilà maintenant envahie par une fournée, sorte de pêle-mêle doctrinaire où l’on fait entrer comme sommité sociale M. Rousseau, honnête bourgeois de Paris, et comme capacité politique, M. Cousin, monté si haut en fortune par un désintéressement philosophique justement apprécié. Telle est la chambre des pairs actuelle ; ai-je donc besoin de dire que le parti ministériel y est immense et forme la grande masse des opinions ? J’y distingue trois bancs : scientifique, militaire et administratif.


Banc scientifique. — Ce fut une idée généreuse sans doute de ranger la science dans les aptitudes à la pairie. Il est essentiel que les hommes qui ont acquis de grands titres dans les lettres, dans les arts et dans les sciences soient appelés aux hautes fonctions administratives ; Napoléon avait fait sénateurs MM. Chaptal, La Place ; la restauration les conserva, et nous sommes heureux de voir siéger sur les bancs de la pairie des hommes de la capacité de M. de Sacy ; la chose serait plus contestable à l’égard de MM. Thénard et Cousin. Sont-ils placés tellement haut ou si avancés dans la vie sociale et politique qu’ils aient mérité une si belle récompense ? on a voulu sans doute récompenser en eux d’autres services. La vie active de M. Cousin, cette existence peu philosophique d’antichambres et de salons où on le rencontrait sans cesse, ce besoin de lustre, d’hommages et de canapés qui se concilie si peu avec les ombrages de l’Académie, la vie solitaire de Kant, les déserts et les échos de Pythagore, quelques missions de confiance pour les affaires matrimoniales de la dynastie en Allemagne, pour lesquelles on s’était offert avec une si affectueuse domesticité, voilà sans doute ce qui a mérité à M. Cousin le patriciat, un peu plus que des études modestes sur le moi humain, sur l’amour et les suavités de la science, Mais en rendant hommage à l’immense idée de faire concourir les illustrations scientifiques à la formation des grands pouvoirs de l’état, il est peut-être une considération à faire qui tient à l’histoire des hommes scientifiques jetés dans les grandes affaires : presque tous ont été ministériels. Dans nos temps agités (j’en excepte M. Arago), tous ne servent-ils pas le pouvoir ? Vous avez suivi la vie de Cuvier, voyez en Angleterre Gibbon, Goldsmith : sous l’empire, Berthollet, Chaptal ; il n’y eut jamais parmi ces hommes la moindre velléité d’opposition au pouvoir ; ils s’enveloppaient dans leur science comme d’un bouclier invulnérable contre la satire politique. Il y a dans les études scientifiques un je ne sais quoi qui fait prendre en dédain toute l’activité qui ne vient pas d’elles. L’opposition est un dérangement, c’est une vie de tourmens et d’excitations ; on préfère la paisible jouissance des distractions et des profits de la vie ministérielle. Quand la science vieillit, elle a besoin de quelques commodités, elle a des enfans à placer, des parens dont elle soigne l’avenir ; souvent l’avarice s’en mêle, et comme on acquiert la popularité par les fortes et grandes études, on ne recherche pas l’autre par la tribune. Ceci vous explique comment le banc scientifique vote constamment avec le ministère dans la chambre des pairs.


Banc militaire. — Je me suis déjà expliqué sur le parti des généraux dans la chambre des députés. Il y a là tendance à l’arbitraire. Comment résumer cette opinion des généraux à la chambre des pairs, vétérans fatigués de batailles et de campagnes ? L’ambition ne les trouble plus, il est vrai ; les maréchaux, débris de l’empire, ces monumens vivans de grandes journées, n’ont plus rien à désirer pour leur gloire ni pour leur fortune. Quelques-uns, tels qu’Oudinot, boudent encore la révolution ; mais Macdonald, Molitor, Mortier, s’y sont associés de bon cœur, et au bout de leur carrière ils secondent encore le pouvoir de tous leurs moyens. Pourtant ici il y a de la modération, et le ministérialisme ne s’empreint pas de cette couleur de vengeance et de répression furieuse qui caractérise, par exemple, le général Bugeaud à la chambre des députés. On seconde le pouvoir, mais on le fait avec calme ; on ne se fanatise pas pour un système, pour une couronne même, jusqu’à ce point de méconnaître les lois générales de la société et de la morale politique ; on garde pour tout les convenances. Il y a bien une coterie qui voudrait introduire sur le banc militaire ces formes du sabre et de la violence, mais le général Dutailly reste seul et n’est point écouté ; il n’est pas compris par la chambre dont il méconnaît les traditions et les habitudes parlementaires.


Banc administratif. — Il y a peu de fonctionnaires dans la chambre des pairs ; mais il y a des administrateurs, c’est-à-dire des hommes dont toutes les habitudes de la vie ont été mêlées au gouvernement, à l’administration générale de la société ; d’où il résulte pour eux une si grande habitude de pouvoir, un besoin si puissant de le seconder, que, sans avoir la servitude salariée des fonctionnaires, ils sont entraînés au même vote par des traditions aussi fortes que des liens d’intérêts. Persuadez, par exemple, au duc de Gaëte que l’opposition grande et décidée est un titre d’honneur et un moyen de gouvernement : il ne vous comprendra pas ; la hiérarchie administrative, c’est de l’obéissance. Or, il en faut pour tout et en tout. Le système constitutionnel est une exception malheureuse qu’il faut subir selon eux, et le réduire à de telles proportions qu’il ne soit plus qu’une machine à argent, qu’une forme qui ne dérange jamais la pensée du gouvernement. Le ministère a toujours bon marché de ces têtes compassées dont toute l’activité intellectuelle est employée à la confection régulière d’un budget.

§. iv. Opposition constitutionnelle.

La chambre des pairs eut une grande époque. Ce fut de 1825 à 1828. Alors, par une élection inconcevable, la chambre des députés était tombée si bas, que l’opinion tout entière s’était soulevée contre elle ; une congrégation mystérieuse et puissante s’était emparée de ses votes, dominait ses délibérations. Tandis que des lois funestes étaient chaque année lancées contre la presse, contre la libre association, et qu’une faction se remuait avec mille bras pour enlacer la société de toutes les intrigues, la chambre des pairs se montra populaire, éclatante de lumière, d’une opposition généreuse. Il faut le dire haut : elle sauva la liberté. D’immenses talens parlementaires se révélèrent à la tribune, des voix de prophétie et d’avenir se firent entendre, la chambre des pairs renversa M. de Villèle. À cette époque d’action, de grande vie intellectuelle et politique, a succédé une atonie complète ; d’opposition constitutionnelle à la chambre des pairs il n’en existe pas ; il y a bien des mécontentemens, mais il n’y a pas de système avec une pensée d’ensemble, ses hommes et ses conditions ministérielles. Et quelle puissance peuvent avoir en effet quelques voix isolées, souvent sans lumières, sans à-propos, telles que celles de MM. Pontécoulant, Boissy d’Anglas et Lemercier ? Tout est parti pris à la chambre des pairs ; il ne peut pas se former en ce moment une opposition qui corresponde à la fraction représentée à la chambre des députés par M. Odilon Barrot ; elle n’existerait que comme voix isolées, sans se grouper comme parti : c’est sous ce rapport que l’opposition constitutionnelle ne peut pas exister comme corps, avec de telles forces qu’elle puisse dans l’avenir remplacer le système actuel par un nouveau système. Toutefois, s’il n’y a pas d’opposition régulière entourant des principes et un avenir politique, il y a des mécontentemens dans la chambre ; et pour toujours classer nos propres pensées, afin de les rendre plus claires, nous les personnifierons en quatre hautes têtes qui exercent aujourd’hui de l’influence sur la pairie.


Mécontentement Bassano. — M. Maret a été jeté tout récemment dans la chambre des pairs ; il a ambitionné immédiatement de se créer un parti. C’est un esprit exact, poli, avec des formes de salon, malheureusement avec la tendance de l’empire, sans avoir compris la grande destinée du génie qui y présidait ; c’est un de ces hommes, comme l’a si bien dit M. de Talleyrand, qui ont vécu dans la chemise de Napoléon sans le voir et sans le comprendre. Avant la révolution de juillet, M. de Bassano avait fait toutes sortes d’avances à la restauration ; il voulait alors être pair de France. Qui ne l’a vu aux réceptions des Tuileries avec ses ailes de pigeon, sorte de manière de faire sa cour au vieux régime, habit de velours bleu ciel, épée d’acier à la française suspendue transversalement ; véritable voltigeur de Louis xiv dont le parti impérial s’était autrefois tant moqué ? Il arrivait là avec des idées qui ne devaient point déplaire : ce système absolu que la légitimité rêvait sous l’encensoir, comme Napoléon l’avait établi sous sa large épée. Bien des bruits ont couru à l’occasion de certain mémoire que le duc de Bassano présenta à Charles x sur la situation politique, où les traditions de l’empire étaient si souvent invoquées pour consolider le trône et la dynastie de saint Louis. Je ne crois pas M. le duc de Bassano à la hauteur du rôle qu’il veut se donner, et du poste qu’il ambitionne : le ministère des affaires étrangères et la présidence du conseil. Les temps sont changés ; le pouvoir ne consiste plus, comme au temps de l’empire, à exécuter les ordres d’un maître, mais à agir sous une grande responsabilité. S’imagine-t-on, par exemple, qu’on avait eu un moment la pensée de composer un ministère dont les élémens devaient être ceux-ci : M. de Bassano aux affaires étrangères, M. Dupin à la justice, M. Étienne à l’instruction publique ? On disait à cela qu’on satisfesait le parti impérial. Mais qu’est-ce que le parti impérial aujourd’hui ? Vieilli dans sa pensée, vieilli dans ses hommes, ce n’est plus que de l’histoire.


Mécontentement Molé. — M. Molé a été le ministre des affaires étrangères de la révolution de juillet. Chacun sait ses services au moment où une si grande complication d’intérêts agitait l’Europe. Il empêcha par un mot l’invasion de la Belgique. Vous savez aussi ce qui lui fit quitter les affaires. Lord Granville lui révéla l’existence de la correspondance particulière qui existait entre M. de Talleyrand et le roi, par l’intermédiaire de la princesse de Vaudemont. M. Molé s’en plaignit ; ministre responsable, il soutint que constitutionnellement toute action, toute correspondance devait passer par lui ou émaner de lui ; qu’il ne pouvait y avoir deux ministres des affaires étrangères, un à Londres, un à Paris. Il offrit sa démission, elle fut acceptée au moment d’ailleurs où s’élevaient quelques dissidences sur les principes de la loi électorale. Depuis lors, M. Molé s’est placé dans une position parlementaire qui n’est point de l’opposition, mais qui ne s’en éloigne pas cependant. Destiné à présider un conseil, M. Molé ne peut aveuglément suivre l’impulsion d’un ministère qu’il n’estime pas, et d’un système qui n’est pas le sien ; il n’attaque pas bruyamment et violemment, mais il n’appuie pas de son crédit, et c’est quelque chose quand on est haut placé. J’ajouterai à ceci quelques circonstances qui tiennent aux derniers événemens. Quand il s’agit de remplacer M. de Broglie, on songea une fois encore à M. Molé. M. Thiers fut chargé de nouer la négociation. Le petit ministre était alors l’ennemi acharné de M. Guizot ; il voulait le débusquer : mais l’action de M. Bertin de Vaux, l’alliance intime des Débats et de M. Guizot déjoua ce mouvement ministériel. M. Thiers se tourna alors du côté de la victoire ; il trahit ses engagemens, comme il l’a fait avec tous ceux qui ont eu le malheur de traiter avec lui, et le ministère se forma en dehors de M. Molé, repoussé d’ailleurs par l’opposition personnelle du roi.


Mécontentement Decazes. — L’opposition et le ministère ont également mal jugé M. Decazes. De longues habitudes du pouvoir ne l’ont point trempé assez fortement pour adopter une ligne de conduite fermement arrêtée dans les voies d’un système d’opposition, et ses goûts personnels, sa position élevée, lui défendent également de s’associer à tous les actes d’un pouvoir, quand ils ne sont pas dictés par la justice. C’est une âme, qui, à travers les vicissitudes et les changemens, a contracté une manière douce et molle de se placer entre deux partis, sans s’aliéner corps et âme à l’un ou à l’autre. Des manières et des formes séduisantes, un intérieur d’esprit et de causerie attrayante, font de M. Decazes un cercle autour duquel viennent naturellement aboutir toutes les consciences qui ne sont pas assez robustement constituées pour adopter un parti tranché. Sur le confin de toutes les opinions, il les caresse toutes, et voudrait leur ôter ce qu’elles ont d’âpre pour les assouplir à un principe de vie commune et de compatibilité d’humeur. Le bruit du monde lui plaît, il a besoin de cet éclat que reflète le pouvoir, et des services qu’il peut rendre aux amis qui l’entourent. M. Decazes ne peut être chef de parti, il subit les disgrâces et les manques de foi avec une résignation qui évite ces ruptures brusques et malheureuses avec le pouvoir et les affaires. Certes, le ministère l’avait profondément blessé dans la question d’Alger ; la position était promise, les engagemens réciproques pris ; puis voilà tout à coup une rupture qui arrive, brusque et saccadée. Eh bien ! M. Decazes tout mécontent qu’il était, voyait avec effroi que les procédés du ministère allaient le jeter dans l’opposition, non pas qu’il se fût donné corps et ame au ministérialisme, mais parce qu’il prévoyait que les attaques d’une opposition modérée devaient renverser non-seulement le ministère, mais le pouvoir[1].

Mécontentement de Broglie. — M. de Broglie a quitté les affaires en honnête homme, avec le sentiment de sa position et de sa dignité. On l’avait engagé, compromis ; il est sorti à temps. Profondément ulcéré contre les collègues qui l’avaient trompé, contre l’intrigue qui l’a renversé, il n’exprime point à la tribune les douleurs de sa disgrace, il cherche à les secouer dans les voyages, et ne les dit que dans l’intimité ; il ne formera pas plus que M. Molé un parti, mais il seconderait un mouvement parlementaire ou une action politique qui modifierait le conseil dans un sens honorable et plus fortement tranché dans ses doctrines. Son amitié pour M. Guizot n’a point cessé ; tant que celui-ci sera au pouvoir, M. de Broglie secondera la fraction qui entoure le ministre de l’instruction publique. Si M. Guizot était forcé de se retirer, voici quel est le plan des doctrinaires : à la chambre des pairs, M. de Broglie serait l’expression vivante de leur système ; à la chambre des députés, M. Guizot appuierait de son influence tour à tour le pouvoir et les partis selon les circonstances.

En prenant donc tous ces mécontentemens isolés, nous répétons qu’ils ne forment point une opposition légale, parlementaire, dans le sens de ces mots ; il n’en existe point dans la chambre des pairs, où elle est réduite à un nombre de boules si minime, qu’elle disparaît dans un scrutin : science d’affaires, fatigue politique, dégoût du présent, crainte de l’avenir, regrets du passé, nécessité de consolider le pouvoir, voilà quels sont les caractères de la chambre des pairs qui semblent s’être personnifiés dans son président et son grand-référendaire[2]. Certes, personne ne contestera la capacité de M. Pasquier, cette manière prompte et vive de saisir les questions, de diriger les débats, cette puissance qui s’empare d’une assemblée, lui arrache une décision alors même qu’elle n’est point encore arrêtée, et pousse ainsi un corps politique qui ne veut pas marcher. Quant à M. de Sémonville, la plus spirituelle des personnifications de cette chambre, débris de tous les régimes et de tous les systèmes ; ambassadeur de la république, sénateur, grand-référendaire dans le procès du maréchal Ney, sous le système libéral de M. Decazes, sous M. de Villèle, sous la congrégation, sous Charle x, sous la révolution, il a échappé à tout avec un bonheur qui tient moins à la fortune qu’à l’ingénieuse souplesse de son esprit. Qui n’a assisté aux petits déjeuners de M. de Sémonville, au milieu de ses employés du Luxembourg ? Il aime à conter ses aventures de toutes les époques, ses vicissitudes et ses fortunes de tous les régimes ; vieux républicain au fond du cœur, il est encore le citoyen Sémonville, ambassadeur de la république, et on le croirait au cynisme de ses expressions, si une phrase suave et de bon goût n’accompagnait ses boutades les plus irrégulières. C’est l’homme qui sait le mieux sa chambre, ses combinaisons de majorité et de minorité. Le ministre avec lequel il a eu le plus de rapports, c’est M. de Villèle ; chaque fois que le cabinet d’alors présentait un projet de loi, M. de Sémonville allait le trouver, lui donnait une statistique des boules pour et des boules contre, et jamais il ne s’est trompé de deux voix. En 1826, lorsque M. de Villèle voulut sacrifier M. de Corbière, indolent et paresseux, s’abîmant sous les Elzevir ou dans les causeries de Charles Nodier, il eut un moment l’intention de nommer son collègue grand-référendaire de la chambre des pairs. C’était un choix absurde, car s’il y avait quelqu’un d’antipathique à l’esprit, aux formes et aux manières de la chambre des pairs, c’était bien M. de Corbière. M. de Sémonville eut vent de cette résolution. Il accourt sur-le-champ chez le président du conseil d’alors, qui l’accueille avec empressement et lui serre la main avec effusion : « Vous pensez trop à moi, M. de Villèle, lui dit M. de Sémonville en riant, et je sais que vous voulez me remplacer par M. de Corbière. — Vous, mon cher ami ! dit avec une exclamation nasillarde M. de Villèle, vous remplacer ! vous nous êtes trop nécessaire. — Oui, répliqua M. de Sémonville, vous voulez me remplacer ; ne jouons pas au fin entre nous ; je sais vos intentions pour Corbière, la place est bonne, et l’on ne saurait faire moins pour un ami. Mais écoutez-moi : voulez-vous savoir l’influence qu’aura Corbière sur notre chambre ? Eh bien ! supposez que dans une de nos plus graves délibérations, par exemple sur un nouveau projet de réduction de la rente, il tombe du plafond du Luxembourg un chat miaulant au milieu de nous, voyez le bel effet que cela produirait ? Eh bien ! Corbière fera la même impression ; m’entendez-vous ? — Je vous comprends, répondit M. de Villèle en riant avec effort. » Et M. de Sémonville ne fut pas remplacé.


UN PAIR DE FRANCE.
  1. Ces pages étaient écrites avant l’ordonnance qui nomme M. Decazes grand-référendaire.

    La position nouvelle qu’on a faite à M. Decazes, l’a sans doute rapproché des ministres, mais comme il est loin d’approuver leurs actes, on peut compter qu’il se trouvera naturellement appelé à les combattre dans une occasion plus ou moins rapprochée.

  2. Il n’est ici question que de l’ancien grand-référendaire.